Conférences

L’épave Arles Rhône 3 ou le destin exceptionnel d’un chaland gallo-romain

Mme Sabrina Marlier-Sabouraud
Archéologue au Musée départemental Arles antique

Le 23-03-2016

Madame Sabrina Marlier-Sabouraud, archéologue au Musée départemental Arles antique, conférencière de ce jour, est présentée par Michel L’Hour, membre de la section Histoire, lettres et arts. Après des études d’histoire et la soutenance d’une thèse de doctorat sur la charpente navale romaine, préparée sous la direction de Patrice Pomey à l’Université d’Aix-en-Provence, Mme Marlier a conduit de 2007 à 2011 la fouille de l’épave Arles 3.


Remarquablement conservé sous les limons du Rhône, ce chaland a fait l’objet d’un traitement exceptionnel avant d’être installé au Musée Arles antique où Mme Marlier l’a fait découvrir à un groupe d’académiciens lors de notre déplacement en Provence l’année dernière. En parallèle à cette installation, plusieurs chercheurs se sont livrés à une étude détaillée dont les résultats permettent de renouveler la connaissance de la batellerie gallo-romaine, notamment celle du bassin rhodanien.

L’intérêt de cette épave tient d’abord à son état de conservation. Sa coque est complète à 93 %, ses aménagement internes avec le dernier chargement et le mobilier de bord sont encore en place et les équipements de navigation (gouvernail, mât de halage, perches de sonde) ont été découverts. La mise au jour de la monnaie votive (un denier en argent frappé à Rome en 123 avant J.-C.) ajoute une dernière pièce à l’ensemble dont l’on peut dire qu’il est exceptionnel ! L’intérêt tient ensuite aux études conduites sur cet ensemble par une vingtaine de spécialistes qui permettent aujourd’hui de reconstituer la construction et l’histoire du chaland.

Une coque de bois et de fer. ‒ Du point de vue architectural il s’agit d’un bateau à fond plat, la « sole », destiné à naviguer dans un fleuve. Il se caractérise par des bouchains monoxyles en forme de L qui permettent d’assurer la transition entre le fond et les flancs de l’embarcation. Ceux-ci sont formés par d’imposantes pièces issues de demi-troncs d’arbres. Bouchains et flancs permettent d’assurer la rigidité longitudinale du bateau tandis que la rigidité transversale est assurée, à l’intérieur de la coque par toute une série de pièces transversales : des varangues disposées contre la sole et les bouchains ; des courbes faisant le lien entre la sole et les flancs. Une varangue plus massive et creusée d’une mortaise recevant le pied du mât servait d’emplanture.

L’assemblage des éléments de la coque est assuré par environ 1 700 clous en fer. On compte aussi de nombreuses ferrures, en particulier à la proue qui est ceinturée par une véritable armature métallique. Les clous présentent une pointe d’une finesse remarquable et ont été réalisés avec un alliage de fer et de carbone de très bonne qualité.

L’étanchéité de la coque est assurée selon la technique du « lutage » qui consiste à mettre en place des tissus poissés entre les planches de la coque avant leur réunion. Les tissus sont composés de chiffons de laine amalgamés et trempés dans de la poix. Cette même substance, une résine de pin chauffée, était également répandue sur l’intérieur et l’extérieur de la coque.

Le travail de restitution, à partir des relevés 3D de l’épave, révèle un bateau long de 31 m et large de moins de 3 m pour une hauteur de 1 m, soit un bateau très long et très étroit qui présente en outre une proue filiforme jamais rencontrée sur les autres chalands gallo-romains découverts en Europe.

Une autre particularité de l’épave est d’avoir conservé ses aménagements internes. Des planches de protection étaient disposées sur l’arrière de la coque et un caisson a été mis en place dans la partie centrale, sur une longueur de près de 16 m, pour recevoir la cargaison. Constitué de 140 pièces amovibles, ce caisson, ouvert sur le dessus, avait un volume de près de 14 m3.

Les bois du bateau. ‒ L’étude xylologique a permis d’identifier les essences de bois utilisées pour la coque et ses aménagements : chêne pour le fond et les plats bords ; résineux (sapin, épicéa, pin) pour les flancs et la majorité des aménagements. Cette répartition montre une sélection raisonnée des bois. Le chêne, dense, résistant et durable, est particulièrement bien adapté pour supporter des charges importantes et assurer la stabilité et la robustesse de la structure du chaland. La faible densité des essences résineuses permet d’alléger l’embarcation. L’analyse dendro-chronologique révèle que c’est un sapin de 40 m de hauteur pour un diamètre de 90 cm et d’au moins 234 ans qui a été abattu puis fendu ou scié en deux dans sa longueur et débité à la hache pour former l’essentiel des flancs. Cette étude donne une fourchette chronologique pour l’abattage des arbres qui permet de placer la construction du bateau dans les années 50, voire le début des années 60 après J.-C. Elles permettent enfin de préciser les provenances. Les chênes viennent d’une région située au voisinage de Chalon-sur-Saône tandis que les résineux proviennent des Alpes du Nord, du Jura ou même des Vosges. Cela n’exclut pas que le bateau ait pu être construit dans le sud du bassin rhodanien, les bois étant alors acheminés par flottage. L’étude du poix montre en effet que ces substances ont été produites dans un environnement méditerranéen.

