Conférences

La France, puissance moyenne au XXIe siècle ?

Edouard Guillaud
Amiral (2s)

Le 18-11-2015

La communication de ce jour est prononcée par l’amiral Edouard Guillaud, ancien chef d’état-major des Armées, récemment élu dans la section Marine militaire.

Il est d’usage, annonce l’amiral Guillaud, qu’un nouvel élu prononce une communication et notre président a bien voulu me laisser libre de la date et du choix du sujet. Qu’il en soit remercié ! J’ai choisi de faire un tour d’horizon géostratégique, pas seulement maritime, mais dans lequel l’eau salée a toute sa place.

Ce titre ‒ la France une puissance moyenne au XXIe siècle ? ‒ se voulait ironique à l’origine ; il est aujourd’hui bordé d’un crêpe noir après ce que nous avons vécu le 13 novembre dernier et ce qui s’est produit ce matin. Car le terrorisme tient lui aussi compte de la taille des puissances pour le choix des cibles et le lieu des frappes…

Aujourd’hui, à travers le monde, nous ne sommes pas vus comme une très grande puissance, encore moins une « hyperpuissance » (il n’y en a qu’une seule à l’heure actuelle) et personne ici n’oserait se comparer à la Chine, voire à l’Inde. Nous sommes plutôt perçus comme une « grande moyenne » puissance. Qu’en sera-t-il dans ce siècle qui débute ?

Puissance moyenne ? Examinons la pertinence de l’adjectif. Je vais commencer par un certain nombre de chiffres, mais ne sommes-nous pas à l’origine une émanation de l’Académie royale des sciences ? Vous me le pardonnerez, je l’espère.

Qu’est-ce qu’une puissance moyenne ?

Nous sommes en milieu de tableau selon trois des quatre principaux critères internationalement reconnus : 1. Une superficie terrestre de 550 000 km2 pour la métropole, 675 000 km2 ; avec nos outre-mer et possessions, c’est loin de la taille de la Russie, de la Chine ou des Etats-Unis par exemple. 2. Une population d’environ 65 millions, ce qui nous place au 21ème rang dans le monde, le Royaume-Uni au 22ème (65 M aussi) mais nous sommes les seconds en Europe. 3. Un Produit Industriel Brut d’environ 3 000 G$, au 5ème ou 6ème rang, avec le Royaume-Uni au 6ème ou 5ème, selon les années. 4. Vous connaissez tous, dans cette enceinte, le quatrième critère : notre domaine maritime de 11 millions de km2 qui nous place au second rang derrière les États-Unis, et pouvant encore potentiellement s’agrandir d’un million supplémentaire ! Vous noterez que les Etats-Unis se voient derrière nous, avec 11,3 millions de km2 ; ont-ils déjà pris en compte une nouvelle extension après celle de septembre dernier et ses 579 000 km2 ?

Il existe bien entendu des critères plus immatériels, ainsi la capacité d’influence, ou encore culturels, comme les Lumières, autrement dit le « phare » des Nations…

Regardons de plus près l’influence. Elle passe d’abord par la langue. Alors que l’ONU compte 193 Etats, l’organisation de la Francophonie en comprend 80, dont 54 membres pleins et 26 pays associés, soit plus de 900 millions d’hommes. Cela se traduit, lors de l’Assemblée générale de l’ONU, par un soutien presque mécanique à nos positions ; les diplomates l’évaluent entre quinze et quarante voix, selon les sujets. En comparaison, le Commonwealth comporte 53 Etats. J’observe, même si cela peut paraître très incorrect, que Francophonie et Commonwealth ont la même origine : un empire colonial finalement pas aussi épouvantable que certains ont voulu le faire croire, et une décolonisation pas aussi ratée ! Croire le contraire impliquerait qu’il y a dans le monde des centaines de millions de masochistes qui rêvent de Paris ou de Londres.

Pour poursuivre avec les comparaisons, l’Europe comprend 44 ou 51 Etats, 740 millions d’habitants, 100 de plus si la Turquie y est incluse. Quant à l’Union Européenne, sur ses 28 membres, les six plus importants ont de 38 à 80 millions d’habitants, le septième est la Roumanie avec 20 millions. Le caractère « moyen » de la France est donc relatif… Enfin, pour en terminer avec les chiffres, imaginons l’Europe vue de Chine : 740 millions, 44 Etats, face à 1,4 milliard et un seul Etat… L’éparpillement d’un côté, l’unité de l’autre. Mais je vous le rappelle : 900 millions de locuteurs potentiels en français, ce n’est déjà pas si mal.

