Conférences

Approche maritime sur les nouveaux espaces de conflictualité (Espace, Cyber, Indopacifique)

Jean Casabianca
Amiral, major général des Armées

Le 05-06-2019

L’amiral Edouard Guillaud, ancien chef d’état-major des Armées, membre de la section Marine militaire, présente l’amiral Jean Casabianca, major général des Armées, qui a bien voulu accepter de faire devant l’Académie une communication sur l’approche maritime des nouveaux espaces de conflictualité.

C’est toujours un exercice complexe que de prononcer un discours devant un tel cénacle de personnalités expertes du domaine maritime mais j’aime relever régulièrement ce défi malgré un emploi du temps qui, si je ne prends garde, me laisse peu de temps pour la réflexion. Merci donc de stimuler cette réflexion et de m’offrir votre tribune pour évoquer dans le temps imparti quelques sujets qui ne manquent pas de nourrir nos études de stratégie militaire dans ce XXIème siècle qui s’ouvre sur de nouveaux espaces de conflictualité et de vous en proposer une approche maritime qui prouve, si besoin en était, que l’interarmées gagne de ses complémentarités qui font sa richesse intellectuelle et son efficacité opérationnelle.

Des événements récents nous invitent à nous questionner sur ces nouveaux espaces de conflictualité, qui ouvrent considérablement, à la fois en abscisse et en ordonnée, notre référentiel stratégique, l’arc de crise sahélo-saharien étendu aux Proche et Moyen-Orient : l’approche du satellite de communications militaires sécurisées franco-italien Athena Fidus par le satellite russe Louch Olymp, la tentative d’espionnage informatique de l’OIAC , la poldérisation d’îlots en mer de Chine méridionale.

Tout cela est très concret.

Les grands espaces, vides de droit contraignant ou de présence humaine, sont propices aux ingérences et rapports de force. Ces nouveaux espaces sont ceux dans lesquels notre crédibilité est aujourd'hui en jeu de manière flagrante. Et c’est notre vulnérabilité tant politique que technologique qui peut être exploitée et notre résilience éprouvée...

Le caractère global des menaces qui s’y développent invite à les examiner sous le prisme de l’approche maritime, forte de sa longue expérience des confrontations dans les espaces partagés.

J’ai donc choisi de m’exprimer autour de trois thématiques principales :


  • La caractérisation des nouvelles conflictualités qui sont, à l’image de celles qui s’expriment dans les espaces maritimes ouverts, propices à la libération de l’expression des grandes puissances, mais désormais aussi à celle d’acteurs moins identifiables.

  • L’approche des conflictualités sous le prisme de la culture Marine : par le droit de la mer, par le retour d’expérience de milieu, et à travers la capacité intégratrice de la Marine nationale.

  • Et enfin, sous l’angle de la grammaire stratégique maritime : la déclinaison de l’exercice de la « souveraineté de pavillon » en particulier, qui propose une clé de lecture intéressante pour aborder les nouvelles conflictualités (souveraineté de droit, de présence, de conquête).



1 Espaces exo-atmosphérique, Cyber et Indopacifique : des océans objets et vecteurs de conquête…

Avant tout, les milieux cyber, spatial, et a fortiori indopacifique, partageant avec les espaces de haute mer l’absence de limite territoriale, sont le lieu de confrontation des grands prédateurs, car ils sont propices aux dynamiques d’affirmation de puissance tant étatiques, qu’économiques ou mafieuses.

Ces trois espaces voient en particulier la compétition protéiforme entre Etats-Unis et Chine, qui met en mouvement et polarise les lignes de partage dans les relations internationales, et génère par ailleurs des effets d’opportunité pour les puissances régionales et les grands compétiteurs stratégiques.

En fait, la domination des grands espaces maritimes ne suffit plus pour rester une puissance globale ; il faut désormais conquérir la supériorité dans les autres espaces et, mieux, parvenir à en maîtriser la combinaison des effets.

