Conférences

Un Gascon rue Royale : l’amiral Boué de Lapeyrère ministre de la Marine 1909-1911

Philippe Zanco
Docteur en droit et invité permanent de l’Académie

Le 13-04-2016

Le président Legoherel présente le conférencier de ce jour, M. Philippe Zanco, docteur en droit et invité permanent de l’Académie. Après l’édition de sa thèse intitulée Le ministère de la Marine (1689-1958) par le Service historique de la Marine en 2004, M. Zanco a dirigé un Dictionnaire des ministres de la Marine (1689-1958), puis il a publié deux ouvrages de science économique et sociale : La société des super-héros : économie, sociologie, politique en 2012 et La mondialisation en 2015.

Une partie de l’existence de l’amiral Boué de Lapeyrère est une énigme largement entretenue par l’amiral lui-même. Première énigme : comment a-t-il été possible à ce Gersois, né dans une famille du terroir, de mener une carrière militaire aussi exceptionnelle ? Il faut rappeler l’existence des fameux cadets de Gascogne, nombreux dans l’ordre de Malte, ainsi le chevalier Jean-Bertrand de Luppé du Garrané, propriétaire du château de Lacassagne près de Lectoure dont la grande salle est décorée de peintures somptueuses représentant des épisodes du Grand Siège de Malte par la flotte ottomane en 1565. L’oncle maternel de Boué de Lapeyrère, Adolphe Dupouy, termine comme vice-amiral une carrière commencée sous les ordres du contre-amiral de Galard-Terraube, lui aussi gersois et chevalier de Malte. Seconde énigme : Boué de Lapeyrère est présenté comme un homme d’action, non comme un intellectuel. Sorti dernier de sa promotion à l’Ecole navale il est noté : « peu intelligent », quoique travaillant « d’une manière extraordinaire ». Il joue de cette image du gascon un peu rude, surtout homme d’action, mais au lycée d’Auch il collectionne les prix d’excellence dans les matières littéraires ; il correspond régulièrement avec Pierre Loti qui fut son aide de camp ; son propre fils, Robert Boué de Lapeyrère, fait carrière dans les arts et la poésie ; les homologues britanniques de l’amiral le décrivent certes en homme d’action mais aussi en stratège avisé, lecteur de Mahan, instruit des théories modernes de la guerre navale. Troisième énigme : « J’attendais un commandement à la mer, et on m’offre un comptoir », aurait-il déclaré lors de sa nomination au ministère en 1909. L’anecdote, peut-être apocryphe, renforce l’image du rude gascon méprisant la bureaucratie et la politique, mais il n’est pas arrivé à ce poste par hasard. Ayant accompli plusieurs missions au Ministère entre 1902 et 1907, il s’est fait des relations dans le personnel politique, en particulier parmi les radicaux dont beaucoup sont originaires du Sud-0uest. Il connait bien le président Fallières, né et élu du Lot-et-Garonne dans une circonscription voisine du domaine familial des Boué de Lapeyrère, qui lui confie le commandement de l’escadre officielle lors de son voyage en Russie. Le cabinet Aristide Briand auquel il participe est un véritable nid de Gascons, parmi lesquels le ministre de la Guerre et son sous-secrétaire d’Etat, le ministre de l’Agriculture et celui de la Justice.

Dans le laps de temps qui m’est imparti, il faut faire un choix et j’ai voulu vous parler de la période ministérielle de Boué de Lapeyrère, peut-être la moins connue de sa vie et celle durant laquelle il eut à relever les défis les plus importants.