L’influence passe aussi par la culture, autrefois conquérante, aujourd’hui plutôt référence, qui se traduit en art de vivre (demandez absolument partout, sur les cinq continents), et au travers du tourisme. Les 15 % de morts étrangers de vendredi dernier nous le rappellent cruellement.

Outre les critères classiques et la capacité d’influence, deux singularités françaises sont à mon sens souvent oubliées, issues toutes deux de la géographie et nous confèrent une capacité d’attirance. Première singularité : nous sommes la puissance continentale la plus à l’ouest (si l’on veut bien considérer que l’Espagne et le Portugal sont dans une péninsule barrée par les Pyrénées). La France est donc l’extrémité de l’Europe, le point de départ ou d’arrivée naturels vers les océans et les mers ouvertes. Or les hommes ont toujours voulu aller « au-delà de l’horizon ». Aboutissement et confluent de l’Europe du Nord, de l’Europe centrale et de l’Est, de l’Europe du Sud. Donc lieu de rassemblement. Seconde singularité, plus sociologique et humaine : nous sommes un « melting pot ». Même si la période peut sembler remettre en cause certaines idées, n’oublions pas que, tous ici, nous sommes issus d’un mélange de saxons, celtes, ibères, latins, basques, francs, normands, arabes, grecs, goths et j’en oublie ! C’est sans doute ce métissage qui nous rend attirants, mais aussi agaçants.

Résumons : nous sommes au milieu des classements et en tout état de cause pas sur les podiums, pas les plus grands, pas les plus forts économiquement ni sportivement, ni militairement, parfois considérés comme une « gloire passée », avec malgré tout quelques niches, du domaine maritime à la mode ou la cuisine, mais…

Mais, si l’on admet que les capacités d’un Etat à peser dans la durée sur les affaires du monde reposent sur trois piliers qui doivent être équilibrés : son pouvoir économique, sa volonté politique et ses capacités militaires, force est de constater que le nombre de pays répondant à ces critères est réduit ; ainsi il manque la volonté politique à l’Allemagne et au Japon (héritage de la Seconde Guerre mondiale), les capacités militaires à la plupart des pays européens, la puissance économique à un certain nombre de pays émergents, voire à la Russie comme hier à l’Union soviétique.

A l’inverse, la France est favorablement placée : elle a, grosso modo, les moyens de ses ambitions (sans entrer dans nos querelles internes sur l’ordre des priorités et les choix effectués qui peuvent varier selon les circonstances, nous venons de le vivre), elle n’a pas peur (notre Histoire nous a façonnés par les guerres) et nos armées sont de grande qualité, comme chacun le reconnaît. Nous sommes donc aux yeux de la communauté internationale plus disponibles que d’autres pour l’action, plus aptes aussi.

La France puissance moyenne peut-être, et pourtant nous sommes membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies avec droit de veto (partie donc du célèbre P5). Et pourtant aucun des pays aspirant à ce statut de membre permanent ne remet en cause notre statut, pas plus que celui du Royaume-Uni d’ailleurs. Nous sommes perçus comme légitimes dans cette position privilégiée.

Comment expliquer ce paradoxe ? J’y vois toute une série de raisons, des plus factuelles aux plus symboliques. Notre pouvoir d’influence est réel, j’y faisais allusion tout à l’heure en parlant de la francophonie et de notre passé colonial. Nous avons également une vision géostratégique globale de notre planète, attentifs aussi bien à la mer de Chine méridionale qu’au détroit du Mozambique ; une sorte de « Weltanschauung » qui manque cruellement à la plupart de nos alliés européens. Une relative stabilité et continuité dans notre politique étrangère depuis le début de la cinquième République. Nous sommes aussi une puissance nucléaire ; pour les Etats « non dotés », cela veut dire que nous maîtrisons au plus haut niveau la totalité du spectre des sciences et des technologies. Notre voix reste écoutée, car nous sommes certes les héritiers des Lumières, mais aussi parce que nous avons une autonomie de pensée (ni caniche de Washington, ni barzoï de Moscou), quitte à paraître comme du poil à gratter. Nous avons su évoluer et ne paraissons plus arrogants dans les relations internationales, même si la tentation de donner des leçons est toujours sous-jacente. Nous ne sommes pas messianiques non plus, préférant composer avec la réalité du terrain que vouloir à tout prix le modeler selon nos souhaits. Pas de « nation building » donc, mais une approche plus pragmatique, plus humble, des problèmes. Enfin, la force des symboles reste intacte : ne parle-t-on pas de notre « Doulce France » ou, pour reprendre le dicton allemand, ne dit-on pas « Glücklich wie Gott im Frankreich » ? Et quel autre pays est capable de créer le parfum N° 5 de Chanel et concevoir le couple Rafale/porte-avions ?

