Conférences

La Russie et la mer, entre puissance navale et puissance continentale

Mme Carrère d’Encausse
Secrétaire perpétuel de l’Académie française

Le 15-10-2018

Le Général de Gaulle aimait à dire : on ne comprend rien à un pays si l’on ne regarde pas son histoire et sa géographie. Il avait tout à fait raison.

La question posée – La Russie et la mer – ne peut être traitée sans partir de l’histoire et de la géographie, et d’abord la géographie. Vous le savez, la Russie est un continent – pardonnez-moi de dire des évidences. Elle a toujours été un continent, mais un continent qui a eu selon les époques de longues frontières maritimes ou une médiocre ouverture sur la mer. Elle peut regarder vers la mer au nord, à l’est et au sud, mais c’est toujours difficile pour ce pays.

Pour l’histoire, il faut considérer trois époques : la Russie impériale depuis les origines ; l’époque de l’Union soviétique ; la Russie sortie des décombres de l’URSS depuis décembre 1991, que nous connaissons aujourd’hui.

On peut dire que la Russie ancienne commence avec Kiev, car l’influence des Normands est toujours une question controversée et un sujet politique brûlant ; Kiev a été une immense civilisation, beaucoup plus avancée que celle de l’Europe occidentale aux XIIe et XIIIe siècles. Elle est balayée par l’invasion des nomades Mongols, en particulier les Tatars. Ce sont des cavaliers, des peuples de la steppe venus de l’immense continent situé à l’Orient du pays. C’est-à-dire que le principal danger pour les Russes vient du continent, non de la mer ; il convient donc d’être une puissance continentale. La Russie s’est reconstituée après 1542 autour de Kazan, avec Ivan le Terrible.

Il faut attendre la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe siècle pour réfléchir à une expansion maritime. Celle-ci est envisagée lorsque le jeune Pierre – futur Pierre le Grand – arrive sur le trône impérial des Romanov, dynastie récente. Pierre hérite d’un Etat continental, mais il est curieux des choses de la mer. Enfant, il a la passion des bateaux ; selon ses biographes, il en construit et en fait flotter sur les lacs et les rivières voisines des résidences impériales. Au cours de ses voyages dans le pays il s’informe sur la navigation et la construction navale, en particulier dans la basse vallée du Dniepr. L’expédition qu’il conduit dans cette région en 1696 n’est pas inspirée par une préoccupation maritime mais par un souci de politique continentale : il s’agit de mettre fin aux incursions conduites par les principautés tatars et cosaques qui menacent la sécurité et l’unité de la Russie. Lorsqu’il arrive à l’embouchure, au port d’Azov, la fascination de la mer commence à jouer : il fait construire la forteresse de Tananrog et il envisage la construction d’une flotte pour naviguer sur la mer Noire. Il tente de négocier une convention de navigation avec le sultan ottoman ; celui-ci oppose un refus mais il accorde à la Russie le droit d’avoir une ambassade analogue à celles des Français et des Anglais. C’est une reconnaissance internationale importante, une valorisation du pays par la mer. Quinze ans plus tard, Pierre engage une campagne militaire dans les Balkans pour défendre les habitants chrétiens des Balkans ; après quelques succès son armée subit une défaite sanglante sur le Prout et il doit abandonner Azov. C’est la fin du rêve de l’accès à la mer Noire. Cette route est fermée et elle le restera longtemps.

Il est possible de suivre une autre direction, celle de l’accès à la Baltique. A partir du XVIe siècle la Russie est considérée par les autres Etats européens comme une puissance montante, quoiqu’elle soit encore un peu méprisée. Au début du XVIIIe siècle elle est surveillée par l’Angleterre, grande puissance maritime, et surtout par la Suède, bien armée et décidée à empêcher cet adversaire d’accéder à la Baltique. Charles XII, jeune souverain dynamique et optimiste, assuré de sa supériorité militaire, s’oppose à l’armée russe, mais il est battu à Narva et Pierre s’installe sur un rivage marécageux et insalubre, bien décidé à y faire construire Petrograd dans un site improbable. L’Angleterre est troublée et elle actionne à nouveau Charles XII, mais l’armée suédoise subit une grave défaite à Poltava en 1709. A la suite, Pierre le Grand s’installe en Ingrie, en Carélie et fait la conquête de la Finlande ; le traité russo-suédois de Nystadt en 1721 met fin à la guerre et entérine les conquêtes russes. Pour Pierre c’est une compensation à l’échec en mer Noire.

