Conférences

L’Europe et la mer

Jean-Dominique Giuliani
Chef d'entreprise

Le 25-11-2015

M. Jean-Dominique Giuliani, chef d’entreprise et président de la Fondation Robert Schuman, centre de recherche de référence sur l’Union européenne et ses politiques, a bien voulu accepter de présenter une communication sur ce thème.

L’Union européenne, commence-t-il, est l’expression politique et juridique d’un effort d’intégration de l’Europe, une sorte de tâche séculaire, qui a déjà obtenu des résultats non négligeables – la paix ramenée sur le continent des conflits – mais fait l’objet de tous les fantasmes, de toutes les critiques, non pas tant de la part des citoyens que plutôt de la part d’une élite européenne en mal de vision.
L’Europe et la mer c’est l’histoire d’une union précoce et séculaire ; l’Union européenne et la mer, celle de fiançailles tardives, et donc l’espoir d’une descendance féconde pour l’avenir.

L’Europe et la mer : une union précoce et séculaire

Chaque année à Venise, durant plus de six siècles, est célébré le mariage de la Cité avec la mer. En lançant un anneau dans les eaux boueuses de la lagune, le doge marque cette alliance irrévocable. La ville lui doit tout : sa puissance et sa prospérité, sa gloire et son expansion. Il en va de même pour l’Europe, irrévocablement liée elle aussi à la mer et aux océans.

Nous savons tous ici combien l’histoire de l’humanité est conditionnée par la relation des hommes avec la mer. Pour l’Europe, ce lien est très spécial car, par la mer et grâce à elle, ses populations maritimes ont initié l’une des plus grandes révolutions de l’histoire de l’humanité, ce qui lui a permis d’assurer pour un temps sa domination sur le monde. En fait elle a inventé la mondialisation.

L’âge d’or européen, c’est-à-dire en fait la succession d’âge d’or des nations européennes en construction n’a été possible que par et grâce à la mer. Le déclin relatif de l’Europe a été consommé sur terre et par la terre. Le XXIe siècle sera-t-il pour l’Europe pacifiée celui du succès par la mer ?

L’âge d’or européen : par la mer

Sciences, techniques et colonisation sont imbriquées dans l’histoire maritime de l’Europe. L’expansion européenne, à partir du XVe siècle, répond à des motivations, utilise des moyens particuliers et lui donne une vocation universelle. Les vraies raisons de la conquête des océans par les Européens tiennent d’abord à l’irrationnel ; les rêves d’aventure et la religion y jouent un grand rôle. Elles tiennent aussi au rationnel, c’est-à-dire aux besoins ; le XVe siècle européen connaît encore les famines, l’économie stagne et il faut conquérir de nouvelles frontières. Enfin, les techniques rendent l’expansion possible. Qu’il s’agisse de la science géographique ou des techniques de navigation ces savoir-faire connaissent un bond qualitatif extraordinaire du fait de l’intuition géniale de scientifiques et de marins audacieux. Les Européens assemblent les savoirs en matière astronomique, mathématique ; la cartographie moderne est née.

Venise et Gènes montrent la voie, le Portugal, l’Espagne, les Pays-Bas, la France et le Royaume-Uni, sont les acteurs de la révolution et de l’expansion européennes qui commencent au XVe siècle, mais avaient longuement mûri dans les têtes.

La France, vous le savez et vous l’avez écrit, hésite en permanence entre sa qualité de nation « terrienne » et sa vocation maritime. Fernand Braudel nous a légué à cet égard les jugements les plus clairvoyants : « C’est une sorte d’infirmité structurale qui affecte la puissance maritime de la France » (L’identité de la France, p. 294). En réalité, l’histoire de notre pays, comme en d’autres domaines, balance entre de vigoureux élans maritimes et des replis frileux. Richelieu et Colbert, Louis XIV et Louis XVI ont de véritables ambitions maritimes qui ont fait la gloire de nos marins et ont permis une phase de colonisation, générant un véritable envol de la puissance française. A la fin du XVIIIe siècle la France occupe le troisième rang dans le commerce maritime mondial. Le commerce extérieur français et britannique a été multiplié par trois en moins d’un siècle.