Où sommes-nous, où allons-nous ?

Ainsi donc, techniquement, nous avons plutôt les attributs d’une puissance moyenne, mais avec un ensemble de qualités que je voudrais illustrer au travers des théâtres récents pour vous montrer ce que nous avons, nous Français, apporté. Ce que nos alliés appellent la « french touch », mélange de connaissance de l’environnement (au sens large), de l’histoire locale, des us et coutumes, de respect de l’existant et d’ouverture aux populations.

Depuis 25 ans, nous sommes intervenus en Iraq (1990-91, 2014 mais pas 2003 !), ainsi qu’en ex-Yougoslavie, Côte d’Ivoire, Afghanistan, Libye, Mali/Sahel, Centrafrique, contre la piraterie au large de la Somalie et contre Daesh et Al Nosra en Iraq puis en Syrie, sans parler de notre présence dans le sud-Liban. Je commence par l’Iraq en 1990-91 car c’est la sortie de la guerre froide, et notre apprentissage d’un monde nouveau multipolaire. A la fois, début de notre retour vers l’OTAN, fin inéluctable de notre service militaire, mais aussi réformes profondes de nos outils avec le renforcement des pouvoirs du chef d’état-major des Armées, l’inter-armée accrue des opérations et la création de la Direction du Renseignement Militaire.

L’ex-Yougoslavie de 1991 à 2008 sera l’occasion de mettre en évidence l’un des aspects de la « french touch » : une opération militaire n’est qu’un moment qui ne peut être isolé du contexte, il y a aussi bien un jour d’avant qu’un jour d’après ; l’oublier conduit à s’exposer aux pires déconvenues, comme l’ont découvert les Américains en 2003. Un exemple : la destruction d’un pont, décision qui peut remonter jusqu’au président de la République. Pourquoi détruire un pont (cela prend 30 secondes) alors qu’il faudra avoir atteint l’autre versant de la vallée dans quinze jours et qu’il faudra trois mois pour en construire un autre, pour pouvoir reconstruire le pays ? C’est le célèbre adage de Clemenceau, avec sa double lecture : « La guerre ! C’est une chose trop grave pour la confier à des militaires » ; vous observerez avec moi qu’il n’a pas parlé d’opérations, mais bien de guerre… d’où la lecture en deux temps, toujours appliquée par les armées françaises et, il faut le souhaiter, les politiques.

En République de Côte d’Ivoire de 2002 à 2011, c’est un autre aspect de notre savoir-faire qui a été mis en valeur : nous avons pu maintenir globalement l’équilibre entre les factions, avec un rôle stabilisateur et pacificateur, sans quasiment aucune effusion de sang.

En 2003, nous refuserons d’aller en Iraq car notre analyse aussi bien technique que géostratégique nous a montré l’inexistence des pseudo-preuves et l’absence d’objectif de sortie (le jour d’après). Cela illustre l’importance de moyens de renseignement autonomes. Dans le monde occidental, nous sommes les seuls en dehors des États-Unis à disposer de l’ensemble de moyens techniques de renseignements, observation spatiale incluse.

Nous nous impliquerons en Afghanistan dès 2001 et surtout de 2003 à 2013, en partie pour ne pas nous brouiller trop fort ni trop longtemps avec les Américains. Dans la province de Kapisa et le district de Surobi, nos résultats seront suffisamment probants auprès de la population et en termes de sécurisation pour que les armées américaines envoient systématiquement leurs généraux y passer quelques jours avant de prendre leur poste. Il leur fallait comprendre comment un tel rapport « coût-efficacité » était possible ; et vous savez qu’il s’agit là du principal critère d’évaluation dans la mentalité américaine. C’est notre faculté d’adaptation qui a été mise en évidence ainsi que notre souci des populations.