L’étape suivante est dominée par une initiative de Catherine II dont les troupes occupent la Pologne en 1764 et donnent le pouvoir à Stanislas Poniatowski – « Nous avons fait un roi », déclare Catherine II. La France, alliée de la Pologne, agite l’empire ottoman, son autre allié, contre la Russie, au mécontentement de celle-ci qui ne comprend pas comment « la fille aînée de l’Eglise » peut s’accorder avec un Etat musulman ; c’est encore une preuve du cynisme des Français ! En 1768, à la suite d’un incident diplomatique, une guerre russo-turque est déclarée. Elle est d’abord continentale, se déroule en Valachie et autres régions des Balkans où les Russes sont vainqueurs. A partir de 1770 c’est une confrontation navale décisive, comme l’avait été le traité de Nystadt sortant la Suède d’un conflit international. L’impératrice donne le commandement de la flotte russe à Alexis Orlov et celui-ci sort de la Baltique, entre en Méditerranée où son passage provoque un soulèvement des Grecs – étape importante pour la maturation du mouvement national – et remporte des victoires navales à Chio et à Tchesmé. Cette seconde rencontre est décisive ; la Russie est devenue une grande puissance navale. Après la mort de Catherine II en 1796, son fils Paul Ier développe une politique méditerranéenne en se faisant élire grand-maître de l’Ordre de Malte et en occupant les îles Ioniennes à l’entrée de l’Adriatique. Paul Ier est assassiné en 1801 par une conjuration de grands seigneurs russes inspirés par l’Angleterre, préoccupée par ces actions en Méditerranée.

Alexandre Ier change de politique, d’autant que le destin de la Russie est brouillé par l’intervention de Napoléon. Il revient au destin continental et regarde vers l’Orient. Avec la construction du Transsibérien la Russie développe une politique ambitieuse en Extrême-Orient. Le tsar est poussé par son cousin, l’empereur d’Allemagne, qui souhaite le détourner de l’Europe. Mais les Japonais s’opposent à la pénétration russe en Corée et la bataille navale de Tsushima est une défaite totale pour les Russes.

Le continent l’a donc emporté sur les ambitions navales de la Russie, et comment aussi est-il possible d’envisager une action importante aussi loin du centre du pays ? D’autant que la longue voie terrestre est menacée par les révolutionnaires déportés en Sibérie et il est quasi impossible de faire transiter des effectifs militaires importants sur le Transsibérien.

En 1917 l’effondrement de l’empire russe et le début de l’ère soviétique sont marqués par les mouvements nationaux des Etats baltes et de la Finlande qui prennent leur indépendance ; l’Ukraine aurait pu connaître le même sort, d’autant que le mouvement vers l’indépendance est appuyé par les Allemands, mais Lénine parvient à convaincre les Ukrainiens de rester sous la domination russe.

Avec la Seconde Guerre mondiale la situation de la Russie s’améliore. Grâce au pacte germano-soviétique d’août 1939 la Russie s’empare des pays baltes, puis elle tente d’en faire autant en Finlande, mais celle-ci oppose une vive résistance. En 1945 la conférence de la fin du conflit en Europe est organisée à Yalta en Crimée et Staline entend montrer ainsi sa présence en mer Noire. Au même moment la Russie prend le contrôle des îles Kouriles, de la Roumanie et de la Bulgarie, puis elle tente d’en faire autant en Grèce et en Italie, mais elle se heurte à la majorité de la population appuyée par les puissances de l’Europe occidentale et elle doit renoncer à ces projets.

Après la mort de Staline en 1953, Khrouchtchev essaye d’étendre la domination russe au Proche-Orient, en Egypte, Libye et Syrie ; et c’est un échec, sauf en Syrie, car les bourgeoisies nationales refusent la domination soviétique. L’empire se décompose. En Baltique les Etats baltes prennent leur indépendance et entrent dans l’OTAN, si bien que les ports de Petrograd et Kaliningrad, d’accès difficile, demeurent les seules bases russes en Baltique. En mer Noire, Khrouchtchev cède en 1954 la Crimée à l’Ukraine pour maintenir l’accord avec la Russie, mais conserve cependant Sébastopol. En 2014 Poutine revient sur cette décision : il récupère la Crimée et entame la construction du pont de Kerch, « couloir » vers la Russie. Par ailleurs la Russie conserve une grande influence en Syrie où elle dispose d’une base militaire. C’est un élément essentiel car les mouvements islamiques prennent de l’importance soit à l’intérieur de ses frontières (avec 20 millions de Musulmans), soit dans les Etats voisins de l’Asie centrale (où le mouvement intellectuel sur le renouveau de l’Islam est actif depuis le milieu du XIXe siècle.

Peut-on dire que la Russie contemporaine est une puissance navale ? Poutine, dans son programme du 20 juillet 2017, annonce un renforcement de la puissance navale du second rang jusqu’en 2030. La force du second rang, ce sont des frégates, des corvettes, des sous-marins lanceurs d’engins pour la défense des côtes. Il n’y a pas de flotte de haute mer, de projection de puissance. La Russie est un continent envahi et détruit à plusieurs reprises ; son histoire montre la nécessité d’avoir une grande puissance navale. A ce titre elle fait peur mais sa force actuelle ne correspond pas à ce qui est redouté.


Le président Coldefy remercie chaleureusement Mme Carrère d’Encausse et lui remet la médaille de l’Académie.

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