Conférences

Le Brexit – Conséquences à prévoir pour la marine marchande et la pêche

Jean-Marc Roué

Hubert Carré

Président d’Armateurs de France et de la Compagnie Brittany Ferries
Directeur général du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins

Le 07-02-2018

Mme François Odier, présidente de la section Marine marchande, pêche et plaisance, ouvre la séance en annonçant les conférenciers de ce jour : M. Jean-Marc Roué, président d’Armateurs de France et de la Compagnie Brittany Ferries, et M. Hubert Carré, directeur général du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins.


1. Contexte général. – M. Roué insiste sur la brièveté du délai pour mener à bien le processus complexe du Brexit et pour apporter des solutions à des problèmes compliqués. Le 23 juin 2016, le résultat du référendum britannique demandant la sortie de l’Union Européenne est connu ; le 29 mars 2017, le Royaume-Uni demande l’activation de l’article 50 autorisant un adhérent à sortir de l’Union, et il enclenche ainsi un compte à rebours de deux ans. Un mois plus tard le Conseil de l’Union Européenne, à l’unanimité des 27 membres, adopte les règles à suivre pour la négociation. Le 15 décembre de la même année le Conseil considère que la première phase des négociations a suffisamment avancé et il autorise l’ouverture de la seconde phase, puis le 29 janvier suivant il adopte des lignes directrices supplémentaires pour la conduite de celles-ci. L’accord de sortie doit être adopté au plus tard le 30 mars 2019 par le Conseil (à la majorité qualifiée), puis par le Parlement (à la majorité simple). Cet accord entraîne le retrait effectif du Royaume-Uni de l’Union Européenne et l’ouverture éventuelle d’une période de transition. Celle-ci s’achèvera le 31 décembre 2020 au plus tard et une « nouvelle relation » sera engagée.

Pour la conduite de la négociation le Conseil de l’Union a décidé cinq grands principes :

1°L’unité : pour les sujets relevant de la compétence commune, les Etats ne sont pas autorisés à négocier des accords avec le Royaume-Uni.

2°Il convient de trouver un équilibre entre le souhait de conserver des liens avec le Royaume-Uni et de ne pas pénaliser les opérateurs européens, et la volonté de décourager d’autres sorties de l’Union Européenne en garantissant que le statut d’Etat membre reste plus intéressant. Ce sont deux objectifs assez largement contradictoires.

3°La globalité des négociations : il y aura un accord sur tous les chapitres ou pas d’accord.

4°Trois points de vigilance spécifique : préservation du processus de paix irlandais ; solde par le Royaume-Uni de ses engagements budgétaires européens ; garanties pour les citoyens européens vivant au Royaume-Uni et vice-versa.

5°Pendant la période de transition : A. Le marché unique, et ses quatre grandes libertés de circulation (des biens, des personnes, des services et des capitaux) devra être préservé, ainsi que l’union douanière. B. Le Royaume-Uni devra reprendre l’ensemble de l’acquis communautaire, y compris ses modifications intervenues au cours de la période de transition. C. L’Union Européenne préservera son autonomie de décision, sans participation du Royaume-Uni, et le rôle de la Cour de Justice devra être reconnu. D. Le Royaume-Uni restera lié par les accords internationaux conclus par l’Union Européenne ; il pourra négocier de nouveaux accords avec les pays tiers, mais pas les mettre en œuvre.

Les grands principes suivis par le Royaume-Uni sont difficiles à déterminer, tant la situation politique britannique est instable. Chaque ministre a sa propre vision du processus et ne se prive pas de le faire savoir par voie de presse. Malgré – ou à cause de – ce déballage, il est bien difficile de savoir quelle vision prévaudra, du hard brexit à un référendum pour revenir en arrière, rien n’est à exclure.



2. Contexte économique : les relations économiques entre le Royaume-Uni et la France-Union européenne. – L’intégration du Royaume-Uni à la Communauté économique européenne a coïncidé avec une très forte hausse des trafics trans-Manche, fret comme passagers. Chez Brittany Ferries, nous avons coutume d’attribuer une partie du succès précoce de l’entreprise à l’entrée du Royaume-Uni et de l’Irlande dans le Marché Commun en 1972. Cet élargissement à neuf membres de la CEE, puis la création du marché unique en 1993, ont eu des conséquences certaines sur le développement de la mobilité des biens et des personnes. Si on ne peut nier l’effet catalyseur de cette décision sur le dynamisme des échanges de biens et des flux touristiques du Royaume-Uni avec ses partenaires de l’Union Européenne, il faut également considérer le contexte économique de croissance des échanges et l’évolution de l’offre de transport sous l’impulsion des opérateurs maritimes et portuaires, des opérateurs du lien fixe à partir de 1994, et des opérateurs aériens à partir des années 2000.

