Travaux d'études et de prospective

La piraterie au large de la Somalie

Réflexions et propositions de l’Académie relatives à la piraterie dans cette région. Cette question d’actualité a déjà fait l’objet de nombreux commentaires, mais ce document s’attache aux caractéristiques opérationnelles, juridiques, politiques et autres de cette activité susceptible de s’étendre sur les côtes africaines.

Avril 2009

Les faits

La piraterie au large des côtes somaliennes date de près de vingt ans. Son apparition a coïncidé avec l’effondrement des structures de l’Etat somalien. Alors que, dans d’autres régions ayant connu le phénomène, la piraterie se présentait essentiellement sous la forme d’actes de pillage des biens, la piraterie a pris ici exclusivement la forme de prise d’otages. Elle s’est développée rapidement ces dernières années, grâce à l’argent des navires et équipages rançonnés, qui lui a permis de se doter de moyens importants :
- navires-mères pouvant intervenir à 200 ou 300 milles au large, c’est-à-dire jusque dans l’océan Indien où croisent des centaines de navires dont les provenances et destinations sont telles qu’il n’y a pas de flux majeur, à l’exception de la route entre la mer Rouge et le détroit de Malacca ;
- pirogues « améliorées », très rapides, pilotées par quelques hommes lourdement armés, qui n’hésitent pas à tirer sur les navires pour s’en emparer, prenant du même coup les équipages en otage ;
- moyens d’information (renseignement) et de communication performants.
Le produit des rançons qui sont versées - contrairement à certaines autres situations, hors Somalie, où l'on affiche un refus de payer pour dissuader la prise d'otages - est utilisé non seulement pour accroître et perfectionner les équipements et moyens d'action des pirates, mais aussi pour « rémunérer » les populations côtières coopérantes et « acheter » certaines complicités. De surcroît, des organisations mafieuses semblent désormais porter un intérêt particulier aux activités des pirates somaliens, avec tous les risques susceptibles d’en découler à l’échelle internationale.

La réaction opérationnelle

L’augmentation du nombre et de l’importance de ces actes de piraterie a conduit l’Europe et la communauté maritime internationale à réagir, notamment en organisant un groupe de navires militaires pour encadrer les bâtiments susceptibles de naviguer de conserve, et à intervenir pour protéger ceux qui, suivant d’autres routes, seraient victimes d’attaques de pirates.
Il s’agit toutefois de moyens lourds et coûteux, dont la réactivité, même avec hélicoptère embarqué, peut être insuffisante, notamment dans les cas de demandes d’aide et de protection provoquées par l’arrivée rapide des pirates. En effet, si les pirates ont le temps d’aborder le navire, ils prennent alors l’équipage en otage, ce qui empêche toute action de vive force.
C’est pourquoi, en dépit de ces mesures, des actes de piraterie continuent d’être perpétrés. Cette mesure est donc insuffisante et le demeurera, parce qu’elle est matériellement inadaptée, même si l’on a pu observer quelques opérations réussies et quelques pirates arrêtés.

Le droit

Les règles du droit international donnent une définition restrictive de la piraterie et en excluent les actes illicites de violence commis dans les eaux territoriales d’un Etat côtier. En outre, c’est seulement au-delà des eaux territoriales que tout navire de guerre, quel que soit son pavillon, est habilité à prendre toutes mesures à l’encontre d’une embarcation pirate ou suspectée telle.
Ce n’est, dans le cas présent, que de manière exceptionnelle qu’un navire de guerre étranger peut intervenir à l’encontre de pirates dans la mer territoriale somalienne, sur la base des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies et avec l’autorisation implicite ou présumée des autorités somaliennes. En principe, aucune action à l’égard des bases terrestres des pirates n’est permise, même en cas de défaillance des autorités locales.
Si les unités des marines militaires des différents Etats présentes dans la région concernée sont toutes juridiquement habilitées à procéder à l’arrestation des pirates et à la saisie de leurs embarcations, y compris dans la mer territoriale de la Somalie, des difficultés apparaissent lorsqu’il s’agit de déférer en jugement les personnes arrêtées.
Si l’arrestation a eu lieu en haute mer, il existe un principe de compétence répressive universelle, à savoir que n’importe quel Etat peut juger et condamner les pirates. Cependant, les législations de tous les Etats ne comportent pas toujours de dispositions spécifiques relatives à la piraterie. Ainsi, en France, alors qu’une vieille loi de 1825 pour la sûreté de la navigation et du commerce maritime réprimait expressément le « crime de piraterie », les dispositions actuelles du code pénal relatives aux atteintes aux libertés de la personne, notamment celles qui concernent l’enlèvement et la séquestration ou le détournement de navires, ne paraissent pas applicables dans tous les cas. Cette lacune pourrait sans doute être aisément comblée en modifiant au plus tôt la loi du 15 juillet 1994 relative aux modalités de l’exercice par l’Etat de ses pouvoirs de police en mer.
D’autre part, si l’arrestation et la saisie ont lieu dans la mer territoriale somalienne, la compétence répressive appartient normalement à la Somalie, ce qui n’est sans doute pas à l’heure actuelle le moyen le plus sûr d’assurer la punition des coupables.
Les accords conclus ou en voie de conclusion avec des Etats voisins de la région, notamment le Kenya, afin qu’ils prennent en charge la répression des auteurs d’actes de piraterie perpétrés dans cette zone, représentent une alternative juridique de circonstance qui ne pourrait, en tout état de cause, qu’être soit provisoire soit de portée limitée.