L’espace exo-atmosphérique en premier lieu, pour celui qui peut y accéder et y produire des effets, constitue le vecteur indispensable de préservation de l’autonomie stratégique. Aujourd’hui, les Etats-Unis en détiennent les principales clés, à commencer par la cartographie la plus étoffée des objets qui y flottent ou gravitent. Comme pour la maîtrise des mers, pas de domination sans flotte hauturière, ports et arsenaux : de la même manière pas de Space dominance sans capacités de haut de spectre. La structuration du Space Command aux Etats-Unis autour des bases de lancement et de l’industrie spatiale répond à cette ambition qui nait d’abord d’une forte volonté politique.

L’espace cyber a sans doute vu l’évolution la plus rapide, à la vitesse de la loi de Moore , et sans régulation véritable conformément à la loi de Gabor . Là encore, comme dans les espaces maritimes partagés, c’est la protection des flux qui constitue le premier enjeu. Le développement numérique accompagnant la mondialisation a multiplié les échanges dématérialisés et mis en avant les défis de sécurisation des flux de données. Les serveurs et datacenters hébergés hors des territoires des propriétaires de données, les smartphones devenus à la fois outils de liberté, d’asservissement et de renseignement ne sont que quelques exemples montrant la nécessité de prendre la mesure de la cybersécurité. A y regarder de près, l’espace cyber et l’espace sous-marin ne sont pas si étrangers : l’un comme l’autre offre les mêmes caractéristiques de dilution et d’impunité de l’action et place ainsi l’expertise à un très haut niveau pour y opérer, y contrer les manœuvres de son adversaire, voire l’identifier. En effet, le cyber présente une caractéristique supplémentaire par comparaison aux deux autres domaines qui est celle de la difficulté éventuelle d'attribution des actes, voire celle de la signification politique d’une décision d’attribution… Autre dimension particulière à l'espace cyber : l'existence forte de menaces internes, similaires aux risques de sabotage qui ont existé dans les marines.

L’espace Indopacifique enfin, n’est pas un espace de conflictualité nouveau en soi contrairement aux deux autres domaines qui étaient "vierges" jusque très récemment ; cet espace est redevenu un espace de conflictualité après une période de calme relatif depuis 1945. La nouveauté tient à la capacité de la Chine à générer autour d’elle, par la puissance globale de la Belt & Road Initiative (BRI), un continuum océanique entre deux espaces maritimes jusque-là peu intégrés, aux débouchés des flux commerciaux et des ressources des continents américains, eurasiatique et africain. La stratégie chinoise est connue. Elle a été déclinée au XIXème congrès du parti communiste chinois (PCC).

Et elle est appliquée ! Deux raisons à cela : la Chine y consacre des moyens financiers et suit une vision de long terme.

Autour de la ligne des neuf traits , dix en incluant Taïwan, de la mobilisation de l’équivalent de sept plans Marshall pour la BRI, et de la sanctuarisation relativement récente de son espace côtier par des capacités de déni d’accès et d’interdiction de zone (A2AD), la Chine peut développer désormais l’outil le plus visible d’une puissance assumée : une marine de classe mondiale, qui grossit de l’équivalent de la marine nationale tous les quatre ans. Cette ascension est doublée d’une stratégie ambivalente : prise de gage territorial via la poldérisation des îlots en mer de Chine méridionale, contestation du droit international, puis revendication du même droit pour garantir la liberté des flux et le mouvement de sa flotte militaire. Même au plus fort de la doctrine Monroe au XIXème siècle, les Etats-Unis n’ont jamais revendiqué le golfe du Mexique comme une mer intérieure territorialisée…

Mais les grands prédateurs doivent partager les espaces de conflictualité émergeants avec des nouveaux venus en nombre :

Dans le milieu spatial, les opérateurs privés se multiplient, opérant la démocratisation irréversible de ce qui n’était à la portée que des Etats il y a peu de temps. La miniaturisation des satellites, leur dualité, l’accès élargi à la technologie des lanceurs, augurent d’une nouvelle approche de l’accès à l’espace par prestation de services. Démultiplicateur de puissance pour nos opérations, mais générant autant de dépendances, accessible progressivement à davantage de compétiteurs, c’est donc aussi un démultiplicateur de vulnérabilités si le volume d’effecteurs y croît de manière anarchique.

