Éloge

Séance du 27 novembre 2019

Eloge d'Alain Grill

Cet éloge est prononcé en présence de la famille d’Alain Grill, par Francis Baudu, successeur d’Alain Grill dans la section Marine marchande, pêche et plaisance.

Né le 15 octobre 1929 à Nîmes, Alain Grill sort de l'Ecole Polytechnique avec la promo 51, puis intègre l'Ecole nationale du Génie maritime ; il sera ultérieurement auditeur du Centre des hautes études de l’Armement.

En 1956-57, il est nommé ingénieur d'essais à l'arsenal de Toulon pour les torpilles et les escorteurs rapides, puis en 1959 il est détaché au Ministère des travaux publics et transports où il dirige le bureau technique, et à la suite, au Secrétariat général de la marine marchande où il est à la tête du bureau d'aide à la construction navale.

En 1967, il devient conseiller du Secrétaire général de la marine marchande et son représentant en particulier au Port autonome de Marseille, administrateur des ports de Bordeaux et du Havre, et de la Compagnie des entrepôts et gares frigorifiques. En 1968, il est nommé délégué général adjoint, puis délégué au Comité central des armateurs de France. Il est membre du Conseil supérieur de la marine marchande et du conseil de direction du Centre national du commerce extérieur, puis de la Commission des transports du VIème plan, et administrateur de Delmas-Vieljeux.

Il entre en 1972 à la direction générale des Chargeurs réunis et, à ce titre, devient président de CETRAGPA, Marine Transport Equipement, gérant de CETRAMAR et vice-président de SOTRASOL. Il quitte les Chargeurs en 1982 et il rejoint Alsthom en 1984, époque sur laquelle nous reviendrons plus tard.

En 1987, il devient président de la Chambre Syndicale des Constructeurs de Navires, puis, en 1990, de l'Association of West European Shipbuilders, "Euroyards" (AWES).

De 1988 à 1994, il est président des chantiers Dubigeon et des Ateliers et chantiers de Bretagne (ACB).

En 1992, il est élu membre de l'Académie de marine avec le parrainage de l’amiral Leenhardt et de Jean Chapon. Succédant à Jean Morin, il devient président de l'Institut français de la mer en 1996.

Alain Grill était commandeur de la Légion d'honneur, commandeur de l'Ordre national du Mérite, commandeur du Mérite maritime, chevalier du Mérite agricole. (Mentionnons son activité de viticulteur, en son domaine du Château de l'Engarran, dans l'Hérault).

Il décède le 27 octobre 2017, âgé de 88 ans.

C’est aux Chantiers de l'Atlantique que son talent s'épanouira, et c’est sur cette période que nous allons faire un retour.

Recruté par J.-P. Desgeorge, président d'Alsthom, il arrive à Saint-Nazaire en 1984. Il a pour mission de trouver de nouveaux débouchés. En effet, les espoirs mis dans les pétroliers géants, les Ultra large cruse carrier de 500 000 tonnes de port en lourd, comme le Batillus, le Pierre Guillaumat…, récemment construits par le chantier, s'effondrent car ces navires ne correspondent pas au marché et, de toute manière, la concurrence asiatique monte. Dubigeon, à Nantes, agonise. Mais les atouts de Saint-Nazaire sont sa grande forme, unique en Europe, et sa puissante capacité de fabrication de coques.

Fort de ces atouts, Alain Grill prend trois décisions stratégiques, qui assureront l'avenir et le développement des chantiers :
1.- Développer l'activité paquebots en l'orientant vers la croisière. 2.- Relancer la construction de méthaniers. 3.- Relancer la construction de bâtiments militaires.

En 1987, Alain Grill est amené à prendre une décision difficile concernant les chantiers Dubigeon de Nantes. Compte tenu des grandes difficultés du chantier, il ferme le site de Nantes et regroupe à Saint-Nazaire une grande partie du personnel et notamment l'activité des transbordeurs. Décision courageuse dans le contexte politique et économique de l'époque.

Mais Alain Grill, fort de son expérience aux Chargeurs réunis, rêvait de paquebots. Or, les paquebots d'Indochine étaient construits sur un concept de transport de passagers, maintenant dépassé. Même les croisières à thème, lancées par Paquet (filiale des Chargeurs) en 1968 avec le Mermoz, ne correspondent plus au marché car les cabines sont trop petites et le navire trop lent. L'Express et L'Expansion rappelaient en 2000 que, début 1980 les chantiers de Saint-Nazaire, comme ceux de Dunkerque, La Ciotat, du Havre, paraissaient voués à la disparition.

