Conférences

Eléments de comparaison entre les mondes maritimes et continentaux : « un regard systémique »

François Minster
Membre de l’Académie des technologies

Le 09-01-2019

Bruno Voituriez, président de la section Navigation et océanologie, présente Jean-François Minster, ancien élève de l’Ecole Polytechnique, docteur d’Etat, directeur scientifique général du CNRS, puis directeur scientifique de Total S.A. et membre de l’Académie des technologies.

1.- Importance de l’océan

En premier terme de cette comparaison M. Minster rappelle l’importance de l’océan, et d’abord pour notre planète. L’océan réalise la moitié du transport méridien de chaleur de la planète ; il contrôle les cycles de l’eau, du gaz carbonique et d’autres éléments. Il contient 95 % de la biosphère en volume et 13 % des espèces répertoriées ; il assure plus de 50 % de la production primaire et il absorbe 25 % du CO² anthropique ainsi que 95 % de la chaleur en excès. C’est encore un milieu méconnu où l’on peut faire des découvertes inattendues comme les impacts spécifiques des effets anthropiques (ainsi l’acidification).
L’océan est essentiel aussi pour l’économie mondiale. Il a une importance géostratégique, actuellement commee dans le passé. 95 % du tonnage des biens échangés sont transportés par bateau ; depuis dix ans la croissance est de 60 %. Le coût du transport de 20 t de marchandises par bateau équivaut au coût du transport d’un passager par avion sur le même trajet. 1,5 milliard d’habitants dépendent des produits de la mer, surtout pour plus de 20 % de leurs protéines. 30 % de la production pétrolière et 27 % de la production gazière proviennent de sites en mer. La valeur en cours des commandes de navires est de 312 millions $ et le chiffre d’affaires du tourisme littoral mondial est estimé à 161 M$. Enfin la valeur brute de l’économie maritime mondiale est estimée à 1 500 $ par an.

2.- Spécificités du monde maritime

Pour préciser sa pensée M. Minster fait appel à une représentation en « marguerite » dans laquelle chacune des six pétales présente des spécificités du monde maritime et évolue à son rythme propre.

A. La connaissance des océans
Elle a de multiples compartiments en interactions dynamiques à toutes échelles de temps et d’espace appréhendés depuis les années 1940 : la physique et la chimie, les écosystèmes, les sédiments, la tectonique. Des processus 3D instationnaires sont identifiés aujourd’hui dans tous les compartiments. Il reste des difficultés d’observation et d’échantillonnage liées au milieu, à ses dimensions et à ses difficultés d’accès. Il faut aussi souligner l’importance des infrastructures et le rôle majeur des grands programmes.

B. Les technologies pour la connaissance, l’exploitation et le contrôle
Ce sont des systèmes à base de « marinisation » de technologies, développées presque toujours par ailleurs ; il faut tenir compte des contraintes mécaniques, de la corrosion, de l’abrasion, du fouling ainsi que de la disponibilité de l’énergie et de la durée de vie. Les systèmes d’observation sont mal adaptés à l’étendue et aux caractéristiques spatio-temporelles des phénomènes pour le nombre, le coût, l’autonomie et la transmission des données.

C. Activités économiques
Sous ce chapitre M. Minster réunit l’exploitation des ressources (vivantes, minérales et énergétiques) et l’utilisation des espaces marins pour le transport, la sûreté, la plaisance et le tourisme. Il souligne l’importance du milieu pour les systèmes d’exploitation, la forte mondialisation des économies en général, l’existence de droits sociaux particuliers, les besoins croissants d’information sur le milieu et les impacts avec des enjeux de durabilité posés dès les années 1980. Les enjeux de sécurité et de sûreté sont majeurs et répartis dans le monde. Des activités nouvelles sont en conflit d’usages marins, par exemple la pêche, l’exploitation des granulats, les câbles sous-marins, les énergies renouvelables, le tourisme, la protection.

D. Les politiques publiques sont de plus en plus intégrées
Des stratégies marines intégrées se développent dans un nombre croissant de pays depuis 1990, et en particulier en Europe depuis dix ans ; elles sont appuyées sur des Conseils de la mer multi-acteurs. Les principaux enjeux sont de géostratégie, surtout la sécurité et la sûreté ; de « croissance bleue », c’est-à-dire de soutien au développement technologique et aux investissements pour des activités nouvelles ; de durabilité et de protection grâce au progrès scientifique ; d’attention portée aux dimensions sociales ; de sensibilisation du public par l’éducation et la formation ; de recours à l’arbitrage pour les conflits d’usage de la mer ; du développement des contrôles et d’implication dans les gouvernances internationales.

