Travaux d'études et de prospective

Problèmes posés par les grands navires à passagers

Le transport de passagers est né avec la navigation, sans que l’on en ait fait pendant longtemps une spécificité. Tous les navires avaient vocation à transporter des marchandises et des passagers. Depuis, le transport de passagers s’est considérablement développé, avec des navires de plus en plus grands et donc soumis à des risques, qui sont ici étudiés par trois membres de notre académie, pour lesquels il est proposé des pistes afin d’en maîtriser les effets.


Réflexions de l’Académie de marine



ÉVOLUTION DU TRANSPORT DE PASSAGERS


Avant la séparation entre navires à passagers et navires de charge


Le transport maritime de passagers est né avec la navigation elle-même, sans que l’on en ait fait pendant longtemps une spécificité. Tous les navires avaient alors vocation à transporter des marchandises et des passagers.
Ils étaient ce que l’on a désigné plus tard comme des « cargos mixtes » où la fonction fret était prédominante, puis des « paquebots mixtes » où c’était la fonction passagers qui l’était, tout navire transportant plus de douze passagers étant considéré comme navire à passagers.


Les paquebots mixtes


Le transport de passagers, de fret et de courrier s’est développé au XIXe siècle avec le passage de la voile à la vapeur et les grandes migrations, saisonnières ou non, principalement entre l’Europe et les Amériques, et les liaisons avec les empires coloniaux.
La construction de ces navires était le fait des ingénieurs, et les principaux risques tenaient à l’époque aux échouements, du fait d’une hydrographie insuffisante ou d’erreurs de navigation, et surtout aux incendies.


Les paquebots de ligne


Ils étaient, eux, spécialisés dans le transport de passagers, le plus rapidement possible, entre quelques ports d’Europe et des Amériques et, déjà, avec la plus grande capacité possible, de l’ordre de 2 000 passagers et 1 000 hommes d’équipage.
C’est le naufrage du Titanic, en 1912, qui mit en évidence des risques précis :
- un abordage avec un iceberg, provoqué par une navigation rapide dans une zone à risque, d’où une voie d’eau importante,
- un compartimentage insuffisant, d’où un envahissement étendu et rapide,
- un mode de communications radiomaritimes non synchronisées, d’où un retard dans les opérations de sauvetage,
- l’insuffisance de la capacité des moyens de sauvetage du navire.
Ces observations ont conduit à l’élaboration de la première Convention internationale sur la sauvegarde de la vie humaine en mer (SOLAS, en anglais) qui visait à remédier à ces « déficiences » (voir ci-après).


LES NAVIRES À PASSAGERS ACTUELS


Les transbordeurs à passagers


Les paquebots de ligne ayant été remplacés par les avions de ligne, les paquebots ne furent plus exploités que sur des lignes côtières ou insulaires.
Sur de tels trafics, il apparut rapidement nécessaire de transporter non seulement les passagers, mais également leurs véhicules, dans des « garages ». D’où les navires transbordeurs à passagers.
Les principaux risques, alors, sont et demeurent les entrées d’eau par les ouvertures de coque, susceptibles de ne pas pouvoir être affranchies avant l’apparition de carènes liquides fatales, compromettant l’évacuation des passagers (Estonia) et entraînant le chavirement du navire.

Les navires de croisière ; leurs dimensions et leur capacité


Les croisières culturelles ou assimilées

Elles sont encore le fait de certains paquebots de ligne tel le Queen Mary 2, (2 600 passagers et 1 250 hommes d’équipage) ou de paquebots plus petits, voire de petits paquebots « de luxe » et à capacité délibérément limitée.
Les croisières de masse

Elles font appel à des navires de plus en plus grands, la taille des navires à passagers en général ayant été multipliée par deux tous les dix ans depuis 1970. Elle était alors de 18 000 UMS. En 2003, le Queen Mary II déplace 140 000 UMS.
En 2010, le plus grand navire, l’Oasis of the Sea, atteint 220 000 UMS. Il mesure 360 m de long, 47 de large, avec un tirant d’eau de 9 m, un tirant d’air de 65 m. Il peut accueillir 6 296 passagers et compte 2 166 hommes d’équipage. Il comporte 16 ponts, dont une dizaine au-dessus du pont d’évacuation, et 9 tranches d’incendie.
Il ne semble pas y avoir de limites à la taille de ces navires, du moins autres que celles qui sont liées à leur exploitation, notamment portuaire et commerciale (coûts de construction, d’exploitation et surtout d’assurances).