Le rêve d'Alain Grill est conforté par Péricles Panagopoulos qu'il rencontre à Athènes à l'occasion de Posidonia 1984 par l'entremise du bureau local de Barry Rogliano Sales. Panagopoulos, dans les années 70, avait créé Royal Cruise Lines sur un nouveau concept. Il veut comprendre ce nouveau concept de la croisière populaire et, peu de temps après son entrée au chantier, Alain Grill est en mission à Miami au Palace Fontainebleau. Il calcule le coût de son séjour, détaillé par postes, et le compare au coût de séjour sur un paquebot, pour comprendre le nouveau concept de croisière imaginé également par Ted Harrisson (Carnival) et Ed Stephan (Kloster). Ces navires précieux sont, dans son jugement, capitaux pour l'avenir du chantier. Il envoie des chefs de travaux et leurs épouses faire des croisières à Miami, avec discussion le soir. Tout est noté, analysé.

Que ce soit tant aux ministères de l'industrie et des finances qu'à la CGT, personne n'y croyait, d'autant que St Nazaire venait de voir lui échapper la commande de transbordeurs pour la Norvège, ainsi que quelques projets de paquebots. Les Chantiers de l'Atlantique avaient pourtant livré en 1980 deux petits paquebots de 600 cabines pour Holland America Line. Alain Grill demande à son ami Panagopoulos d'aller les examiner à Miami : ce dernier revint horrifié : « Ne construisez plus jamais cela, vos ingénieurs ont refait des Transatlantiques à château minuscule, cabines éclairées seulement par des hublots, une seule salle de restaurant… ! C'est que le nouveau paquebot n'est plus un moyen de transport, mais un lieu de villégiature mobile. Dans La France Maritime notre confrère Roussel rapporte que « Le nouveau marché des navires de croisières, qui n'a rien à voir avec celui des paquebots de lignes régulières d'autrefois, exigeait du chantier une sorte de révolution culturelle ». Il s’agissait de concurrencer l'hôtellerie littorale. Alain Grill, avec le soutien de J.-P. Desgeorge, appelle cela « l'hôtellerie flottante ».

Mais 1984 fut une période noire où aucune commande de paquebot ne se profilait.

Alain Grill avait eu l'idée judicieuse de faire venir à Saint-Nazaire des ingénieurs de La Ciotat avec leur savoir-faire dans le domaine des méthaniers. Cela permet aux Chantiers de l'Atlantique de prendre la commande, en février 1991, de cinq méthaniers de 130 000 m3 pour Petronas, la compagnie pétrolière malaisienne. Commande qui tombe à point pour compenser la baisse de commandes de paquebots de la fin de la décennie 80. Cette commande a, de plus, permis de relancer la technologie française des systèmes de confinement de GNL à membranes. L'élan donné à la construction de méthaniers se poursuivra après l'ère d'Alain Grill par la commande, au début des années 2000, de trois navires pour Gaz de France, navires innovants, les premiers à propulsion Diesel gaz-électrique.

Dès 1992, Alain Grill cherche des avenues de coopération internationale. Alors qu’un appel d'offres de Korean Gas est lancé auprès des chantiers coréens qui n'ont pas le savoir-faire pour les méthaniers, les Chantiers de l'Atlantique signent un accord de coopération avec Hanjin, avec l'idée de capturer indirectement une affaire qu'ils ne peuvent prendre directement. Ce sera le premier méthanier coréen, en fait français. Hélas ! L'effet de quintaine ne tarda pas à se manifester et les Coréens construisirent désormais des méthaniers sans nous, mais ce sera un considérable facteur de développement pour les systèmes à membrane de Gaz Transport et Technigaz.

Enfin, le vent tourne ! Mi-1985, les Chantiers de l'Atlantique remportent, face au chantier finlandais de Turku, lui-même en situation précaire, le contrat de construction pour les Royal Caribbean Cruse limited, du Sovereign of the Seas (2 600 pax), à l'époque le plus gros paquebot du monde, conçu pour la croisière dans les Caraïbes, construit en 27 mois, livré à l’heure, fin 1987. Les cadres du chantier pensaient encore que ce navire serait unique lorsque, dès 1988, RCCL signa pour deux sister ships, les Monarch et Majesty of the Seas. Mais l'aventure faillit s'arrêter là : dans l'après-midi du 3 décembre 1990, quinze jours avant les essais à la mer, un départ de feu se déclare sur le Monarch of the Seas en construction au bassin C. L'incendie sera gigantesque et durera toute la nuit, nécessitant le concours de quinze casernes de pompiers. RCCL décideront de maintenir la commande avec un report de six mois de la date de livraison, en prélevant tout ce qui put l'être sur le Majesty of the Seas, à condition qu'aucun article ne soit publié. Pari tenu !