Le contexte. – En 1907, à Toulon, le cuirassé Iéna explose, faisant 118 morts et 37 blessés, et plusieurs autres accidents mortels endeuillent la Marine depuis 1907 jusqu’en 1912. L’enquête parlementaire organisée au lendemain de la catastrophe de l’Iéna aboutit à la conclusion que tous ces accidents sont liés à l’instabilité des poudres B, poudres sans fumée. La difficulté, d’abord technique, prend rapidement une dimension politique. Accepter l’instabilité des poudres c’est ébranler la sécurité nationale cinq ans après Fachoda. Le ministre de la Marine Gaston Thomson est poussé à la démission par un discours offensif de Théophile Delcassé à la Chambre le 19 octobre 1908. Au-delà du ministre c’est le chef du gouvernement, Georges Clemenceau, qui est visé ; le 25 mars 1909 une nouvelle interpellation de Delcassé aboutit à un vote de défiance vis-à-vis du gouvernement. Le socialiste Aristide Briand, garde des Sceaux dans le précédent ministère, forme un cabinet « de conciliation nationale » avec Stephen Pichon demeurant aux Affaires étrangères.

Pour la Marine, la presse et l’opinion attendent un marin. Après la catastrophe de l’Iéna et en plein débat sur les poudres le choix est difficile. Stephen Pichon et Fallières pensent à Lapeyrère dont ils avaient pu apprécier le savoir-faire l’année précédente dans l’exercice du commandement de l’escadre officielle du déplacement en Baltique. Briand, qui le connaît seulement de réputation, hésite, puis se rallie au consensus en plaçant à côté du marin un sous-secrétaire d’Etat à la Marine, Henry Chéron, avocat et député-maire de Lisieux, précédemment sous-secrétaire d’Etat à la Guerre, réputé pour sa bonhomie et sa bienveillance alliée à un physique imposant, populaire dans l’Armée en raison de mesures pour améliorer les conditions de vie et le confort alimentaire et sanitaire de la troupe. Par ailleurs, Lapeyrère, nommé préfet maritime de Brest à un moment délicat, avec de graves troubles sociaux, était parvenu à faire retomber les tensions en accomplissant un travail remarquable d’organisation et de diplomatie, renvoyant de l’arsenal un syndicaliste condamné par la justice mais laissant les ouvriers organiser des réunions et lancer des tombolas de soutien. L’échec du lancement du nouveau cuirassé Danton avait été imputé aux anarchistes ; le succès de la seconde tentative, le 4 juillet 1909, est imputé à la nouvelle confiance entre la Marine et les ouvriers car Lapeyrère lui-même a parcouru l’arsenal, donnant des encouragements aux ouvriers et aux contremaîtres, les rassurant sur le maintien de l’indemnité de fin de travaux.

Un Gascon rue Royale. – Lapeyrère arrive à Paris le 26 juillet au matin et il est accueilli à sa descente du train par Aristide Briand. Tous deux sympathisent et, jusqu’à la fin de sa vie, l’amiral gardera une grande estime pour cet homme plus jeune que lui et avec qui il n’a rien en commun. Ils se rendent au ministère et le nouveau ministre retrouve Henry Chéron qu’il avait rencontré à Brest l’année précédente au cours d’une visite officielle.

Le nouveau ministre commence par rajeunir l’administration centrale en relevant tous les directeurs de leurs fonctions et en les remplaçant par des hommes jeunes. Ainsi, la direction de l’artillerie navale est-elle confiée à un colonel d’artillerie coloniale, spécialiste reconnu des poudres B ; la direction de la comptabilité générale à un inspecteur des finances de trente-huit ans qui restera dix ans dans ce poste où il fournit un travail exceptionnel de refonte des règles administratives et comptables des services. Il nomme auprès de lui des hommes dont il a déjà pu apprécier le talent, ainsi son aide de camp qui le suit depuis Brest et conservera ultérieurement la même fonction ; il en est de même pour son chef de cabinet, placé sous ses ordres depuis 1906. La direction de l’état-major de la flotte est confiée au contre-amiral Marin-Darbel que Lapeyrère avait connu à l’escadre de la Méditerranée à l’époque de Fachoda.