LES RISQUES


Risques techniques


Les risques techniques sont fondamentalement les mêmes que ceux des autres navires à passagers : météorologie, échouements, incendie/explosion, abordages, avaries de coque, avaries de machines, voire un black out total.
À noter les risques de défaut de tenue à la mer et de dérive du fait d’un black out par gros temps avec une surface d’œuvres mortes de 300 x 65 mètres travers au vent…
Ajoutons-y surtout celui d’une collision du navire en route avec un obstacle immergé tel qu’un iceberg, une roche ou une épave, de nature à ouvrir dans les œuvres vives une brèche assez importante pour que l’eau puisse s’y engouffrer et envahir plusieurs compartiments. Il existe alors un risque d’enfoncement du navire, de propagation de l’envahissement et de carènes liquides, donc de chavirement.
Tous ces événements sont de nature à conduire à l’évacuation du navire, soit près de 8 000 personnes, dans les trente minutes imparties pour ce faire par la convention SOLAS (si tant est que l’on dispose d’autant de temps…), ce qui, même par beau temps et sans panique (…) constitue une gageure.

Évacuation


Le fait de devoir évacuer rapidement plusieurs milliers de personnes, à la suite d’une avarie de coque et d’un envahissement important, et dans des conditions météorologiques aléatoires, constitue, à n’en pas douter, un risque majeur pour un tel navire.
Le commandant doit alors, outre lutter contre une avarie majeure :
- Faire préparer la drome de sauvetage, embarcations sous bossoirs, radeaux pneumatiques sous chutes ou toboggans, ce qui n’est pas évident avec des mouvements de plate-forme.
- Faire guider les passagers vers les « stations » d’évacuation de leur zone, soit de la tranche d’incendie des locaux dans lesquels ils se trouvent (un navire de 400 mètres a 10 tranches d’incendie…), tout en prenant en compte la situation d’une ou plusieurs tranches inutilisables, en cas d’incendie notamment. De plus, la drome étant située à peu près à mi-hauteur des superstructures, les passagers des ponts supérieurs devront « descendre » ce qui constitue un déplacement « psychologiquement anormal » en cas d’évacuation, sans parler de panique, les passagers ayant alors tendance à monter vers les ponts supérieurs.
- Les faire embarquer, notamment dans les radeaux, en les persuadant de se laisser descendre dans une chute (ou chaussette), assimilable à un « conduit de cheminée aménagé ».
- Faire rassembler ces « naufragés » et attendre les moyens de secours qui ne peuvent venir que des navires que les autorités à terre auront fait converger vers leur navire, ou de la terre elle-même.
Mais il faudra en outre prendre en compte la très probable panique, qui apparaîtra dès les premiers symptômes de mouvements de plate-forme assiette, gîte, ...), aggravée par la taille et la méconnaissance du navire par les passagers et les incompréhensions dues au très grand nombre de langues parlées tant par les passagers que par l’équipage, l’esperanto anglais se révélant alors quasi inopérant.

Sauvetage


Quant aux responsables du sauvetage à terre (les mers et océans sont divisés en zones placées sous la responsabilité d’un État riverain) ils vont se trouver confrontés, à tout le moins, à la récupération de plusieurs milliers de personnes supposées attendre dans les moyens de sauvetage du navire :
- au large, hors de portée de tout hélicoptère, en transférant la responsabilité de l’opération à un « commandant sur zone » qui lui-même déléguera à chaque navire présent la charge de faire monter les naufragés à son bord, le plus souvent par des échelles, voire des filets, disposés le long de la muraille sous le vent ;
- à portée de terre, par tout moyen susceptible de remorquer les engins de sauvetage vers la terre, où l’autorité en mer passera la suite à l’autorité à terre, ce qui est un des points des plus difficile surtout lors des exercices.
Certes, les États côtiers, dans le cadre de leurs responsabilités SAR, se doivent de disposer du personnel et des moyens de nature à pouvoir « expertiser » la nature et l’étendue du risque, puis intervenir sur ses causes (incendie, envahissements,...), fournir l’assistance nécessaire, notamment médicale.
Mais, quels sont ceux qui pourraient prétendre pouvoir faire face aux conséquences de la nécessité d’évacuer plusieurs milliers de personnes ?