Actuellement, la moitié des relations commerciales du Royaume-Uni se fait avec l’Union Européenne, et 40 % de ces biens sont transportés par la mer. Le R-U échange annuellement par voie maritime plus de 200 millions de tonnes de marchandises avec 22 pays de l’UE, soit 45 % de vrac, 40 % de marchandises RoRo et 15 % de conteneurs et divers.

Les échanges du R-U avec la France représentent le cinquième de ce trafic maritime, transporté pour les trois quarts par des navires rouliers. Les armateurs opérant sous pavillon français transportent un peu moins de 5 % des échanges maritimes du R-U avec l’ensemble de l’UE. La France est en 10e position pour les porte-conteneurs (2 % des escales), en 6e position pour les rouliers (9 % des escales).

Les échanges maritimes du R-U avec la péninsule ibérique représentent un peu moins de 10 % du total des échanges maritimes avec l’ensemble de l’UE. Ces trafics sont composés de 56 % de vrac, 23 % de conteneurs, 7 % de marchandises RoRo et 8 % de marchandises diverses.



3. Les enjeux du Brexit pour les armateurs. Y a-t-il (déjà) un effet Brexit sur les volumes transportés par voie maritime ? – L’analyse des données du commerce extérieur du Royaume-Uni à la fin août 2017 marque globalement la poursuite de la croissance des échanges de biens du R-U avec la partie la plus occidentale de l’Europe continentale (France, Péninsule ibérique, Benelux, Allemagne) et la Pologne. Les importations poursuivent leur croissance de 5 % par an appréciée depuis 2009 ; pour les exportations, diminution de 1 % sur la même période, mais + 2 % hors vrac.

Sur une période plus restreinte (12 mois faisant suite au vote du Brexit), on note également le dynamisme des exportations (+7 %) comme celui des importations (+4 %).
Il n’y a donc pas encore d’effet sensible.

Pour les passagers, d’après les données d’enquêtes aux frontières disponibles à fin juin 2017, on constate également que les flux, tous modes de transport confondus, sont en augmentation sensible, qu’il s’agisse des résidents britanniques se déplaçant vers l’étranger (+7,5 % en année glissante) ou des résidents étrangers en visite au Royaume-Uni (+7,1 % en année glissante). Pour les deux catégories de flux, les nombres de visiteurs atteignent (résidents britanniques) ou dépassent (résidents étrangers) les niveaux atteints en 2008 avant la chute brutale des échanges lors de la crise des subprimes.
Ici aussi, il n’y a donc pas encore d’effet sensible.



4. Les impacts à venir. – Malgré les premiers chiffres rassurants, il est clair qu’il n’y a pas de scénario business as usual pour les armateurs. L’ampleur exacte des conséquences du Brexit dépendra des modalités d’association du R-U avec l’UE, qui restent à déterminer.

Outre l’impact indirect, lié aux fluctuations des échanges dont les navires sont le vecteur, aux évolutions du taux de change €/£, et au pouvoir d’achat des consommateurs, le Brexit aura un impact sur les domaines suivants :

Diminution de la fluidité des échanges. – Le rétablissement d’une frontière douanière, et donc des formalités afférentes, aurait un impact lourd et immédiat sur les armateurs, leurs clients et les ports, ainsi que sur l’administration douanière. Il faut envisager un allongement du temps de passage portuaire et donc une désorganisation des chaines logistiques ; une augmentation des coûts liés, notamment en termes de personnel et de formation ; une pression sur les espaces portuaires qui devront gérer l’attente des marchandises. Ce problème sera particulièrement aigu à Calais, qui devra trouver des solutions à la congestion entraînée par l’attente dans un contexte exacerbé par le risque posé par les migrants.

La période de transition en cours de discussion doit donc absolument intégrer cette dimension. Néanmoins, il est difficile d’imaginer que les 21 mois de transition qui ont fait l’objet d’un accord au Conseil du 29 janvier seront suffisants pour que les opérateurs privés comme les administrations prennent les dispositions nécessaires : mise en place des processus internes, embauche et formation du personnel tout au long de la chaîne de transport, qui n’est aussi efficace que son maillon le moins efficace.