E. Une gouvernance internationale multiforme se développe.
D’abord avec les conventions internationales du droit de la mer : UNCLOS 1 (1958) pour les mers territoriales, le plateau continental, la haute mer ; UNCLOS III (1982-1994) pour les zones économiques exclusives, la protection et l’exploitation des grands fonds ; l’Autorité internationale des grands fonds marins (1994) pour les ressources minérales avec une extension en cours aux ressources biologiques ; le Tribunal international du droit de la mer (1996) pour les eaux communes. La Commission océanographique intergouvernementale, établie sous l’autorité de l’UNESCO en 1960 avec 129 membres, œuvre dans la même direction. Il y a aussi des conventions spécialisées, ainsi pour l’immatriculation des navires (1986), pour la biodiversité biologique (1992), et de très nombreuses conventions régionales (Méditerranée, Baltique, Caraïbes, Atlantique nord-est, Mer Rouge, Pacifique sud, Indien ouest, …).

F. Outils d’aide et de contrôle
Ils sont de la responsabilité des Etats, soit marines, gardes-côtes, administrations dédiées qui défendent des enjeux géostratégiques et de sûreté à l’échelle mondiale, outils souvent gérés en coopération. On assiste depuis 1995 à une émergence des services d’aide et de prévision qui complète l’existence ancienne de services de bathymétrie et météorologie marine au bénéfice de la connaissance, des services publics et de l’exploitation. Ils sont rendus possibles par la convergence de progrès technologiques (satellites, systèmes autonomes, calculateurs à haute performance, modèles numériques).

3.- Un avenir souvent analysé sur la base de ruptures potentielles

A. Qu’est-ce qu’une rupture ?
« L’innovation de rupture est un changement de concept pour les clients. En général, elle apporte aux clients des bénéfices radicalement supérieurs à un coût radicalement inférieur. » (Benoît Sarrazin, 2012)
« Une rupture est généralement appuyée sur un modèle d’affaire nouveau qui commence par se développer sur des niches non prises en compte par les acteurs existant et finit par supplanter ce qui existe. » (Clayton Christensen, 1997)
Ces définitions ne représentent pas toutes les ruptures : ex. Smartphone.
Le temps pour qu’une rupture s’implante est souvent plus long que généralement perçu. Il faut distinguer le temps de l’évolution technologique et du déploiement industriel ; le temps de l’appropriation individuelle variable selon les individus et les cultures ; le temps de la perception collective avec l’implantation sur le marché mondial et la médiatisation. Il faut un siècle pour la machine à vapeur, de la « marmite » de Denis Papin (1687) au condenseur de James Watt (1783) et vingt-cinq ans pour internet.

B. Peut-on anticiper une rupture ?
Certains s’y sont essayés : Herman Kahn, Anthony Wiener, The Year 2000, 1967, analysé en 2002 par Robert Albright ; Fondation Prospective, 2100 ; 10 Breakthrough technologies, analysé en 2014 ; un consultant, McKinsey Technology Trends.
Les succès sont moyens (50 % constatés a posteriori).
Les prévisions sont plus stables lorsqu’elles sont sous-tendues sur des tendances bien documentées et en cours.
Une rupture est plus probable lorsque plusieurs éléments sont à évolution rapide. Les événements géopolitiques sont souvent des ruptures majeures. Même dans des secteurs matures comme l’énergie et le transport maritime, des ruptures peuvent arriver.

4.- Les dimensions maritimes européennes

A. L’Europe est un continent maritime.
Le littoral de l’Union européenne mesure 68 000 km de long (précédé par le Canada avec 202 000 km et la Norvège avec 84 000 km). La moitié de la population vit à moins de 50 km des côtes et crée 40 % du produit intérieur brut (PIB). Les activités maritimes représentent 5,4 millions d’emplois, sur les 233 millions d’emplois de l’Europe. La valeur ajoutée brute de cette activité est estimée à 500 milliards d’euros. 75 % du commerce extérieur et 40 % du commerce intérieur de l’Europe se fpnt par voie de mer ; l’Europe contrôle la moitié de la flotte mondiale. La surface cumulée de la zone économique exclusive (ZEE) est de 25 millions de km² (dont France 11,7 millions), à comparer avec les 11,5 millions km² aux Etats-Unis.

B. Des politiques et gouvernances européennes toujours plus développées :
a. Politiques communes, agences et services européens.
Politique commune des pêches, 1983 ; dernière révision 2013.
Marine strategy framework directive, 2008 ; Blue growth Initiative, 2010.
European Maritime Safety Agency, 2012.
Directive « Planification des espaces maritimes », 2014.
EuroArgo ERIC, 2014 ; Marine Environnement monitoring service (Copernicus).

b. Etats, Régions, Union européenne. Exemples.
Conférence des régions périphériques maritimes d’Europe (150 régions).
Ospar commission, 1998.
Nombreux accords spécialisés sur les mers régionales avec les autres parties prenantes concernées (Arctique, Atlantique nord, Baltique, Méditerranée, …).
JPI Océan, 2011.

c. Réseaux scientifiques ou professionnels.
Ports : ESPO 1974.
Organismes de recherche : Marine board, 1995 ; « Navigating the future », stratégie de recherche commune.
Secteur maritime : Waterborn Technology Platform, 2005.
Clusters : European Network of Maritime Clusters, 2005.
Bases de données : EMOD Net, 2009 (160 membres).

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