Travaux d'études et de prospective

Le second porte-avions

Analyse de l’Académie de marine sur la nécessité d’un second porte-avions. Réflexions sur l’aspect opérationnel, le choix de la propulsion et les diverses contraintes.

Juin 2009

LE SECOND PORTE-AVIONS
DE LA MARINE FRANÇAISE


1. Introduction

Au début de l’année 2003, la décision du conseil de Défense de lancer la construction d’un second porte-avions, permettant enfin à la Marine de disposer en permanence d’un bâtiment de ce type, avait été saluée par tous avec soulagement et reconnaissance. Quelques membres de l’Académie de marine avaient alors rédigé un document concluant que la construction d’un navire identique au Charles de Gaulle était la seule solution garantissant le respect des objectifs de performance, de délais et de coûts.
Pour des raisons sur lesquelles il semble aujourd’hui inutile de revenir, le Président de la République décida le 13 février 2004 que ce bâtiment serait d’une part à propulsion classique, d’autre part réalisé en coopération avec le Royaume-Uni. Cinq années se sont écoulées et il convient de prendre acte d’une situation qui, si elle n’a rien de surprenant, n’en est pas moins inquiétante :
- pour des motifs budgétaires, la décision de lancer notre second porte-avions pourrait n’être prise qu’en 2011, voire 2012,
- les difficultés de plus en plus apparentes d’une coopération franco-britannique (taille du navire, sources d’énergie, installations aéronautiques) sont susceptibles de remettre celle-ci en question,
- alors que les menaces dans le monde ne font que croître, de nombreux aspects opérationnels conduisent à remettre en cause le choix effectué il y a cinq ans.
La remise à niveau de ce document de mars 2003 semble ainsi venir à son heure, d’autant plus que c’est désormais le maintien de notre capacité d’intervention aéronavale extérieure qui est en jeu, une seconde interruption de service lors de la prochaine indisponibilité programmée (IPER) du Charles de Gaulle en 2017 pouvant être fatale à l’instrument majeur que représente le porte-avions, partant à la crédibilité de notre stratégie internationale.

2. Aspects opérationnels

Il serait bien entendu inconcevable de se contenter, pour le futur bâtiment, d’une capacité aéronautique inférieure à celle du Charles de Gaulle - que ce soit en nombre d’avions ou en capacité de ses installations - telle qu’à tonnage voisin elle résulterait de l’abandon de la propulsion nucléaire. Mais il serait tout aussi regrettable d’accroître ce tonnage de manière substantielle en raison du recours à une propulsion fossile conduisant à une, voire deux lignes d’arbre supplémentaires, à une moindre souplesse en opérations et à un coût prohibitif.
La capacité aéronautique du porte-avions s’évalue à la fois par les possibilités de ses avions et leur nombre à bord et par la notion d’autonomie du bâtiment lui-même. Or chaque Rafale remplit aujourd’hui les missions confiées auparavant à plusieurs appareils des générations précédentes, réduisant d’autant le nombre d’appareils nécessaires à bord. Quant à l’autonomie du bâtiment, fonction des contraintes de ravitaillement, elle est à l’évidence mieux satisfaite par uns source d’énergie nucléaire que par la version fossile.
Les aires techniques nécessaires aux catapultages et appontages conduisent à placer les ascenseurs en abord le plus en arrière possible pour éviter en position basse de dangereuses interférences avec vagues et embruns. Le choix ainsi fait sur le Charles de Gaulle n’a été possible que grâce à la propulsion nucléaire qui ne nécessite pas de conduits d’évacuation des gaz de l’appareil propulsif. A cet égard, il convient de souligner que les deux îlots situés à tribord du projet britannique provoqueront des turbulences dont s’accommoderont sans doute les avions anglais appontant à la verticale après translation de bâbord vers le pont, mais poseraient un sérieux problème pour la mise en œuvre avec un minimum de sécurité des avions français arrivant dans le sillage de ces îlots Une observation s’impose enfin concernant la vitesse maximale d’au moins trente nœuds exigée pour le navire depuis l’amiral « Thirty knots » Halsey, vitesse qui ne s’impose plus aussi strictement pour la mise en œuvre des avions (catapultes de 90 mètres notamment).
Reste à évoquer les moyens de commandement de plus en plus complexes, en particulier au plan international. Comme l’ont montré les opérations Heracles (2001-2002) et Agapanthe (2004, 2006, 2007) dans l’océan Indien, le groupe aérien français, contrairement aux porte-avions britanniques, s’est facilement adapté à la force américaine à laquelle il était rattaché. La suprématie américaine devrait nous encourager à faire comme eux des porte-avions à propulsion nucléaire avec catapultes et brins d’arrêt, seule manière d’assurer, dans un cadre OTAN ou non, la crédibilité qu’offre une interopérabilité possible avec l’U.S. Navy.
Mais, s’il est intéressant d’être interopérable avec nos alliés américains, il l’est surtout de l’être avec nous-mêmes et d’écarter les contraintes supplémentaires, excessives en matière de gestion et de coût, qui découleraient d’une différence de conception fondamentale entre nos deux porte-avions. Il semble évident que, hormis une situation internationale extrêmement grave, il nous sera difficile de les armer simultanément en permanence. Dès lors, dans la mesure où il aura bénéficié de la même logique de conception et même s’il est admis que le second porte-avions sera un peu plus grand que le Charles de Gaulle et que ses installations seront plus modernes, passer de l’un à l’autre ne représentera pas une trop grande difficulté pour le personnel du groupe aérien comme pour celui des différents secteurs de compétence, réduisant d’autant la durée des périodes de mise en condition opérationnelle.
Enfin il convient de souligner qu’un critère essentiel du programme à lancer est l’impératif de sa disponibilité opérationnelle lors de la prochaine indisponibilité majeure du Charles de Gaulle.

