Conférences

L’Institut de stratégie comparée et ses recherches en histoire navale.
Acquis du colloque « La mer contre la terre : projections de puissance, de forces et d’influence de l’Ancien régime à nos jour

Martin Motte
Professeur agrégé d’histoire

Le 23-11-2016

L’amiral Desclèves, président de la section Marine militaire, présente M. Martin Motte, conférencier de ce jour. M. Motte est ancien élève de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, professeur agrégé d’histoire et il a enseigné durant douze ans aux Ecoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan en qualité de maître de conférences détaché de l’Université de Paris-Sorbonne, avant d’être élu directeur d’études à l’Ecole pratique des Hautes études. Ses travaux portent principalement sur l’histoire des idées stratégiques et géopolitiques. Après sa thèse intitulée Une éducation géostratégique. La pensée navale française, de la Jeune Ecole à l’entre-deux guerres,publiée en 2004 et distinguée par le Grand Prix de notre Compagnie, il a publié Les Marches de l’Empereur, sur la mobilité dans la stratégie napoléonienne.

M. Motte participe activement aux travaux de l’Institut de stratégie comparée, dirigé par le professeur Soutou, de l’Institut, et en introduction il rappelle la haute qualité des travaux poursuivis par cette formation de recherche fondée par Hervé Coutau-Bégarie, lui-même auteur d’une quinzaine d’ouvrages, en particulier un Traité de stratégie,traduit en six langues avec sept éditions. L’étude de la stratégie navale tient une grande place dans la pensée de Coutau-Bégarie et M. Motte poursuit cette réflexion. Il vient d’animer en juin 2016 à Toulon une journée d’études intitulée De la mer vers la terre : projection de puissance, de forces et d’influence,dont il présente ici les principales conclusions.

A l’époque de la marine à voiles, les opérations de débarquement sur une côte ennemie sont toujours difficiles et aléatoires. On se souvient de l’échec de l’opération (excellemment étudiée par le commandant Bachelot) dirigée par les Français à Gigeri en 1664 en dépit d’un débarquement réussi ; le bombardement d’Alger par Duquesne en 1682 est un succès militaire grâce à l’utilisation de « galiotes à bombes » permettant de lancer des bombes incendiaires sur la ville mais il n’y a pas d’installation permanente ; lorsque 10 000 Britanniques débarquent à Saint-Cast le 11 septembre 1758 ils doivent se retirer rapidement après avoir perdu 3 000 hommes dont 2 300 décédés ; la tentative de débarquement à Gibraltar en 1782 est aussi un échec malgré l’utilisation originale de batteries cuirassées flottantes élaborées par l’ingénieur Le Michaud d’Arçon. Pour toutes ces opérations les caprices des vents, la lenteur des embarcations à rames, leur fragilité face aux batteries côtières, sont autant de handicaps.

Après l’échec de Saint-Cast l’amirauté britannique réfléchit sur les conditions de la guerre amphibie et appuie la publication du Conjunctexpeditions préparé par Molyneux, et présenté en deux volumes, l’un d’étude historique et l’autre de réflexions systématiques sur cette pratique. Il conclut ainsi : « La guerre littorale, quand elle est soigneusement préparée et intelligemment conduite, est une forme de guerre terrible car elle fond comme le tonnerre et l’éclair sur des contrées qui ne s’y attendent pas. » La première application de celle-ci est le débarquement d’Aboukir du 8 mars 1801 : des vagues successives de chalands de débarquement (portant près de5000 hommes), épaulées par des canonnières et navires à bombes, attaquent une plage tenue par 2 500 hommes. Ils parviennent à se maintenir bien qu’ils aient eu 715 tués et blessés. Le second bombardement de Copenhague en 1807 est aussi un succès britannique ; il suit le modèle d’Aboukir en ajoutant une préparation avec des fusées incendiaires élaborées par William Congreve sur le modèle de celles qui avaient été utilisées par l’armée du Mysore contre les forces anglaises.

Mais les puissances menacées par une telle opération amphibie élaborent des défenses. Ainsi lors du siège de Sébastopol de 1854-1855 la tentative de débarquement des Britanniques et des Français les 17 et 18 octobre 1854 est brisée par la défense des batteries russes demeurées intactes malgré une préparation de bombardement, car protégées par des casemates. Les puissances industrielles élaborent une protection de leurs littoraux lorsque ceux-ci sont menacés : les approches sont gardées par des torpilleurs et des sous-marins ; les côtes sont protégées par des batteries d’artillerie et des champs de mines ; les chemins de fer permettent de porter rapidement des renforts vers les rivages attaqués. Aussi dans la seconde moitié du XIXème siècle la guerre des côtes est-elle pratiquée uniquement sur les théâtres coloniaux dont les défenses littorales sont médiocres.