Quel que soit le milieu, toutes les armées devront donc aussi apprendre à préserver leurs capacités en cas d’actions spatiales malveillantes, qui ne viendront pas nécessairement de grandes puissances.

Le milieu cyber voit également les capacités d’action et d’intrusion à la portée d’opérateurs non étatiques. Les attaques peuvent provenir du territoire national, au sein même de nos entreprises. Je ne parle pas d’avatar informatique, ou de vers cachés dans nos serveurs, mais potentiellement de nos propres faiblesses à aborder une posture de cybersécurité en rapport avec la sensibilité de nos activités. Mettant en œuvre la dissuasion, la Marine a capitalisé une expérience précieuse en matière de protection « champ large » des installations. L’ambition ne doit pas être inférieure pour les enjeux de protection cyber, ce qui donne une idée de la marche qu’il est nécessaire de franchir.

La conflictualité dans l’Indopacifique ne peut se résumer quant à elle à l’affrontement géostratégique de la Chine et des Etats-Unis. La sécurité du commerce, les trafics, le terrorisme islamique, l’accès aux ressources et les enjeux environnementaux constituent des points sur lesquels l’ensemble des pays riverains est partie prenante.

La France en fait partie par ses territoires et son histoire.

Elle y défend davantage de ressortissants nationaux qu’en Afrique et, en tant que seconde ZEE du globe, elle y trouve ses débouchés économiques les plus prometteurs.

Elle est écoutée parce qu’elle y opère en permanence ses forces navales.

Elle est écoutée aussi parce qu’elle peut stimuler autour de ses capacités l’idée d’une alternative de coopération aux côtés d’autres grands pondérateurs stratégiques de la région : l’Inde, l’Australie et le Japon.

Elle est écoutée par sa capacité à parler à tout le monde, y compris aux pays plus modestes ; le CEMA parle de postures différenciées (exemple : fermeté et alignement avec les Etats-Unis sur le contrôle du transbordement au large en Corée du Nord, et approche plus consensuelle en multinational en mer de Chine méridionale).

Elle est écoutée enfin parce qu’elle exporte des matériels de haute valeur qui créent des interactions stratégiques.

La caractérisation des nouveaux espaces de conflictualité bouscule enfin la dialectique stratégique et potentiellement les grands équilibres de la programmation militaire.

En premier lieu, ces espaces sont des milieux où il est possible de maintenir un niveau d’ingérence ou de confrontation sous le seuil de la violence armée :

  • Dans le milieu spatial, faute de pouvoir discriminer un acte volontaire d’un accident.

  • Dans le milieu cyber, faute d’ennemi authentifié ou de parade proportionnée et circonscrite.

  • Dans nos ZEE en Indopacifique, faute de capacité à intervenir à temps et dans la durée au regard des distances et espaces à couvrir.


La stratégie des nouveaux acteurs à agir sous les seuils nous conduit ainsi à revoir notre aptitude à mesurer et prendre davantage de risques, et surtout de construire une image fiable et en temps réel de l’état de la menace.

En effet, le décalage croissant entre la perception du niveau de la menace, de son origine d’une part et sa réalité d’autre part, introduit de vraies fragilités, largement plus sensibles en démocratie qu’au sein des régimes autoritaires.

Souvenons-nous de la corvette sud-coréenne Cheonan dont on sut, après coup, qu’elle avait été coulée par un sous-marin nord-coréen en mars 2010 : la sensibilité publique aux menaces ne s’inscrit que dans le temps court de l’événementiel en démocratie. Le besoin de protection des populations pétries de culture de précaution, la dictature de la transparence voire parfois de la défiance de l’action de l’Etat, poussent in fine à une logique de moyens plus que d’effets.