Le cœur économique du monde se déplace de la Méditerranée à l’Atlantique. Entre 1500 et 1620, les prix en Europe augmentent de 300 à 400 %, ainsi que la masse monétaire, gonflée de l’apport de métaux précieux. Le niveau de vie s’accroit, le développement industriel repose déjà sur l’investissement. Londres devient au XVIIIe siècle le cœur commercial du monde. L’agriculture européenne est transformée par l’apport de nouveaux produits. L’économie-monde est née.

Le déclin européen : retour à la terre ?

C’est une jeune nation en construction, les Etats-Unis, qui, grâce à ses technologies de construction navale (et au soutien de la France), parvient à s’émanciper de l’Angleterre qu’elle bat sur mer et qui, additionnant tous les savoir-faire accumulés en Europe, la détrône finalement au tournant du XXe siècle.

C’est l’époque des nationalités et du nationalisme. Sur le continent européen s’enchaînent alors les guerres. C’est la domination sur mer des Alliés, notamment des Etats-Unis et du Royaume-Uni, qui sauve l’Europe. Encore la mer salvatrice !

La mer, la mer, toujours recommencée…

Pacifiée et rapidement reconstruite, grâce au mouvement d’unification et d’intégration, l’Europe communautaire s’ouvre dès le traité de Rome (1957) au commerce, c’est-à-dire aux échanges par la mer. Son retour au cœur de l’économie mondiale – le PIB cumulé des 28 reste toujours aujourd’hui le premier du monde – sa volonté d’expansion par l’économie et son renoncement à la guerre, en font un succès, improbable dans les ruines de Berlin en 1945.
Elle fait face aujourd’hui à de nouveaux défis. Il n’empêche, c’est l’Europe qui donne à l’actuel mouvement de mondialisation, l’un des plus rapides de l’histoire de l’humanité, toute sa dimension par la taille de son marché, ses traités qui l’encadrent, sa solidarité interne, sa solidité économique et son commerce.

L’Europe et la mer, c’est l’histoire d’une union étroite. Elle donne aux Européens cette vision et cette vocation universelle qu’ils ne sont pas près d’abandonner.

L’Union européenne et la mer : fiançailles tardives ?

J’ai qualifié ironiquement leur relation de fiançailles tardives. C’est bien sûr un peu abusif, mais cela signifie que si les Etats membres de l’Union européenne n’ignorent rien de leur passé maritime et tentent même de la valoriser, s’ils se sont beaucoup préoccupés de la mer, ils n’ont pas encore réussi pleinement à en faire un réel instrument de leur politique.

Pourtant, les chiffres rappellent la réalité de la puissance maritime de l’Union. Plus de 40 % de la flotte mondiale sont contrôlés par des entreprises européennes. Les fréteurs européens assurent la gestion de 30 % des navires, de 35 % du tonnage du transport maritime, notamment 55 % des porte-conteneurs, soit 42 % de la valeur du commerce maritime dans le monde.

Puisqu’à l’origine de toute activité sur mer, il y a d’abord la capacité militaire d’y faire régner l’ordre et la sécurité, il faut parler des capacités navales européennes. Toutes marines confondues, elles s’élèvent à 400 navires de guerre, c’est-à-dire davantage que les 365 navires de la flotte américaine. Si cela constitue en nombre d’unités une puissance potentielle non négligeable, les niveaux technologiques de nos marines sont pour le moins contrastés. L’impasse capacitaire résultant d’années de relâchement, de sous-investissements, voire d’abandon, ont des répercussions durables qui, une fois encore, placent notre pays en situation d’assurer pour d’autres des missions maritimes indispensables.

Dans ce domaine comme dans d’autres, avant même d’être une grande puissance en action, l’Union européenne est une puissance en elle-même. Qu’en fait-elle ?

A l’origine, la « protection des ressources halieutiques » est la seule mention maritime dans les textes fondateurs de la Communauté européenne. Elle est l’une des cinq seules compétences exclusives de l’Union, c’est-à-dire déléguées par les Etats au niveau fédéral (avec la monnaie, l’union douanière, le commerce international et la concurrence). Les autres compétences des institutions européennes sont « partagées » avec les Etats membres ou réservées à ceux-ci (par exemple l’éducation, la culture, la santé). Ce rappel est nécessaire pour bien comprendre comment fonctionne l’Union européenne. En dehors de ses compétences exclusives, elle ne peut décider qu’avec l’accord des Etats, la plupart du temps à la majorité dite qualifiée, voire à l’unanimité. Cela explique que ses décisions puissent être souvent décevantes et que les institutions communes (surtout la Commission et le Parlement), qui en sont bien conscientes, réclament toujours des compétences nouvelles.