La lutte contre la piraterie, démarrée en 2008 sur initiative française et portée par l’Union Européenne illustre le réalisme des objectifs affichés (et proposés par la France) : il s’agissait de faire baisser la pression, pas d’éradiquer, pour permettre une poursuite du trafic maritime commercial dans de bonnes conditions. En 2010, il y a eu jusqu’à quinze navires retenus simultanément et plus d’une centaine de marins otages. Aujourd’hui, il reste trois petits cargos de pavillons baroques et une poignée de malheureux membres d’équipage. Notre action d’entraînement a été couronnée de succès, mais nous avons pour cela dû faire preuve d’astuce, par exemple confier au Royaume-Uni le commandement global de l’opération ATALANTE depuis Northwood, pour être sûrs d’avoir nos amis britanniques à bord… et pas en train de harceler l’Union Européenne ! Pour la petite histoire, même l’OTAN a reconnu la pertinence du concept et de sa réalisation, et a utilisé sans vergogne les présentations de l’Union Européenne dans ses propres briefings sur la piraterie.

La Libye en 2011 a montré qu’il ne suffit pas de penser au jour d’après, ce qui a pourtant été le cas dès le mois d’avril ! Pour éviter les sorties de crise ratées. Démarrées dans l’urgence en mars par la France, le Royaume-Uni et dans une moindre mesure les Etats-Unis, les opérations se sont terminées en décembre, des élections libres ont eu lieu en 2012 mais, par paresse, la communauté internationale a cédé aux demandes libyennes d’éviter toute implication directe dans la reconstitution d’un Etat de droit, alors que tout, absolument tout, était à refaire. N’oublions pas que sous Kadhafi, il n’y avait plus de cadastre, plus de registres des actes administratifs, plus de droit de propriété, plus aucune structure (mairie, préfecture, etc.) autre que le bon vouloir de sa famille et de sa tribu. HARMATTAN a aussi illustré notre capacité à frapper fort d’entrée de jeu, mais a montré que cela ne pouvait durer qu’au sein d’une coalition.

En 2013 a commencé l’opération au Mali qui se poursuit aujourd’hui dans tout le Sahel, sud libyen exclu. Notre connaissance ancienne de la zone et des travaux de planification « froide » lancés dès l’été 2008 ont été parmi les clefs du succès. Ce théâtre aux caractéristiques en fait très maritimes (les villages sont les îles, le reste est l’océan, de sable, de cailloux ou de montagnes) nous a conduit à innover profondément dans nos modes d’action et même dans nos équipements, nous posant les questions de nos grands anciens : mobilité contre cuirasse, croiseurs contre cuirassés. Ce sont les croiseurs qui ont cette fois gagné. Avec une empreinte minimale (jamais plus de 4 500 hommes tout compris) et une efficacité saluée dans le monde entier. L’opération SERVAL est étudiée et sert de modèle au sein de l’U.S. Army par exemple.

La République Centrafricaine depuis 2013 présente un autre cas de figure intéressant. Nous y sommes allés tels les pompiers, pour parer au plus pressé alors que la communauté internationale n’était pas prête et s’illustrait une fois de plus par sa lenteur. Les élections prévues en décembre 2015 et janvier 2016 nous donneront la mesure du succès ou de l’échec.