La coordination des multiples acteurs, civils et militaires, privés et publics, est donc indispensable face à l’interconnexion des enjeux et au besoin d’inscrire les décisions dans un temps long, du moins dépassionné.

Cette coordination est d’autant plus délicate que certains acteurs privés (Amazon, Alphabet (Google), Microsoft, Apple) s’affirment désormais avec des capitalisations boursières comparables à des PIB de grands Etats, tout en disposant de bases de données personnelles et de capacités d’influence sur les comportements à l’échelle mondiale.

La question de l’avantage concurrentiel que peut donner l’action militaire hors des milieux spécifiques traditionnels se pose de plus en plus, et par effet corollaire celui des équilibres des grandes fonctions stratégiques et de la programmation militaire. Dans de nombreux domaines, le bouclier coûte beaucoup plus cher que le glaive. Nous retrouvons ici un débat qui a agité les milieux maritimes pendant des années jusqu'à ce que le monde occidental opte pour l'avantage technologique. Avantage aujourd’hui remis en cause par le nivellement technologique et le sentiment que la masse, le nombre, vont pouvoir l’emporter.

Où arrêter la dépense ? Où commencer l’apprentissage de la résilience qui émerge comme une véritable fonction stratégique chapeau et intégratrice ?

La caractérisation de la conflictualité dans les milieux sans frontières du domaine spatial, cyber et Indopacifique converge vers ce que les marins connaissent des grands espaces partagés, dont l’homme est globalement absent :

  • La tentation de vouloir agir en impunité dès qu’on le peut…

  • Sous le seuil de réaction de l’adversaire si l’on est identifié…

  • Et l’appropriation de ce qui n’est pas défendu ou revendiqué.


La logique de protection des flux est au cœur de cette nouvelle conflictualité : flux d’informations, de ressources, de biens manufacturés, d’êtres humains.

La combinaison de ces conflictualités marque le passage d’un monde compliqué mais prévisible à un monde complexe et instable.

Il reste cependant une différence majeure lorsque nous comparons ces trois espaces : l'échelle de temps à prendre en compte. Temps long pour l'espace maritime Asie-Pacifique, temps court pour le domaine spatial et le cyber-espace.

Par ailleurs, la confrontation dans les domaines cyber et espace peut être un test de notre résilience, alors que la confrontation sur mer est avant tout un test de notre ambition réelle.
Les milieux sont donc à la fois semblables et différents. Les enseignements de la stratégie maritime ne peuvent pas s’appliquer uniformément mais sont une bonne base de la réflexion nécessaire pour les aborder.
2 Pour lesquels la culture Marine peut aider à aborder les enjeux…

Face à cette complexité, nous devons donc nous adapter en permanence. Notre culture de marin nous y aide.

L’approche maritime des enjeux spatiaux par le droit de la mer est par exemple riche d’enseignements.

Ainsi, dans l’espace exo-atmosphérique, peu de contraintes sont véritablement établies par la convention de 1967, mise à part l’interdiction d’y déployer des armes de destruction massive. Il y a pourtant un besoin avéré de fixer a minima des règles de conduite ou une coutume commune, comme ce fut le cas avant que la convention des Nations Unies sur le droit de la mer de Montego Bay ne vienne, à partir de 1982, structurer les pratiques en mer.

De nombreuses questions se posent en effet dans le développement anarchique des capacités d’action dans l’espace :

  • Comment discriminer les événements dans l’espace (accident ou un acte malveillant) ?

  • Comment qualifier un acte hostile, quelles règles d’engagement adopter ?

  • Qui a la légitimité pour arbitrer les conflits ?

  • Faut-il des zones de sécurité autour d’actifs critiques ?

  • Comment réguler le trafic ?


Le droit de la mer pourrait inspirer un minimum de règles ou de comportements en attendant que les Etats acceptent une convention internationale plus restrictive.