La pêche

La flotte de pêche de l’Union représente près de 84 000 navires ; elle assure 6 % des captures dans le monde et s’inscrit au quatrième rang mondial. Peu à peu, l’Union, qui la réglemente depuis 1970, a organisé la lutte contre l’épuisement des ressources au moyen des fameux quotas, fixés avec les Etats membres. Le règlement du 11 décembre 2013, qui instaure à partir de janvier 2014 une politique commune de la pêche, est inspiré de concepts malthusiens, qui se veulent exemplaires en anticipant la fin de pratiques ancestrales et… qui n’ont pas fini de faire des vagues chez les pêcheurs. Il en va de même en matière d’environnement.

La protection de l’environnement maritime

L’adoption (1982) et surtout l’entrée en vigueur (1994) de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer offre à l’Union européenne l’un de ses cadres préférés de développement politique, celui des stratégies et des représentations environnementales.

La directive du 23 juillet 2014 organise la planification de l’espace maritime avec un plan d’action précis. Elle oblige les Etats membres à intégrer dans leurs politiques d’aménagement des règles sévères de préservation des aires marines. En France, 1 758 sites sont ainsi concernés dont 58 sont exclusivement marins et 151 sont mixtes.

La politique maritime intégrée

Débordant ainsi de ses strictes compétences, et parce que cela facilité l’action des gouvernements, le législateur européen a étendu son domaine de compétences en matière maritime. Pour concrétiser cet empiètement salutaire, la Commission européenne a inventé le concept de « Politique maritime intégrée ».

Elle a souhaité inscrire l’action des institutions communes dans un cadre qui englobe toutes les composantes de toutes les politiques qui peuvent avoir un impact sur le milieu marin. Les institutions communes et les Etats membres doivent viser à atteindre les mêmes objectifs qui sont :

1.°Une exploitation durable des espaces maritimes dans un souci de croissance. Cela concerne les ports, le transport maritime, les chantiers navals, la gestion des pêches et des marins du commerce. 2.°Concentrer les efforts de recherche et d’innovation. 3.° Améliorer la qualité de la vie dans les régions côtières par le tourisme et une meilleure prévention des risques naturels. 4.°Encourager les pays européens à agir ensemble dans les affaires maritimes internationales.

Ces efforts ont abouti à un règlement adopté en 2011 avec toute une série de mesures dans tous les domaines d’activité (énergie, transports, environnement) pensées et appliquées en fonction des objectifs globaux et intersectoriels fixés par ce document. Il y a désormais une politique maritime européenne globale et concernant tous les acteurs. L’Europe n’a pas encore d’autorité maritime décisionnaire, mais elle dispose déjà d’un cap commun avec des objectifs déclinés progressivement dans chacune de ses législations.

La stratégie de sûreté

L’Union est allée plus loin encore et c’est plutôt une bonne surprise du point de vue de la France, en adoptant en juin 2014 une stratégie de sûreté maritime et un plan d’action pour sa mise en œuvre : L’UE et ses Etats membres ont un intérêt stratégique à ce que les problèmes de sécurité liés à la mer et à la gestion des frontières maritimes soient recensés et traités, et ce dans l’ensemble du domaine maritime mondial… La sûreté maritime s’entend comme une situation du domaine maritime mondial dans laquelle le droit international et la législation nationale sont appliqués, la liberté de navigation est garantie et les citoyens, les infrastructures, les transports, l’environnement et les ressources marines sont protégées.
Selon le plan d’action adopté en novembre 2014, l’action extérieure de l’Union est fondée sur la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer et les principes qu’elle contient, à commencer par le refus de la « territorialisation » des espaces maritimes et la réaffirmation des règles relatives à la liberté de navigation, à la sécurité en mer et à l’organisation des secours, les zones économiques exclusives et les droits qui leur sont attachés, tout en respectant le droit positif, c’est-à-dire une articulation autour de la souveraineté nationale. Les Etats européens s’engagent à œuvrer ensemble pour leur respect et à développer leurs outils nationaux dans la même direction.

Cela n’est pas anodin au moment où l’on entend ici ou là réclamer un « corps de garde-côtes européens », dont personne n’a encore compris ce qu’il signifierait.