Je terminerai bien sûr par la lutte contre Daesh et Al Nosra (en fait Al Qaïda local). Tout d’abord un rappel historique. Depuis le début des troubles en Syrie, la communauté internationale, Etats-Unis et France en tête, avait rappelé fortement et clairement à Bachar el-Assad que l’utilisation d’armes chimiques contre sa population l’exposerait à des représailles. Le 21 août 2013, il l’a fait dans la banlieue de Damas. Nous étions donc au pied du mur : il fallait mettre nos menaces à exécution sous peine de perdre toute crédibilité. Le problème était triple : d’abord obtenir des preuves indubitables, ce que feront les services de renseignement français et américains dans des conditions extrêmement difficiles. Ensuite ne frapper que des installations manifestement et indubitablement liées aux armes chimiques, pour éviter toute accusation internationale de vouloir renverser le régime à tout prix. Enfin frapper vite, en moins de dix jours, pour éviter la disparition des preuves sur les lieux visés et l’utilisation de boucliers humains sous forme de prisonniers politiques parqués sur les cibles potentielles. La dernière date possible était donc le 31 août, plus précisément la nuit du 31 août au 1er septembre, les opérations nocturnes diminuant les risques de dommages collatéraux. Au dernier moment, le président Obama a reculé, voulant demander au sénat une autorisation dont il disait lui-même qu’elle n’était pas indispensable. Notre président en est encore choqué. En effet, tous, y compris nos amis américains, s’accordaient pour dire qu’une renonciation aux frappes aurait comme effet, sous trois mois, de faire basculer la rébellion « fréquentable » vers Al Nosra. Nous nous sommes trompés deux fois ; il n’a pas fallu trois mois mais trois semaines, et ce n’était pas Al Nosra mais Daesh (qui était très petit auparavant). Le 3 septembre, les premiers boucliers humains étaient effectivement repérés sur les cibles initialement prévues. Cela a montré les limites de notre puissance seule : nous ne pouvions le faire isolément. Aurions-nous pu si les Britanniques n’avaient pas abandonné en chemin ? Oui, techniquement peut-être, politiquement peut-être, car il n’aurait été question que de volonté politique. Nous payons le prix fort aujourd’hui.

Après ce tour dans un passé récent, quels sont les défis que la puissance France va devoir affronter dans le futur, de manière directe ou indirecte ?

La poursuite du terrorisme bien sûr, face à un proto-Etat, Daesh, qui possède territoire, population sous son joug, ressources économiques et financières, et une double armée, celle du terrain local issue des soldats de Saddam Hussein renvoyés dans leurs foyers en 2003, et celle des terroristes envoyés à l’étranger, comme nous venons de le subir. Il s’agit bien d’une guerre, totalement asymétrique chez nous, plus classique sur place. La question du jour est l’ordre de priorité des différents problèmes : Daesh, Al Nosra, le régime de Bachar el-Assad, sans oublier ce qui se passe aussi au Liban, en Iraq et dans les différents kurdistans. Une coalition seulement aérienne ne suffira pas, il faudra une coalition terrestre (boots on the ground), nécessairement arabe.

L’ensemble du Moyen-Orient ensuite, avec la question lancinante de la guerre sunnisme-chiisme, l’acceptation des autres minorités religieuses installées depuis deux mille ans, l’opposition latente et historique entre l’empire ottoman et les pays arabes, l’empire perse et ces mêmes pays arabes. A cet égard, l’amélioration de la situation au Liban donnera la mesure des réels pouvoirs de la communauté internationale, et de la puissance France.

Les autres points chauds que j’identifie ne sont que potentiels, mais bien réels.

L’Afrique sub-saharienne, et son coffre-fort minéral que constitue en particulier la République démocratique du Congo. L’Inde et la Chine s’intéressent au continent qui pourrait devenir un champ d’affrontement pour elles.

La zone himalayenne et tous les Stans, Ouzbékistan, etc. par effet de trou noir (au sens astronomique). Souvenons-nous de l’Afghanistan.

La compétition féroce entre l’Inde et la Chine, compétition démographique, économique, maritime, militaire et d’accès aux ressources naturelles. L’Himalaya sera-t-il assez haut pour éviter une confrontation, ou assisterons-nous à une utilisation d’Etats-clients ?

L’Amérique du Sud, instable et coincée entre le narcotrafic, l’ère post-Chavez et les vieilles querelles.

Les zones maritimes enfin.

La mer de Chine méridionale (mer de l’Est pour le Vietnam) voit les tensions s’amplifier jour après jour. La Chine « territorialise » la mer, en construisant des îles artificielles avec port et aérodromes, imposant des zones aériennes contrôlées, tout en déclarant rester raisonnable… N’oublions pas, par exemple, que le Vietnam se retrouverait entièrement enclavé s’il était fait droit à toutes les revendications chinoises. L’importance du trafic maritime commercial dans cette zone n’est pas à rappeler dans cette enceinte, ni les conséquences de son interruption ou de sa simple déviation.