Quelques exemples :

  • Le statut des détroits internationaux : il pourrait inspirer un principe applicable aux points de Lagrange, véritables carrefours stratégiques dans l’espace (à équidistance des forces d’attraction entre les astres, et permettant de se projeter sur les orbites géostationnaires).

  • L’obligation de battre pavillon : elle permettrait de qualifier de pirates des activités non enregistrées.

  • L’obligation de diffuser ses données de navigation et son immatriculation (un équivalent à l’Automatic Identification System développé depuis une quinzaine d’années) permettrait une cartographie spatiale partagée (actuellement connue essentiellement par les Etats-Unis), en y associant des éventails d’emplois différenciés, du « tout le temps identifié sauf » au « jamais identifié sauf », à l’image des navires de guerre français.

  • Plus globalement, à la confluence des enjeux de sécurité posés par les nouvelles conflictualités, le droit de la mer de Montego Bay qui a permis la génération d’un droit sur la mer depuis la terre, pourrait donc nous inspirer pour fonder une politique juridique extérieure de conquête dans les espaces nouveaux, immatériels cette fois.


Le Retex des opérations navales longues et sans soutien extérieur est également utile pour aborder les défis de la cybersécurité.

Le paradigme de l’action navale, se traduisant par « loin, longtemps, et en équipage », élève en effet les niveaux du défi de la cybersécurité dans le milieu marin : l’isolement prive d’un appui « à temps » des expertises les plus rares, l’autonomie en équipage resserré implique un niveau élevé d’automatisation, le temps long exige rusticité, résistance et résilience des systèmes.

Dans une FREMM par exemple, plus d’un millier de systèmes d’information doivent fonctionner ensemble. Certains sont isolés, d’autres sont ouverts ou interconnectés. La mission peut rapidement être remise en cause sur un organe qui n’est pas forcément dans le cœur du système d’armement : virus informatique sur une installation de production de froid ou de contrôle-conduite de la propulsion, avec ou sans déclenchement retardé.

La Marine a tiré divers enseignements liés à ses spécificités :

  • La concentration industrielle dans le secteur du maintien en condition opérationnelle navale permet de mettre en place une véritable logique de partenariat public/privé autour de l’enjeu de cybersécurité, là où il y a obligation de ne laisser aucune faille de sécurité au moment de la rupture de milieu (des opérations de maintenance et de ravitaillement à quai aux opérations en mer).

  • Le processus d’homologation capacitaire qui est désormais passé d’une logique de validation séquentielle des systèmes d’information à une approche systémique, native, permettant un maintien en condition de sécurité optimale.

  • En opérations, la question de la gestion du « deuxième sillage » laissé par un bâtiment (pics de communications ou au contraire creux de communications visibles dans l’espace cyber), sur lequel on peut jouer aussi pour duper l’adversaire.

  • L’effet de concentration, sur l’espace restreint des navires de guerre projetés loin et longtemps, de l’ensemble des problématiques cyber, oblige à adopter une approche intégrée des vulnérabilités, non limitée à la mission et intégrant le besoin d’autonomie (aspirations de l’équipage à communiquer, sensibilité de la position des vecteurs, enjeux de sécurité de maintenance à bord et à distance, haute technologie numérique).


Le fait que le chef d’état-major de la Marine ait décidé de basculer la responsabilité d’AL Cyber initialement confiée à ALOPS au niveau du major général de la Marine illustre la prise en compte des enjeux cyber de manière globale et coordonnée au niveau de la Marine. De même le COMCYBER, placé auprès de sous-chef opérations de l’état-major des Armées, travaille en temps réel à son profit pour l’ensemble des opérations et me conseille au quotidien en « défense et résilience numérique ».

La capacité d’intégration de la Marine constitue également une force face aux nouvelles conflictualités.

La capacité d’intégration civile et militaire est incontournable pour aborder les nouveaux espaces de conflictualité où les acteurs civils et militaires, étatiques ou non, interagissent. A ce titre, le préfet maritime constitue un acteur « hybride » face à l’hybridité portée par la combinaison de ces confrontations. L’expérience du dialogue civil-militaire, l’apprentissage des mêmes codes de langage et les opérations menées en lien direct avec l’échelon politique décisionnel gouvernemental, comptent beaucoup pour aborder des enjeux où la réponse militaire seule ne peut rien.