3. Aspects techniques

3.1.- La solution anglo-française

Le Royaume-Uni a confié à Thalès et à BAE respectivement la conception et la réalisation de deux porte-avions, complétant une décision précédemment connue d’équiper ces navires d’avions Harrier britanniques et JSF américains, avions à décollage et appontage courts ou verticaux, impliquant un tremplin à l’avant et ne nécessitant ni catapultes ni brins d’arrêt. L’addition et la fourniture d’énergie à de telles installations sur une version française, constituant une modification majeure, rend peu vraisemblable l’identité des porte-avions destinés aux deux marines.
L’énergie nécessaire à la propulsion et à la production d’électricité des porte-avions britanniques sera fournie par des turbines à gaz, avec peut-être une propulsion électrique permettant de résoudre, sans doute, certains problèmes architecturaux ou de transit à faible vitesse, installations dont les inconvénients opérationnels ont été signalés plus haut.
Si la coopération européenne en équipements de défense reste souhaitable, voire nécessaire, il conviendrait, avant de l’appliquer à des ensembles aussi complexes, de l’avoir réussie dans le domaine naval pour des objectifs plus modestes ; l’échec du programme Horizon est là pour nous le rappeler et les difficultés constatées dans le domaine aéronautique pour le souligner.

3.2.- Le recours à l’énergie fossile

Elle correspondrait à un bâtiment dont la plupart des installations seraient directement dérivées de celles du Charles de Gaulle à l’exception de l’ensemble énergie-propulsion, pour lequel on souhaiterait renoncer à l’énergie nucléaire. Cette solution fait appel à des sources d’énergie consommant des combustibles fossiles, c’est-à-dire des turbines à gaz, des diesels, des chaufferies à vapeur surchauffée alimentant des turbines.
Certains inconvénients de ces diverses solutions ont déjà été signalés : fréquence des ravitaillements à la mer, gestion des pétroliers-ravitailleurs, moindre vitesse de transit de plus limitée par le ravitaillement en combustible. S’y ajoute, pour les turbines à gaz et les diesels, la nécessité d’installer des chaudières pour l’alimentation des catapultes. Certains aspects négatifs de l’emploi des turbines à gaz ont déjà été évoqués, comme la difficulté, voire le danger, d’apponter dans un sillage de gaz chauds et de débit important. En outre, l’installation des turbines pose de sérieuses difficultés architecturales : les volumes dédiés aux entrées d’air et échappements accroissent de manière importante la masse de l’îlot avec les difficultés corrélatives déjà signalées, diminuent de manière très significative la surface du hangar, imposent des contraintes sur la disposition des ascenseurs d’aviation et peuvent de ce fait réduire la souplesse de déplacement des avions.
Pour toutes ces raisons et pour conserver une capacité d’emport de l’aviation au moins égale, il faudrait augmenter le déplacement du navire, avec nécessité d’une propulsion plus puissante et, par voie de conséquence, d’au moins une troisième ou quatrième ligne d’arbres.