Sûreté


Le risque pour la sûreté de tels transports de masse est également à prendre en considération, lié qu’il se trouve, lui aussi, au nombre de personnes et de nationalités, pour les passagers comme pour l’équipage.


ÉVOLUTION DE LA RÉGLEMENTATION


La convention SOLAS 1914/1929 a pris en compte les enseignements du naufrage du Titanic :
- Sécurité de la navigation : navigation dans les glaces, équipage.
- Construction, compartimentage : critérium de service, longueur des compartiments envahissables, cloisons étanches, ponts étanches, ouvertures et évacuations.
- Radiotélégraphie : veilles.
- Sauvetage : pour chaque personne embarquée une brassière de sauvetage et une place dans un engin de sauvetage.
Les conventions suivantes de l’OMCI puis de l’OMI, de 1948, 1960, 1974 et ses amendements tacites, ont contribué à améliorer et compléter ces règles de base :
- Construction : « les navires, notamment à grande capacité, doivent être conçus de façon qu’en cas d’avarie ils puissent regagner un port ou un abri de manière à y débarquer les personnes à bord et éviter un abandon en mer », le navire lui-même constituant le meilleur moyen de sauvetage.
- Compartimentage : « le navire doit pouvoir flotter droit avec deux compartiments étanches envahis ».
- Stabilité après avarie : renforcement des règles en 2009.
- Construction, protection contre l’incendie.
- Moyens de sauvetage : appels aux postes d’évacuation dans les 24 heures suivant l’appareillage.
- Radiocommunications.
- Sécurité de la navigation : équipements, radars (après la Seconde Guerre mondiale).
- Code ISM : « tout ce qui doit être fait doit être écrit… et réciproquement ».
- Code ISPS : pour les mesures de sûreté.

DISCUSSION


L’évolution des navires et des risques ne deviennent notables, principalement en capacité (3 000 personnes) qu’avec les paquebots de ligne et/ou d’émigration (passagers d’entreponts). Les accidents, principalement dus aux incendies et échouements, ont provoqué de très nombreuses victimes.
Les transbordeurs à passagers ont fait l’objet de plusieurs catastrophes et de nombreuses victimes également. Les grands navires à passagers présentent indéniablement de très grands risques en cas d’évacuation inévitable.
L’évolution de la réglementation, pour satisfaisante qu’elle puisse paraître, suit le plus souvent l’événement. La question se pose alors de savoir quelle suite il convient de donner aux accidents survenus à de grands navires à passagers (Very Large Passenger Ship – VLPS).


RECOMMANDATIONS


Construction, compartimentage


Les règles actuelles sont fondées sur les risques d’abordage détruisant une cloison étanche et provoquant ainsi l’envahissement de deux compartiments.
Les dimensions des grands navires actuels permettent souvent de satisfaire au critère de trois compartiments envahis. En outre, il paraît souhaitable qu’une réflexion s’installe au niveau international pour doter ces navires de dispositions constructives qui les rendent capables de supporter un envahissement des fonds très important, tout en conservant une stabilité résiduelle et une flottabilité positives.
Le document joint en annexe est un exemple de solution proposée aux responsables de la sécurité des navires à passagers ; ce système de pont étanche, dont le document rappelle le principe, permet de garantir que le navire continuera à flotter et à rester droit après une avarie quasi totale des fonds.
Par ailleurs, les règles ont été améliorées de manière à donner au navire la possibilité de regagner un port ou un abri. Mais certains accidents récents ont prouvé que cela pouvait être impossible.
Il est recommandé enfin de doter ces navires d’équipements permettant au commandant d’apprécier rapidement les conditions d’envahissement et de stabilité en cas d’avarie de coque importante.