Lorsque ces pratiques sont intégrées en amont, la gestion d’une crise nouvelle surprend moins les structures de décision. Le facteur temps est déterminant. Le centre opérationnel de la fonction garde-côtes, implantée à Balard, est rattaché directement au Secrétaire général de la Mer et permet de fusionner les informations de multiples réseaux au profit d’une action de l’Etat en mer très réactive.

Face aux nouvelles conflictualités, l’alignement interministériel ne suffit pas ; l’enjeu tient aussi à la génération de coopérations internationales. Là encore, ce sont les capacités de haut de spectre ou celles qui donnent un avantage concurrentiel qui inspirent la confiance de long terme. Le groupe d’action navale, le groupe amphibie, l’approche intégrée de la lutte anti-sous-marine, l’appartenance au club des nations capables de l’action de dissuasion par la mer constituent autant d’opportunités de valoriser les coopérations qui s’inspirent de plus en plus de l’approche transactionnelle américaine. Chacun doit y trouver une plus-value.

Dans le prolongement de ces capacités intégratrices, se construit en fait la fonction de résilience qui, a mon sens, devient une fonction stratégique majeure, voire la fonction stratégique « chapeau ».

Les nouvelles conflictualités, lorsqu’elles sont coordonnées et orchestrées comme nous l’observons déjà sur les théâtres d’opérations en Syrie ou en Afrique, nous renvoient à notre capacité à surmonter les paralysies. La capacité du marin à agir dans l’isolement nous y aidera.

Nous ne pouvons plus nous sentir à l’abri grâce à une supériorité technologique. Nous entrons dans une logique où nous serons surpris quoi qu’il arrive ; c’est le défi de la résilience.

C’est pourquoi la marine vise…

  • A voir toujours plus large et plus loin (un drone par navire, technologie des drones sous-marins).

  • A ne pas sacrifier le volume à la technologie (remontée du volume de patrouilleurs dans les départements, régions et collectivités d’outre-mer).

  • A être prêt à faire face aux ruptures : brouillage GPS (canal de Syrie), rupture de faisceaux satellitaires (suivi des projets High Altitude Platform Station).

  • A innover dans le maintien en condition opérationnelle (impression 3D à bord des navires).


3 et dont l’absence de front, par absence de frontières ou par contestation de celles-ci, demande une réflexion renouvelée sur l’exercice de la souveraineté.

J’en arrive au troisième volet que je voulais aborder avant de conclure, en évoquent les nouvelles conflictualités par la clé de lecture de la souveraineté.

L’absence de références frontalières élargit le champ des confrontations et brouille le principe de souveraineté, qui ne peut être résumé au vocable de souveraineté territoriale.

Les marins déplacent en mer leur souveraineté avec leur pavillon. Cette idée d’une approche dynamique de la souveraineté me semble pertinente à explorer.

Je crois utile de reprendre la grammaire stratégique maritime de l’exercice de la souveraineté telle que nous la pratiquons ou contre laquelle nous nous opposons, en évoquant cette dynamique autour de trois déclinaisons :

  • Souveraineté de droit.

  • Souveraineté de présence.

  • Souveraineté de conquête.


Il serait sans doute trop réducteur de les associer respectivement à la ligne des eaux territoriales à 12 nautiques, au périmètre de nos ZEE et à la haute mer, mais un parallélisme des formes reste pertinent.

S’agissant de la souveraineté de droit : il s’agit en fait de défendre la ligne de nos intérêts vitaux dans tous les nouveaux espaces de conflictualité.

Cette ligne est de facto beaucoup plus floue que celle des 12 nautiques, et il faut qu’elle le reste.