Les victimes

Les victimes, en l’occurrence les équipages (et éventuellement les passagers), n’ont que très peu de moyens de défense, notamment matériels.
L’Organisation Maritime Internationale (OMI) se limitait à leur recommander, à l’époque du développement de la piraterie dans le détroit de Malacca, de transiter à la vitesse maximale, de s’enfermer dans le château et de repousser les attaques avec des lances à incendie. Mais, à l’époque, les pirates se limitaient à monter à bord des navires pour piller tout ce qui pouvait l’être, sans armement lourd, l’étroitesse du détroit leur permettant de mettre rapidement à l’abri leur butin, mais permettant aussi, en contrepartie, aux autorités d’intervenir rapidement.
La survenance d’attaques tout aussi rapides mais prononcées en haute mer, généralement imprévisibles, et avec un armement lourd, a changé la donne, mais il n’existe a priori pas de réponse satisfaisante à cette nouvelle menace. En effet, l’armement des navires civils est exclu par l’OMI, et par les équipages eux-mêmes en général ; l’embarquement de polices privées, comme il en existe dans les systèmes de transport terrestres, voire aériens, de certains pays, s’il est parfois utilisé, semble ne pas faire l’unanimité ; les armateurs, quant à eux, demandent l’intervention de la force publique.
D’où la mise en place d’une force multinationale dont on a évoqué ci-dessus les limites.

Les propositions

A ce stade, que proposer de mieux ou de plus ?
- La criminalisation de la piraterie par tous les Etats qui ne l’ont pas fait, dont la France. Le fait qu’elle ait ratifié la convention de Montego Bay semble impliquer qu’elle mette son droit pénal en conformité avec ce texte supérieur donnant l’exemple à d’autres Etats, notamment européens.
- L’harmonisation des juridictions de l’Union Européenne en la matière.
- L’organisation, dans le cadre de l’Union Africaine et de l’Union Européenne, d’une réunion régionale des pays riverains de la mer Rouge et du golfe d’Aden qui pourraient craindre la contagion de piraterie sur leurs côtes ou qui pourraient être victimes d’un détournement de trafic par le sud de l’Afrique, en vue d’organiser la mise en œuvre d’actions répressives concertées.
- L’éradication des bases terrestres de la piraterie par une coopération Europe/Somalie visant à reconstituer cet Etat dans ses missions régaliennes.
- La sensibilisation des équipages des navires civils au sens de l’observation, à la recherche et à la communication, ainsi qu’une formation sur les comportements défensifs appropriés.
- La confidentialité et la restriction des radio-communications, qui peuvent toujours faire l’objet d’un radio-positionnement, sans parler, bien sûr, de l’arrêt des émissions (AIS et LRIT) qui permettent une géolocalisation des navires.
- Le contrôle systématique, en particulier à proximité des « nids » de pirates, par les forces engagées, de tout navire suspect, non seulement de ce qui pourrait être a priori un navire-mère, mais aussi de ce qui, sous l’apparence d’un navire de pêche, pourrait se révéler être en fait armé par des pirates.
- L’accroissement significatif du nombre des moyens de police par le recours à des navires rustiques, à faible coût, pouvant escorter des navires marchands ou intervenir sur alerte ou sur renseignement. La mise en œuvre éventuelle par la France, dans un cadre approprié, d’une « flotte de complément » affectée à la lutte contre la piraterie, dont le cadre juridique existe, pourrait être envisagée, en association ou coopération avec les pays riverains concernés.

Et après… ?

L’Académie de marine attire l’attention sur les risques de propagation et d’extension à l’Afrique de l’Ouest de ce type de piraterie. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il est à craindre que, au large des côtes de pays déstabilisés, on ne voie apparaître des actes de piraterie dirigés contre le trafic maritime international et non plus seulement contre les activités pétrolières en mer dans le golfe de Guinée. Ce risque sera évidemment d’autant plus grand qu’une partie du trafic détourné par le cap de Bonne Espérance passera le long des côtes d’Afrique occidentale.

C&M 3 2008-2009

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