Conférences

Une histoire navale de la Grande-Bretagne

Nicholas Rodger
Professeur à l’Université d’Oxford
Membre associé de l’Académie

Le 29-01-2014

M. Nicholas Rodger, professeur à l’Université d’Oxford, membre associé de l’Académie, auteur entre autres ouvrages d’une monumentale Naval History of Britain en trois volumes dont le dernier est en instance de publication, a bien voulu présenter devant notre Compagnie quelques réflexions sur ce travail monumental.

Ce n’est pas une histoire de la marine britannique, à la façon des gros volumes portant le même titre, édités à la fin du XIX° siècle, mais plutôt une histoire de la guerre sur mer, avec un champ large susceptible d’intéresser le grand public cultivé. Il est apparu à M. Rodger que la guerre sur mer est un élément central – clé – de la guerre nationale « britannique » à partir du VIIe siècle ; cette histoire navale a une importance plus grande que l’histoire générale, car celle-ci se présente traditionnellement comme un « gâteau » fait de couches superposées, tandis que l’histoire navale est une « tranche » qui coupe toutes les couches. Par ailleurs on sait que la Marine coûte cher et les Britanniques acceptent de faire cette dépense par un préjugé politique : il faut se garder contre les menaces venues du continent, en particulier celle d’une domination religieuse, donc il faut une marine forte, à l’inverse il est inutile d’avoir une armée de terre importante car celle-ci pourrait devenir un instrument du despotisme royal, ce qui semble impossible pour la Marine.

Il en résulte que la Marine de guerre occupe une place capitale dans le mouvement économique du pays, en particulier pour la production agricole, dont près du tiers est parfois utilisée pour le ravitaillement de la flotte. Les exigences de la Marine ont changé les conditions de la production agricole britannique. Très tôt celle-ci est commerciale car l’administration veut profiter de la concurrence entre des grandes sociétés pour éviter une montée excessive des prix ; elle pousse à la recherche de nouvelles ressources en Irlande au XVIIe siècle, puis dans les colonies au XVIIIe siècle. Les marchés de la Marine ont une grande importance pour la production manufacturière, tant pour les machines – ainsi les machines utilisées pour forer les canons sont utilisées pour la fabrication des premiers cylindres des machines à vapeur –, que par la mise au point de procédures de contrat utilisés ensuite dans des domaines industriels bien différents. La nécessité du ravitaillement contraint certaines visées stratégiques de la Grande-Bretagne, ainsi en Baltique.

Aucune histoire de la Marine ne peut être écrite de manière isolée : il faut tenir compte des liens nombreux avec le contexte national, mais aussi des expériences internationales. Ainsi pour l’achat et la distribution des vivres la Grande-Bretagne et la France connaissent des difficultés analogues ; elles tentent de trouver des solutions et s’inspirent chacune de l’autre (comme l’a montré Christian Buchet) en copiant ou en échangeant les solutions trouvées. Il en est de même pour la difficulté du recrutement de la main d’œuvre : la France a mis en place dès la seconde moitié du XVIIe siècle les classes de la Marine ; la Grande-Bretagne utilise un système différent ; l’Espagne, la Suède, le Danemark proposent d’autres solutions en s’inspirant de ces deux exemples et leurs expériences sont observées avec intérêt par les autres puissances navales.

Enfin il faut élargir la chronologie car un survol sur une longue période permet de voir le développement des pratiques et de démolir des idées reçues, souvent fausses, qui donnent naissance à des mythes sans réalité. Il y a beaucoup d’études spécialisées de grande valeur, réalisées par d’excellents spécialistes, mais elles sont inconnues du grand public qui conserve une vision figée. Sur ce point l’histoire navale dépasse le seul intérêt de la guerre sur mer ; elle concerne l’histoire générale.

Questions. Ph. Henrat : Quelles sources avez-vous utilisé pour l’histoire de la marine entre le VIIe et le Xe siècle ? N. Rodger : Une histoire générale de la marine est toujours plus ou moins une synthèse à partir des recherches des autres historiens. Pour le Haut Moyen-Age les études sont peu nombreuses, mais les calendars, publications de résumés des documents originaux, donnent des informations sommaires.

E. Berlet : Pouvez-vous donner un exemple de mythes historiques pour la Seconde Guerre mondiale ? N. Rodger : Oui. Ainsi, la conduite de la préparation scientifique et technique de la guerre par le gouvernement britannique. Un mythe est que les généraux et les amiraux sont en retard d’une guerre ; ils ignorent l’évolution des techniques et se laissent surprendre par des agresseurs. Mais ils sont sauvés par les scientifiques des universités, des « amateurs » en matière militaire qui réussissent sans trop travailler. C’est tout à fait faux. Beaucoup de bonnes études conduites par des historiens montrent que les militaires anglais ont commencé très tôt, dès 1930, à préparer les armements nécessaires (alors que l’Allemagne est encore très en retard sur ce point), à dégager les crédits sans alerter l’opinion. Ainsi l’industrie automobile est-elle développée de manière à pouvoir transformer rapidement les usines pour la fabrication de matériel de guerre. Ou encore pour le ravitaillement en pétrole car la Grande-Bretagne contrôle 2 % seulement de la production en 1930, ce qui tout à fait insuffisant pour la conduite d’une guerre ; des liens privilégiés sont établis par le financement d’un quart de la flotte norvégienne, de manière à pouvoir en prendre la maîtrise, en particulier de pétroliers, lors du déclenchement d’un conflit, ce qui est effectivement réalisé en 1939.

L. Wedin : Le principe de la formation des officiers de la marine britannique à la mer est-il fondé ? N. Rodger : Les Britanniques sont attachés à cette pratique, souvent opposée à la formation « intellectuelle » des Français. En réalité les points de vue se sont rapprochés et la formation des officiers britanniques est devenue centralisée, proche de celle des Français.

C&M 2013-2014 n° 2

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