Agir dans ou depuis les espaces exo-atmosphériques, cyber, ou dans le territoire de nos départements, régions et collectivités en Indopacifique, où notre droit est légitime dès que nos intérêts fondamentaux sont en jeu. Cette capacité d’action repose sur trois éléments clés :

  • Une capacité d’appréciation de situation autonome.

  • Une permanence dans la capacité à produire des effets.

  • Un narratif politique et une crédibilité militaire qui ne laissent aucun doute possible sur notre détermination.


Cette souveraineté de droit doit rendre l’action de nos adversaires sous le seuil de violence plus complexe et risquée.

L’espace apparaît à ce titre comme le milieu où nous devons encore gagner en crédibilité ; les investissements dans la présente loi de programmation militaire et la suivante nous y aideront.

Nous avons beaucoup progressé sur notre capacité cyber, en développant les doctrines de logistique industrielle et de développement ainsi que de logistique industrielle et organisation, en accordant des priorités aux ressources humaines qui restent le grand défi à relever, et en organisant l’intégration de ses effets à nos opérations.

La souveraineté de droit est à associer à celle de la dissuasion nucléaire et tout ce qu’elle irrigue dans le domaine conventionnel.

Elle vise à la fois à la défense des Français et du territoire national, mais aussi celle des flux, physiques ou non, qui fondent notre modèle de vie économique et culturel. La portée d’une attaque cyber sur nos réseaux bancaires, sur nos installations hospitalières ou de distribution d’eau, un déni de service sur les liaisons satellitaires, ou le sabotage d’un câble sous-marin, justifient que nous ayons des capacités hybrides conventionnelles certes, mais suffisamment dissuasives, c’est-à-dire de nature à faire peser une menace proportionnée. Cette forme d’expression de la souveraineté est peu contestable.

S’agissant de la souveraineté de présence…

En mer, défendre nos ZEE constitue un défi de plus en plus exigeant.

Ce qui n’est pas défendu est rapidement contesté aujourd’hui.

Lorsque le droit est flou ou interprétable, ou lorsque qu’il n’est tout simplement pas respecté, seule une preuve de présence apporte une réponse à une action portée sous le seuil de violence, et manifeste notre souveraineté.

L’approche d’un satellite renifleur d’un satellite de communication français, la diffusion de fake news en République Centre Afrique par les Russes pour y discréditer notre action ou les débordements des navires de pêche chinois dans nos ZEE impliquent difficilement de mener des opérations de coercition de notre part.

En revanche, il faut être en mesure d’établir un rapport de force, avec des marges de manœuvre, quelle que soit la situation posée par les nouvelles conflictualités.

En l’espèce, le lieu du rapport de force n’est pas forcément en rapport avec celui de l’ingérence.

La souveraineté de présence consiste paradoxalement à produire une combinatoire des effets pour pallier la quasi-impossibilité d’être partout où nos intérêts sont menacés.

Il s’agit ainsi de générer l’effet papillon en matière de défense. Nous revenons au besoin d’intégration des actions interarmées, interministérielles et internationales.

J’ajoute qu’il faut aussi se rapprocher du temps réel pour agir efficacement. Le tempo est aussi important que le choix du terrain dans l’exercice de la souveraineté de présence.

S’agissant enfin de la souveraineté de conquête...

Nous entrons dans ce domaine dans la logique du fait accompli, de la prise de gage, ou de l’intrusion. Les exemples se sont multipliés ces dernières années :

  • Annexion de la Crimée.

  • Poldérisation des îlots en mer de Chine.

  • Multiplication des objets mobiles sur les orbites où nous opérons nos satellites.

  • Mais aussi : extraterritorialité du droit américain.


L’avenir nous invite à imaginer des formes de souveraineté conquérantes dans l’espace, lorsque sont évoqués les projets de base lunaire.

Le débat autour de la technologie de communication 5G augure également dans le domaine cyber du questionnement de la souveraineté numérique des Etats.

Il s’agit donc dans ces domaines d’orchestrer « la défense au large », dans des milieux ou l’absence de droit ou son caractère interprétable libèrent les espaces de conquête par une stratégie du risque assumé.