Le programme naval. – A peine nommé le nouveau ministre doit effectuer une mission diplomatique à Cherbourg pour accueillir, en compagnie du président Fallières, le tsar Nicolas II. C’est une visite délicate car peu auparavant le passage de l’empereur de Russie en Allemagne avait été accompagné de manifestations contre la venue du « tyran » ; la police craint un attentat. La rencontre entre les deux chefs d’Etat à bord du cuirassé Vérité devant Cherbourg le 31 juillet, suivie d’une revue navale pavoisée aux couleurs de la Russie et de la France se fait dans des conditions parfaites. Après le départ de l’escadre russe, le 2 août, le président de la République peut parcourir les rues de Cherbourg, visiter l’hôpital maritime et l’arsenal et assister au lancement de l’Archimède, plus grand sous-marin du monde. C’est un succès à la fois diplomatique et populaire qui permet au ministre de commencer dans de bonnes conditions la préparation d’un programme naval.

Lapeyrère veut lancer la construction de nouveaux cuirassés, les dreadnoughts de la flotte française. Pour réaliser ce projet il nomme à la direction des Constructions navales l’ingénieur Lyasse, venu de Brest, et dont il avait apprécié l’efficacité. Il propose la construction de nouveaux bâtiments par l’industrie privée, à l’instar de ce qui est pratiqué en Angleterre. Au même moment Henry Chéron prépare la réorganisation de l’administration centrale, partagée en deux sphères par le décret du 18 décembre 1909 : les « questions financières, contentieuses et d’administration proprement dite » relèvent du sous-secrétaire d’Etat, tandis que le ministre se réserve « les questions de commandement et de préparation à la guerre, tant militaires que techniques ». Le projet de loi navale déposé en février 1910 est repoussé par la Chambre car il est jugé trop ambitieux ; il est remplacé le 21 mars par un nouveau projet permettant de mettre immédiatement en chantier les deux premiers cuirassés du programme. Celui-ci est accepté et il sera suivi. Lorsque le cabinet Briand tombe, le 2 mars 1911, Lapeyrère est remplacé par Théophile Delcassé, auparavant président de la commission de la Marine à la Chambre, et celui-ci, qui conservera le même portefeuille jusqu’au 21 janvier 1913, poursuit et perfectionne le programme de l’amiral, permettant de disposer d’une armée navale en 1914. Arrivé au ministère peu avant la traversée de la Manche par Blériot, le 25 juillet 1909, Lapeyrère s’enthousiasme pour l’avion dont il estime qu’il peut devenir un auxiliaire précieux pour les missions de reconnaissance ; il commande à la société Farman le premier avion de la marine française et il fait aménager une plate-forme de décollage sur le croiseur Foudre. On peut donc considérer le ministre comme le fondateur de l’Aéronautique navale.

L’administration de Boué de Lapeyrère connait aussi des conflits de personnes et des échecs. Le ministre ne vient guère à la Chambre et laisse Chéron répondre aux interpellations. Tous deux s’estiment, mais Chéron, vieux routier de la politique, actif dans la presse et dans l’administration, commence à empiéter sur les compétences du ministre. Au début de novembre 1910, Briand profite d’un remaniement ministériel pour remplacer Chéron par un vieil ami, l’élu nantais Gabriel Guist’hau, qui s’intéresse particulièrement à la marine marchande, annonçant la création d’un sous-secrétaire d’Etat pour celle-ci.

Briand est mis en minorité en février 1911. Il est remplacé par Monis avec Delcassé à la Marine, tandis que Lapeyrère reçoit le commandement de la première escadre de ligne et, jusqu’à sa retraite à l’automne 1915, il ne cessera de commander et de naviguer.

Discussion. – B. Vieillard-Baron : Gabriel Guist’hau ministre de la Marine en 1920 et 1921 (et membre de l’Académie) remet la grand-croix de la Légion d’honneur à Lapeyrère. Quelles sont par ailleurs les relations de celui-ci avec Georges Leygues ? R. Ils ne se connaissent pas.

B. Galimard-Flavigny : la présence de l’Ordre de Malte en Gascogne est renforcée par l’installation de religieuses de l’Ordre dans la région.

C&M 3 2015-2016

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