Parfois, les débarquements côtiers, lorsqu’ils se produisent, ont des visées de protection des populations menacées ; ainsi le prince de Joinville et 150 de ses marins débarquent en 1839 à Constantinople pour essayer de lutter contre l’incendie qui ravage la ville ; la marine française intervient en avril 1909 en Cilicie pour protéger les Arméniens contre les massacres perpétrés par les Ottomans ; un peu plus tard elle évacue des chrétiens du Liban menacés du même sort. Il y a aussi des opérations de lutte contre la piraterie et contre la traite négrière.

Après l’échec de la tentative de passage en force et de débarquement dans les Dardanelles en mars 1915 (16 cuirassés sont engagés et rencontrent une résistance inattendue car les renseignements des Alliés sont insuffisants ; aussi 3 bâtiments sont coulés et 3 sont dévastés) suivi de la malheureuse opération de la presqu’île de Gallipoli au cours de laquelle 60 % des attaquants sont tués, les stratèges réfléchissent sur les conditions de la guerre littorale. Les Britanniques mettent au point le chaland motorisé Beetle pouvant porter 500 hommes sur une côte, et celui-ci fait ses preuves dans quelques opérations ponctuelles avant d’obtenir un succès éclatant lors de la guerre du Rif avec le débarquement d’Alhucemas du 8 septembre 1925 au cours duquel 13 000 Espagnols (avec des chalands et une force aérienne) parviennent à débarquer face à 9 000 Rifains et 14 canons. Les Britanniques poursuivent leurs réflexions au sein d’un Landing CraftCommittee, tandis que Castex – après avoir constaté : « Les instruments et la technique de notre époque rendent beaucoup plus difficiles les débarquements de vive force » – propose, par analogie avec les tranchées, un « tank amphibie » sur lequel il reste cependant très réservé. Les U.S. Marines contribuent à cette recherche avec l’ouvrage Advanced Base Operations in Micronesia,publié en 1921, et dans lequel Earl Hancock Ellis décrit les opérations amphibies que les Marines auraient à mener en cas de guerre dans le Pacifique. Il y insiste sur la physionomie particulière des archipels : « Des échiquiers d’îles se soutenant les unes les autres, telles des lignes de défense terrestres échelonnées en profondeur ». L’erreur à ne pas commettre serait d’attaquer une seule île car ce serait s’exposer à être contre-attaqué par les navires et avions établis dans les îles voisines ; la méthode correcte consiste à attaquer simultanément toutes les îles assez rapprochées pour s’épauler les unes les autres. Ellis meurt en 1923, mais les recherches sont poursuivies et elles aboutissent à la mise au point de matériel de débarquement utilisés durant la Seconde Guerre mondiale : le Landing Craft (pouvant transporter 36 hommes ou une jeep à 12 nœuds, avec un tirant d’eau de 1,06 m) et le Landing Vehicle (véhicule amphibie chenillé pouvant transporter 18 hommes et leur matériel à 12 km/h dans l’eau et 32 km/h à terre).

Les grands débarquements de la Seconde Guerre mondiale sont possibles grâce à ces nouveaux engins et surtout grâce à la puissance aérienne qui « encage » les zones de débarquement et en neutralise partiellement les défenses.

Les opérations amphibies se poursuivent après ce conflit et elles conduisent à mettre au point des matériels nouveaux. Ainsi l’opération Starlite du 18 août 1965, menée contre la base viet-cong de Van Tuong par 5 500 marines, première attaque amphibie supportée par des hélicoptères opérant depuis le porte-hélicoptère U.S.S. Iwo-Jima lancé en 1960 et dont le type se diffuse dans les années 1970. L’U.S.S. Tarawa, lancé en 1973, est l’ancêtre des bâtiments d’assaut amphibie actuels, à la fois porte-hélicoptères et transport de chalands de débarquement.

Parmi les grandes opérations amphibies des années récentes on peut citer les Malouines en 1982, la Grenade en 1983, Mogadiscio en 1992, HARMATTANen 2011. Au cours de cette dernière action 14 hélicoptères de l’armée de Terre opérant depuis le bâtiment de projection et de commandement Tonnerre détruisent 600 objectifs militaires de Libye avec un type original d’action amphibie (« No boots on the ground ») entre projection de forces et projection de puissance. L’expérience tirée de cette opération est utilisée dans la construction du BPC Mistral, capable de porter 12 à 16 hélicoptères, 2 à 4 chalands de débarquement, 60 blindés légers ou 13 chars lourds, 450 à 700 combattants, un état-major de 200 personnes, une capacité d’évacuation de plus de 700 personnes, un hôpital de 69 lits et des salles d’opération.

Ainsi les procédés des opérations amphibies évoluent-ils alors que les principes stratégiques demeurent inchangés.

C&M 1 2016-2017

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