La souveraineté de conquête est celle qui pourrait aboutir à vouloir s’assurer l’exclusivité des ressources de l’Arctique ou exploiter un jour les ressources de l’Antarctique…

… ou contester aussi notre légitimité sur les ZEE des îles Eparses.

Le rôle des régimes autoritaires dans cette approche de la souveraineté est déterminant. A défaut de ne pouvoir, ou de ne vouloir, se transformer eux-mêmes, ils cherchent à transformer leur environnement stratégique, soit en limitant l’expansion du droit international, soit en le figeant tant qu’il leur permet d’agir en zone grise.

Nous sommes à ce titre porteurs d’une alternative en Europe, et plus singulièrement en France, au regard de nos capacités de pondérateur stratégique, de notre rang dans les organisations internationales et de nos capacités militaires.


En conclusion :

La confrontation aux conflictualités dans les espaces maritimes nous rend forts de nos expériences pour aborder les milieux sans frontières ou dont le droit est absent, interprétable ou violé par le rapport de force.

Notre marine met en œuvre dans le temps long la composante la plus exigeante de la dissuasion qui, par son ombre portée conventionnelle, continuera de nous tirer vers le haut dans tous les secteurs de la conflictualité, maritime, spatiale ou cyber.

Nous savons mieux que personne que tout ce qui ne peut être défendu est contesté. L’approche par la législation, ou la norme, ainsi que le besoin de réguler et d'ordonner est nécessaire. Mais cela suppose que la communauté internationale l'accepte. Or, nous sommes à nouveau dans un monde de remise en cause systématique de l’ordre. C’est l’avènement d’une forme de brutalité portée par ceux-là mêmes qui devraient aider à réguler (Etats-Unis, Chine, Russie ...) ou qui sont suffisamment riches pour s’affranchir de cet ordre.

Nous, marins, lorsque nous partons en mer, notre premier système d’armes est notre pavillon.

Nous sommes porteurs d’une souveraineté qui se déclinera avec force tant que nous avancerons ensemble en interarmées, en interministériel et en confiance avec nos partenaires, pour asseoir notre crédibilité face à nos potentiels adversaires.

En cela, nous avons une voix particulière à porter dans l’approche des nouveaux espaces de conflictualité.

Au-delà, il ne vous aura pas échappé que…

  • Edgar P. Jacobs, dans sa troisième guerre mondiale narrée dans le Secret de l’Espadon, associe Blake à un amiral, certes britannique, pour diriger la résistance depuis Ormuz contre l’Empire jaune.

  • Pour Spielberg, il est naturel de confier le commandement des vaisseaux spatiaux de la Guerre des étoiles à des amiraux même thérianthropes.

  • Désormais les acteurs malveillants du cyberespace sont affublés du titre de pirates.

  • Et que 600 ans après le septième voyage dans l’espace Indopacifique de l’amiral chinois musulman (et eunuque) Zheng He avec sa flotte de 70 bateaux et ses 30 000 hommes, nous pourrions voir bientôt dans nos périscopes et sur nos écrans davantage d’amiraux chinois que d’amiraux américains, avec des intentions qui ne seront plus émasculées quant à elles...


Longue vie à la Marine donc, dans ses trois nouveaux espaces de conflictualité. Son histoire lui offre des atouts indéniables pour y tenir toute sa place et s’y construire un avenir.




1 Organisation Internationale pour l’Interdiction des Armes Chimiques - La Haye

2 Doublement de la capacité de calcul tous les 18 mois.

3 Tout ce qui est techniquement faisable sera construit tôt ou tard.

4 Suit approximativement la ligne de l’isobathe des 200 m. Inclut entre autres les îles Patras, Paracels, le récif de Scarborough, les îles Spratleys, le banc Mac Clesfield et le récif James Shoal (immergés).

A venir

  Retour  

Copyright © 2011 Académie de marine. Tous droits réservés.