Maintien de la concurrence équitable. – L’intégration de l’acquis communautaire dans la législation britannique le 31 mars 2019, mais aussi et surtout sa préservation au fil des années, sera déterminant pour le maintien de conditions de concurrence équitable. A. L’accès aux marchés de transport et de services maritimes nationaux et internationaux doit être garanti pour les opérateurs, quelle que soit leur nationalité ou pavillon. B. Le Royaume-Uni ne doit pas faire de dumping environnemental ou social et l’Union Européenne devra s’abstenir d’aller au-delà des normes internationales. C. Si le Royaume-Uni n’est plus tenu par les règles en matière d’aides d’Etat, la Direction Générale « Concurrence » de la Commission Européenne devra assouplir ses pratiques pour garantir que les régimes continentaux de taxe sur le tonnage restent attractifs.

Seule l’adhésion du R-U à l’EEE permettrait de réduire ce risque. A défaut, un dialogue technique, politique et diplomatique entre le R-U et l’UE permettra de régler les distorsions de concurrence et facilitera la poursuite d’opérations fluides dans un marché aussi commun que possible.

La montée de l’insécurité juridique. – Même si, pour une activité globale comme le shipping, le bon niveau de réglementation est le niveau international, nous n’en avons pas moins bénéficié de l’harmonisation au niveau européen. Détricoter la réglementation, c’est se retrouver face à des questions telles que : A. Pourrons-nous continuer à travailler dans les mêmes conditions avec nos partenaires britanniques (assureurs, banquiers, sociétés de classification) ? B. Quiddes brevets STCW reconnus par l’administration britannique ou des équipements certifiés par le R-U ? C. L’administration britannique va-t-elle mettre en place son régime d’inspection par l’Etat du port, avec des critères et fréquences de contrôle différents ? D. Le R-U et le continent ont exprimé leur volonté de poursuivre leur coopération en matière de sûreté et nous croyons en cet engagement, mais y aura-t-il des instances de discussion et de décision idoine ? E. Quel devenir pour les programmes de financement européens avec des partenaires britanniques (mécanisme pour l’interconnexion en Europe), qu’ils soient en cours de mise en œuvre avant le Brexit ou qu’ils soient pertinents après ?

La dimension politique et symbolique de ces sujets est limitée, mais encore faut-il s’assurer qu’aucun d’entre eux n’est laissé de côté durant les négociations.



5. Quelles sont les pistes pour l’Union Européenne et la France ?

Il faut des négociations associant étroitement autorités et opérateurs. Dans un calendrier aussi tendu, on ne peut concevoir que les opérateurs ne soient pas associés de manière extrêmement régulière ; leurs positions doivent être le fil conducteur des négociations et ils doivent pouvoir se préparer aussi rapidement que possible.

Le développement de la coopération régionale est nécessaire. Les pays bordant la mer du Nord et la Manche, ainsi que l’Espagne dans une moindre mesure, seront particulièrement affectés par le ralentissement des échanges. Ils ont tout intérêt à coordonner leur position, afin de peser dans l’élaboration des positions européennes. A l’issue des négociations, il conviendra de maintenir des liens entre les deux côtés de la Manche, dans le respect de la compétence communautaire. En matière de transition énergétique ou d’infrastructures de réception portuaire, un dialogue technique et des projets communs resteront nécessaires.

Actions propres à la France. Il faut promouvoir la destination France auprès des consommateurs britanniques.


La situation de la pêche.

Le Brexit était prévisible. Les pêcheurs français avaient vite compris que leurs homologues britanniques voulaient retrouver leur gloire économique perdue et s’affranchir de la politique commune de la pêche.

C’est pourtant une erreur, car le déclin de la pêche britannique ne date pas de 1983 (date d’entrée en vigueur de la politique commune de la pêche) mais bien du mouvement international qui a amené à la création des zones économiques exclusives. C’est ainsi que l’Islande, étendant ses eaux d’abord à 50 milles puis à 200, a privé les Britanniques de leurs zones traditionnelles de pêche. En parallélisme des formes, les Britanniques avec le Brexit voudraient faire de même avec les pêcheurs des autres Etats membres de l’Union Européenne. Ce ne sera pas si simple, car les pêcheurs britanniques oublient qu’ils sont largement dépendant du marché européen qui est le premier marché mondial des produits de la mer. En effet, ils exportent beaucoup vers l’Europe et principalement vers la France. Accès aux zones de pêche contre accès aux zones de marché, tel pourrait être le deal. C’est une solution, mais faut-il encore que la pêche française ne soit pas une variable d’ajustement dans une tractation commerciale bien plus large. Voilà pourquoi les pêcheurs français, sitôt l’annonce du résultat du vote, ont tout de suite mis la pression sur le gouvernement de l’époque puis celui actuel. Ils ont aussi, dans un deuxième temps, constitué un partenariat avec leurs collègues pêcheurs européens (Espagne, Belgique, Allemagne, Pays-Bas, Danemark, Pologne, Suède et Irlande) afin de sensibiliser la Commission Européenne et surtout montrer leur détermination à ce que leurs intérêts soient pris en compte par M. Barnier en charge de la négociation.