Un chantier naval au cœur des influences méditerranéennes. – Ce chaland, avec ses dimensions imposantes, relève d’une construction complexe qui a demandé des moyens logistiques, techniques et humains importants. Issu d’un chantier naval capable de réunir l’ensemble, on pense bien sûr aux navalia d’Arles, qui, selon le témoignage de César (Guerre civile, I, 36, 4) étaient, dès le Ier siècle avant J.-C., des chantiers importants. Sept inscriptions, imprimées plusieurs fois sur les planches du chaland, sembleraient correspondre à des logiques de stockage des bois à mettre en relation avec un arsenal important. 

Les caractéristiques architecturales de ce bateau l’inscrivent dans la famille des chalands gallo-romains du bassin rhodanien, à côté d’autres épaves découvertes à Chalon-sur-Saône et à Lyon. Elle se caractérise par des influences méditerranéennes, notamment le lutage, tandis que l’utilisation de demi-troncs de sapin pour les flancs est commune à quelques épaves de ce groupe. A la rencontre entre la Méditerranée et le Rhône, les chantiers navals d’Arles ont sans doute joué le rôle de creuset d’influences maritimes qui se sont ensuite propagées par la voie fluviale jusqu’à Lyon.

Propulsion et direction ; les équipements de navigation. – Parmi les équipements, le mât de halage, destiné à la traction du bateau depuis les berges, constitue une découverte exceptionnelle. Il s’agit d’un tronc de frêne de 3,70 m de hauteur dont le pied venait s’ajuster dans la mortaise d’emplanture et qui était maintenu en hauteur par le banc d’étambrai dans lequel il est inséré. L’ensemble était disposé au tiers avant du chaland afin de rendre le halage du bateau efficace.

A 150 m en arrière de l’épave, une rame-gouvernail en chêne a été découverte. Sa datation et ses dimensions (long. 7,20 m) concordant avec celle du bateau, elle a été associée au chaland dont elle s’est sans doute détachée après le naufrage. Disposée à l’origine dans l’axe arrière du bateau, elle a été associée au chaland dont elle s’est sans doute détachée après le naufrage. Disposée à l’origine dans l’axe arrière du bateau, cette rame, manœuvrée par un seul homme, permettait d’assurer la direction du chaland, soit par rotation axiale, soit par débattement latéral.

Le mobilier de bord et le chargement de pierres. – Situé sur l’arrière du chaland, une zone de vie comprenait du mobilier céramique lié à la cuisine (bouilloires, mortier, bols, assiettes) et des outils pour de menus travaux (serpe vigneronne, houe, fer plat à douille). Un fond de dolium était réutilisé comme foyer et alimenté par du charbon de bois. A la proue du bateau, deux perches de sonde, du bois de chauffage pour le brasero et un gros cordage, lié à l’amarrage ou au maintien du mât, ont été également découverts.

Ainsi construit et équipé, ce chaland était destiné au transport de marchandises dans un espace de navigation circonscrit à la section inférieure du Rhône. Lors de son dernier voyage, il transportait une cargaison de pierres calcaires. Disposée sur plusieurs couches dans le caisson central, elle a été évaluée à 21 tonnes, soit l’équivalent d’une vingtaine de charrettes. Ces pierres provenaient de carrières situées près de Tarascon et elles étaient destinées aux chantiers de construction de la ville d’Arles ou de la Camargue.

La vocation commerciale du chaland et son naufrage. – Le caractère amovible et modulable du caisson conduit à envisager que d’autres types de cargaison ont pu être transportés sur ce chaland. S’il était plus rentable d’acheminer des pierres en cargaison avalante, une cargaison moins pondéreuse, mais pouvant être volumineuse, devait être privilégiée à la remonte. Des ballots de laine, des céréales, du sel, ou encore des animaux vivants (chèvres et/ou moutons, comme l’atteste la découverte de spores de champignons coprophiles dans la zone de chargement du bateau) ont ainsi pu être transportés par le chaland au retour de Camargue. Dans ce cas, le chaland aurait alors fait halte dans le port d’Arles avant de reprendre la descente du fleuve. Il n’en repartit cependant jamais puisqu’il fut englouti, aussi soudainement que violemment, dans les eaux du Rhône, sans doute au cours d’une crue que l’on situe entre 66 et le début des années 70 après J.-C.

Bibliographie : S. MARLIER, dir. Arles-Rhône 3, un chaland gallo-romain du 1er siècle après J.-C. Ed. CNRS, 2014 (Archaeonautica 18).

Discussion : H. Legohérel : Ce chaland pouvait-il aller jusqu’à Fos ? R. On ne sait pas car on ignore lequel des trois bras du Rhône était utilisé.

J. Dhellemmes : La stabilité est douteuse et il manque environ 5 m à l’arrière. R. Ce bateau est profilé pour un fort courant, cependant à la hauteur d’Arles celui-ci est faible. On trouve ce type de construction en « navette » sur le Bas-Rhône durant tout le Moyen-Age et encore maintenant sur les chantiers d’Arles. L’arrière a été désolidarisé du reste de la construction par un prélèvement effectué avant le début de la fouille.

M. L’Hour : Plusieurs documents mentionnent des bateaux ayant 30 m de long sur 1 m de large utilisés pour le transport des ardoises.

C&M 2 2015-2016

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