En revanche des outils sont développés pour permettre les échanges d’information et la coopération entre les autorités nationales en charge de la sécurité maritime. Tel est le cas de CISE (Environnement commun de partage et d’information en matière de sécurité maritime), de SafeSeaNet, Mase ou Eurosur, tous programmes dotés de moyens destinés à améliorer l’échange d’information et l’alerte précoce sur les mers européennes.

L’Europe trouvera-t-elle un nouvel élan dans la mer et par la mer ?

Si l’Union parvient à surmonter sa réticence naturelle envers l’exercice de la puissance, face à de nouveaux défis, elle peut trouver dans une politique maritime audacieuse les éléments d’un rebond nécessaire.

Du fait de leur histoire, nombre d’Etats membres se refusent à l’exercice traditionnel de la puissance. Construite pour ramener la paix, ce qu’elle a réussi au-delà de toute espérance, elle n’est pas pour l’instant pas prête à faire la guerre. Or nous savons que pour éviter la guerre il faut être prêt à la faire et que malheureusement, souvent, des conflits circonscrits et limités évitent de plus grands drames.

Déjà nombre de coopérations militaires ne sont pas négligeables. Il existe un embryon de Force maritime européenne, Euromarfor, qui est une coopération (1995) entre les marines française, espagnole, italienne et portugaise. Elle a été activée cinq fois pour des opérations et pour de nombreux exercices. Nos marines travaillent ensemble au sein et en dehors de l’OTAN, ainsi pour faire respecter l’embargo sur les armes lors des guerres des Balkans. La mission ATALANTE (10 décembre 2008) de lutte contre la piraterie au large des côtes somaliennes est considérée comme un succès. Elle a été suivie et copiée par toutes les marines du monde et par l’OTAN. Il n’y a pas eu en 2015 d’acte de piraterie dans la zone.

Depuis 2002, l’Union s’est dotée d’une agence de sécurité maritime, dont le siège est à Lisbonne. Celle-ci s’efforce de contribuer à la sûreté maritime et à la prévention des pollutions par l’échange des informations et la mise au point de pratiques harmonisées.

Nous devrions aller plus loin. L’Europe devrait mieux écouter les leçons de son histoire. Sont, en effet, en cause pour les Européens le principe de la liberté des mers et de l’exploitation des océans, c’est-à-dire l’accès à de nouvelles ressources en essayant de ne pas reproduire ce que nous avons fait de la Terre. De surcroît le terrorisme et les migrations maritimes constituent de nouveaux défis majeurs auxquels des solutions doivent être apportées dans l’urgence.

La France est à la pointe de la réflexion et de l’action. Elle doit être le moteur de la maritimisation des politiques européennes. Le rapport du Sénat sur la maritimisation et le Livre blanc sur la Défense ont marqué un tournant dans la prise de conscience des enjeux maritimes en France. On les doit à la Marine nationale et ses réflexions stratégiques. Une fois encore nos plus hautes autorités ont réaffirmé leurs ambitions pour la politique maritime de la France, dans une stratégie maritime, consacrée lors d’un Comité interministériel de la mer le 22 octobre dernier.

Les esprits avancent, la réflexion progresse. Le temps de l’action est venu.
Permettez-moi de terminer cette modeste contribution par une note plus grave.
Sans marine de guerre, il n’y a pas de commerce sûr, pas d’exploitation des océans, pas de sécurité nationale, pas de vie littorale tranquille. Il n’y a donc pas d’avenir pour les discours sur les enjeux maritimes sans un effort exceptionnel permettant de garantir dans la durée l’excellence de notre flotte et de nos marins. Je fais partie de ceux qui pensent qu’il nous faut un second porte-avions, que nos frégates ne doivent pas être systématiquement vendues dès qu’elles sont opérationnelles, que nos patrouilleurs sont la garantie du patrimoine des ZEE que nous sommes si fiers d’étendre sans poser la question de leur surveillance, que nos aires maritimes protégées ne doivent être décidées qu’autant qu’on puisse les protéger. Que l’Europe doit se réveiller et retrouver le chemin de la mer et des océans. Que cela constitue pour elle un formidable défi capable de lui faire retrouver les faveurs des opinions publiques. Que, pour cela, la France doit montrer l’exemple, avec ceux des partenaires qu’elle choisira…


C&M 1 2015-2016

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