3.3.- La solution nucléaire

S’agissant de construire un nouveau bâtiment de conception française on s’astreindrait à n’accepter comme différences par rapport au Charles de Gaulle que celles qui résultent de l’expérience en service ou qui découlent de l’évolution de certains équipements.
Le choix de cette solution permettrait de conserver les qualités essentielles que procure l’énergie nucléaire au porte-avions, reconnues par la seule autre marine mettant actuellement en œuvre ce type de bâtiment, celle des Etats-Unis :
très grande autonomie ;
vitesse de transit élevée ;
souplesse de manœuvre ;
plus grande capacité aérienne à déplacement donné ;
production de vapeur pour les catapultes ;
absence de sillage de fumées gênant l’appontage ;
grande liberté architecturale pour la position de l’îlot-passerelle et des ascenseurs ;
capacité de stockage importante pour les munitions et le carburant d’aviation, permettant même au porte-avions de jouer les pétroliers-ravitailleurs.
S’il convient de ne pas mésestimer les contraintes particulières de sécurité présentées par la construction d’un navire à énergie nucléaire, contraintes rendues plus ardues par la présence de carburant et de munitions à bord, il faut se rappeler qu’elles ont été résolues pour le Charles de Gaulle. La parenté de conception des navires garantirait le respect des règles existantes. De plus, la conjoncture actuelle serait favorable pour doter le second porte-avions de chaudières nucléaires susceptibles d’éviter des interventions aussi fréquentes qu’aujourd’hui. En attendant une telle échéance, les installations d’entretien sont en place, les procédures d’intervention sur la chaufferie sont définies et les dispositions déjà prises permettent d’envisager des interventions à bord plus simples.

4. Aspects budgétaires

Ne disposant pas des moyens ni des informations permettant de faire une approche complète du coût des solutions envisagées, nous nous limiterons à une approche globale et qualitative en attirant l’attention sur quelques éléments essentiels. La donnée aujourd’hui la plus sûre est celle du prix de revient (à répartir sur la durée de la construction) du Charles de Gaulle, soit 2,7 milliards d’euros dont 0,55 pour les dépenses de développement, d’industrialisation et de logistique (DIL) et 2,15 pour la construction proprement dite, un peu plus de 0,5 de ce dernier montant étant consacré à la part énergie-propulsion.
Un second porte-avions, de la famille du Charles de Gaulle, aurait à supporter une part de dépenses DIL réduite et bénéficierait de trois éléments favorables : le retour d’expérience technique venant de son prédécesseur, des gains de productivité industrielle résultant eux aussi de l’expérience, enfin une volonté politique à l’abri des atermoiements et des reports de financement ayant marqué le premier programme.
Les considérations qui précèdent sont toutes à l’avantage de la solution d’un second porte-avions de conception française, mais il convient surtout de se rappeler la relation qui existe entre le coût et le tonnage du navire. Or si, à capacité aérienne identique, la propulsion nucléaire permet d’entrevoir un second porte-avions aux environs de 50 000 tonnes, le navire français à propulsion classique déplacerait sans doute 60 000 tonnes, le bâtiment découlant d’une coopération anglo-française atteignant près de 70 000 tonnes.
Compter par ailleurs sur des économies à long terme sur le coût de possession en cas de choix d’une propulsion non nucléaire semble d’autant plus illusoire qu’en sus des inconvénients déjà signalés les aléas du prix des combustibles fossiles sont très grands. C’est là d’ailleurs une des raisons qui, après le second choc pétrolier, avaient conduit le Gouvernement à retenir la solution nucléaire.

5. Conclusion

Les considérations opérationnelles et techniques qui avaient conduit le Conseil de Défense à décider en 1980 du remplacement du Clemenceau et du Foch par deux porte-avions à énergie nucléaire restent aujourd’hui d’actualité. L’expérience, dont celle des missions Heracles et Agapanthe, a montré la parfaite intégration de notre porte-avions au sein d’une force navale comportant des unités américaines issues du même concept, prouvant que ces objectifs ambitieux ont été atteints grâce en particulier à l’adoption de l’énergie nucléaire, en respectant de plus l’impératif d’une identité aussi grande que possible entre les chaufferies des SNLE Le Triomphant et celle du Charles de Gaulle.
Un rapide examen des solutions dites alternatives pour la construction du second porte-avions montre leur infériorité tant au plan opérationnel qu’aux plans technique et budgétaire, avec une hypothèque très sérieuse pour les versions à turbines à gaz. S’y ajouteraient des difficultés de mise au point, la nécessité de dissocier les méthodes de formation et la gestion des équipages, les procédures et les installations d’entretien et probablement un risque, difficile à apprécier à ce stade, pour la mise en œuvre de l’aviation.
Changer de type de navire pourrait être interprété comme un recul devant des pressions antinucléaires, la négligence des risques des solutions alternatives et même un oubli des antécédents de la coopération franco-britannique. Ce serait aussi renouer avec la politique d’une flotte faite d’échantillons.
Comme notre étude précédente le suggérait déjà il y a six ans, la construction d’un second porte-avions qui capitaliserait les acquis du premier, après prise en compte des évolutions évoquées plus haut, est en fait la seule solution garantissant désormais le respect des objectifs de performances, de délais et de coûts. Encore faut-il pour cela une décision rapide pour maintenir la disponibilité permanente de cette composante irremplaçable de notre action extérieure.

C&M 3 2008-2009

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