Les enjeux sont importants. Quelques chiffres permettent de les mettre en perspective :

A l’échelle française. 48 000 emplois dont environ 18 000 pêcheurs, 7 200 navires (dont 4 500 en métropole), 60 ports de pêche, 37 halles à marée (métropole), 600 entreprises de mareyage, 2 900 poissonneries, 12 organisations de producteurs. La France est le 3ème producteur européen des produits de la pêche et de l’aquaculture (12 % du total de l’Europe).

En 2016, 189 000 tonnes de poisson ont été vendues en criées pour une valeur d’environ 644 millions d’Euros. Environ 20 % de la production française provient de la ZEE du Royaume-Uni, pour une valeur de 161 millions d’euros,soit environ 15 % de la valeur de la pêche métropolitaine.

L’impact d’une fermeture des eaux britanniques pourrait toucher 40 % des navires bretons, 30 % des navires des Hauts de France ou 20 % des navires normands.

A l’échelle européenne. Environ 2,6 millions de tonnes d’espèces sous TAC sont débarquées, dont 23 % sont réalisées par le Royaume-Uni qui pêche à 80 % dans ses eaux et exporte 70 % de sa production, principalement en Europe et majoritairement en France. Ces valeurs montrent qu’un rapport de force « accès aux eaux » contre « accès au marché » sera un des enjeux de la négociation. L’alliance constituée s’est donc mobilisée afin que la pêche ne soit pas une variable d’ajustement et ne soit reléguée à un accord séparé.

Avec l’espace aérien et la frontière entre les deux Irlande, le secteur de la pêche est le troisième enjeu géographique du Brexit. Mal négocié, ce volet capital pour les économies des littoraux des Etats membres de l’Union Européenne pourrait être une source de perturbations économiques, mais aussi d’ordre public en mer. Enfin, en parallèle de l’exercice de planification actuellement mené par le gouvernement français pour essayer de favoriser une cohabitation entre les différentes activités en mer, il ne faut pas perdre de vue que l’impossibilité éventuelle d’avoir accès aux eaux britanniques va entraîner un report des flottilles sur l’espace marin communautaire. Des problèmes de cohabitation risquent donc d’apparaître rapidement…

Voilà pourquoi il était important pour les pêcheurs français de voir inscrire la défense de leurs intérêts au rang des préoccupations principales, non seulement du gouvernement français, mais aussi du négociateur européen. Il était important que la négociation soit menée d’une manière globale et non sectorielle et que la pêche soit inscrite dans des instruments juridiques appropriés afin de sécuriser l’activité des flottes européennes à long terme au regard des questions d’accès et de partage des quotas.

C’est ainsi que depuis janvier, la Commission européenne dispose désormais d’un mandat clair pour négocier avec le Royaume-Uni. Un paragraphe est dédié à la pêche. C’est une belle victoire, mais surtout une reconnaissance du secteur de la pêche en tant que secteur économique principal.

Les pêcheurs resteront toutefois attentifs à ce que le Brexit ne se fasse pas à la découpe ou à la carte et que la pêche soit bien dans le champ d’un accord économique vaste afin de la protéger d’une dénonciation unilatérale par le Royaume-Uni à court terme.


Discussion :

Q. Serge Beslier. La négociation sur la pêche pourrait aboutir à une catastrophe car le rapport entre l’Union Européenne et le Royaume-Uni est de un à quatre. Ne serait-il pas possible de prévoir une transition longue ? R/ Non, car le Royaume-Uni souhaite un Brexit global et non par morceau.

Q. Francis Baudu. La première activité de Brittany Ferries depuis sa fondation est le transport de produits agricoles et de marchandises ; la société ne risque-t-elle pas d’être mise en difficulté par la nouvelle réglementation ? R/ Non. Car, l’activité essentielle est maintenant le transport de passagers, et la société a supporté d’autres tempêtes.

Q. Quelles relations entre le transport de passagers illicites et le Brexit ? R/ Le contrôle existe déjà et il est renforcé par le plan Vigipirate. Le Brexit pourrait freiner l’immigration illicite.

C&M 2 2017-2018

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