Les zones de piraterie continuent à exister. On vient récemment d’assister à un nouvel acte dans le détroit de Malacca. Mais le canal du Mozambique, le large de la Somalie, le golfe de Guinée ou certaines zones amazoniennes sont à surveiller. Notre statut de membre du P5 nous oblige à rester impliqués dans une partie au moins de ces secteurs de menace.

L’océan Indien avec ses trois goulets d’étranglement pétrolier : Ormuz, Bab el-Mandeb et Suez. C’est à nos portes ! Et c’est fragile ! Il suffit d’en bloquer un seul…

Tout cela milite pour une politique maritime forte, et il est souhaitable à cet égard que l’ensemble de la Stratégie Nationale de Sûreté des Espaces Maritimes, adoptée le 22 octobre dernier par le premier ministre, soit mise en totalité en application.

C’est pourquoi je vous propose de soutenir l’amiral Rogel, chef d’état-major de la Marine et sous-marinier d’origine, qui a répondu la semaine dernière en commission parlementaire à la question suivante : si vous n’aviez qu’un seul vœu pour la marine, quel serait-il ? Sa réponse : un deuxième porte-avions !

Au terme de cet exposé, vous l’aurez compris, ou du moins je l’espère, ce ne sont pas les seuls critères techniques qui déterminent le caractère d’une puissance, « moyenne » ou « grande ». Nos capacités, nos savoir-faire, notre rayonnement, notre positionnement géographique et stratégique, tout nous conduit à pouvoir rester une « grande » puissance, influant sur les affaires du Monde. Le voulons-nous ? Inconsciemment sans doute car cela nous paraît naturel : nous avons été élevés dans cette vision. Consciemment, pour l’obtenir, il nous faut œuvrer avec nos voisins, amis et alliés. Le traité de Lancaster House, le 10 novembre 2010, a montré que notre vision stratégique était partagée par le Royaume-Uni jusques et y compris dans les aspects sensibles de la dissuasion nucléaire. C’est un bon début ; il nous reste 26 pays à convaincre et au sein de ces 26 plus particulièrement les quatre plus gros : Allemagne, Italie, Espagne et Pologne...

Questions

F. Bellec. Quelle est la position des Français sur l’action des Kurdes et quelles sont les réponses apportées à leurs demandes d’armes ? E. G. Les Français fournissent des armes aux Kurdes irakiens et donnent une formation. En Syrie la situation est différente car les Kurdes sont divisés et il faut éviter que les armes remises à un groupe soient utilisées pour combattre un autre groupe de Kurdes ou qu’elles soient dispersées au profit de Daesh.

C. Boissier. Quelle est l’attitude de la France vis-à-vis d’Israël ? Et vis-à-vis de la Libye, car on reproche aux Français de ne pas avoir assuré le « service après-vente » après leur intervention ? E. G. Israël est maintenant un foyer secondaire ; c’est un abcès de fixation pour certains pays arabes qui se désintéressent du sort des Palestiniens ; par ailleurs aucun pays occidental ne laisserait disparaître Israël. En Libye, Khadafi engage des massacres de la population, ainsi à Benghazi, et les Occidentaux (sauf les Italiens qui conservent des liens privilégiés avec cette ancienne colonie et ont un accord commercial avec Khadafi) interviennent sur la demande écrite de l’ONU. Les Français tentent de former des cadres et demandent une administration internationale (sur le modèle de celle du Kosovo) pour reconstruire le pays ; celle-ci est refusée par les quatre factions qui partagent la région.

A. Grill. Il manque la relance de la coopération industrielle entre Français et Allemands selon la disposition de l’article 42-7 du traité de Lisbonne. E. G. Il faut d’abord un soutien logistique avec la fourniture d’armes, d’heures de vol d’avions ravitailleurs et autres pour des armes semblables, puis il faut une coopération stratégique.

A. Oudot de Dainville. On assiste à une inflexion des relations entre l’Arabie Saoudite et Israël ; il faudrait établir des relations avec l’Iran et travailler de manière pragmatique. E. G. C’est difficile. Et il faut surtout éviter les déclarations intempestives.

J.-L. Fillon. Il faudrait éviter de banaliser le mot « guerre » pour les opérations à l’intérieur du pays. Juridiquement celles-ci ne sont pas une guerre puisque la population n’est pas prise en otage et la généralisation du mot « guerre » crée un réflexe de peur.


C&M 1 2015-2016

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