Ces bateaux travaillent dans un marché qui croit de 10 % par an, et ils sont amortis en trois ans. Les sociétés de croisière viennent désormais vers les Chantiers de l'Atlantique : RCCL pour de nouvelles commandes, Princess Cruises, Norwegian Cruise Lines, Renaissance Cruises, Festival Cruises, Celebrity Cruises. Très vite, le carnet de commandes se remplit, avec du travail pour quinze ans. Barry Rogliano Sales est instrumental dans cette nouvelle orientation. Alain Grill et Pierre Jourdan-Barry sont en effet amis et se retrouveront plus tard à l'Académie de marine. Et l'élan se poursuit de nos jours.

Le troisième axe de développement auquel Alain Grill donnera une impulsion fut la relance de la construction de bâtiments militaires, qui se concrétisera par le bâtiment d’essai et de mesures Monge et les six frégates de surveillance de la série Floréal. Bâtiments faisant l'objet d'une innovation technique par l'application des normes civiles du Bureau Véritas à la conception et à la construction de la coque. Le caisson de Bertin est loin derrière nous…

La construction de bâtiments militaires redeviendra pérenne aux Chantiers de l'Atlantique et se poursuivra au-delà d'Alain Grill par la construction des bâtiments de projection et de commandement et la récente commande de pétroliers-ravitailleurs pour la Marine nationale.

Pour Alain Grill, il faut utiliser les synergies des grands chantiers européens, bien qu'ils soient en concurrence (Fincantieri, Astilleros Espanoles, Chantiers de l’Atlantique, dernier grand chantier français, Bremer Vulkan, Jos. Meyer). Avec le soutien de la Commission Européenne, et du Community of European Shipyards Association, il deviendra président d'Euroyards.
A ce titre, en 1994, Alain Grill imagine un schéma, qui finalement n’aboutira pas, « … d'un concept AIRBUS maritime dans lequel chacun des cinq chantiers européens réaliserait la partie du navire pour laquelle son outil de production est le mieux compétitif. Nous avons une communauté de pensée nous permettant de consolider une Europe de la construction navale qui paraît en bien mauvaise posture ». Il faut se souvenir qu'encore aujourd'hui cent pour cent des paquebots sont construits dans quatre chantiers européens, résultat de la ténacité d'Alain Grill et de Corado Antonini, président de Fincantieri
A ce jour, l'élan donné aux Chantiers de l'Atlantique se poursuit, particulièrement comme un leader dans la construction de paquebots. Les Chantiers de l'Atlantique ont un carnet de commandes rempli jusqu'en 2024, voire 2027, avec les options. On peut dire qu'à son départ à la retraite, la mission confiée à Alain Grill par le président Desgeorge a bien été remplie.

Le Commandant Esmein m'a rappelé que cet éloge, celui d'un constructeur de navires, est prononcé le jour de l'anniversaire du sabordage de la flotte à Toulon. J'ai donc hésité à citer ce mot de Churchill, qu'Alain Grill eût pu faire sien : « Nous sommes tous des vers, mais moi, je crois que je suis un ver luisant ! »

Cet éloge ne serait pas complet si nous ne parlions d'Alain Grill dans l'intimité de ses proches. Il était profondément croyant, et je cite sa fille Mme Constance Rerolle, de cette foi protestante érudite et belle. Un pater familias protecteur des siens, qui aimait les maisons pleines, les belles tablées à l'Engarran où il aimait tellement recevoir. Il était appelé Boumpapa, petit nom drôle et tendre pour un homme plutôt sérieux, mais qui désignait la face cachée de son personnage public.

Il était un chasseur passionné, amoureux de la nature, aimant les longues marches. Il a fait de toute sa famille des enthousiastes du rugby, qu'il pratiquait dans sa jeunesse. Par ailleurs un véritable puits de savoir que, au demeurant, il n'étalait pas.

Un caractère trempé, adouci par les ans, ainsi que par les petits-enfants, qui faisaient des bruits de ronflements lorsqu'il se lançait dans de longues explications…

Je conclus afin d'éviter une situation similaire et j’adresse mes remerciements à Mme Rerolle, M. Florian Grill, MM. André Suzan et Paul Suinat, ingénieurs aux Chantiers de l'Atlantique, pour leur aide.

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