Évacuation


Adapter les mesures d’appel aux postes d’abandon pour les navires effectuant des parcours limités entre deux escales.
Généraliser les nouveaux systèmes permettant de savoir s’il y a encore des passagers dans les cabines en cas d’alarme d’évacuation, et de les compléter avec des systèmes d’aide aux opérateurs à la connaissance et à la gestion des flux de passagers dans les parcours d’évacuation.
Adapter la drome et les conditions d’évacuation – équipements, mise en œuvre – et ne pas se contenter d’extrapoler des dispositions antérieures.

Sûreté


S’agissant de la sûreté, il conviendrait de rassembler, dans les ports, tous les postes « passagers » dans l’enceinte d’un véritable « terminal passagers », à l’instar des aéroports.



ANNEXE


SÉCURITÉ DES NAVIRES À PASSAGERS


Contribution de Gilbert FOURNIER,
ancien PDG des ACH, membre de l’Académie de marine



Données du problème


Avant le naufrage du Titanic, on déclarait qu’un tel navire était insubmersible ; un siècle plus tard, l’actualité du Costa Concordia est là pour rappeler que ces grands navires à passagers, répondant, parfois même au-delà, à toutes les réglementations internationales en matière de sécurité, et bénéficiant des équipements les plus complets et les plus sophistiqués dans ce domaine ainsi que d’un personnel nombreux et qualifié, ne sont pas à l’abri d’accidents dramatiques pouvant entraîner la perte de milliers de vies humaines.
On a beau considérer que la probabilité d’une collision ou d’un échouement est pratiquement nulle, la démonstration est faite que cela est faux.
Les réglementations internationales auxquelles ont à répondre ces grands navires évoluent logiquement vers une plus grande sévérité des critères de stabilité résiduelle en cas d’envahissement : le dernier amendement de SOLAS 2009 impose une approche probabiliste des calculs d’envahissement. C’est également en toute logique que les experts de l’OMI ont privilégié l’envahissement, à la suite d’une collision frontale dont le point d’impact se situe au droit d’une cloison de compartimentage, les conduisant au concept de navires résistant en stabilité résiduelle et en flottabilité positive avec deux compartiments contigus envahis ; les dimensions de ces grands navires permettent souvent de satisfaire au critère de trois compartiments envahis. L’éventualité d’un échouement sur un banc de roches ou une épave est en effet très faible et les moyens de navigation dont sont dotés ces navires rendent cette hypothèse quasi nulle. Malheureusement, comme déjà dit, ce genre d’accident peut se produire, conséquence par exemple d’un relâchement de l’attention dans la conduite ou du sentiment de sécurité qu’entraîne la parfaite connaissance des lieux. La multiplication des moyens modernes de navigation n’y changera rien.
Dans ces conditions, il m’apparaît hautement souhaitable qu’une réflexion s’engage rapidement sur les règlements internationaux relatifs à la sécurité des paquebots, et que tous les organismes qui jouent un rôle dans la définition de ces règles prennent en compte cette nouvelle donne, car je suis persuadé que par des dispositions judicieuses de cloisons étanches verticales ou horizontales, ou par la création de zones cellulaires étanches, on peut rendre ces grands paquebots capables de supporter un envahissement très important, tout en conservant une stabilité résiduelle et une flottabilité positives.
J’ai recherché une solution qui altère le moins possible les dispositions actuelles et qui soit compatible avec les contraintes d’exploitation des grands paquebots, en particulier la libre circulation entre tous les espaces utilisés dans les entreponts inférieurs des navires. Deux de mes confrères de l’Académie de marine, Bernard Parizot et Jean-Louis Guibert, m’ont accompagné dans cette recherche, pour confirmer la validité de ce projet dont les grandes lignes sont décrites ci-après.


Le pont étanche


Pour améliorer considérablement la sécurité des paquebots à l’égard d’une avarie de bordé sous la flottaison, on peut créer, comme sur les navires de guerre d’un certain tonnage, un pont étanche continu situé au-dessus de la flottaison et au-dessous du pont de compartimentage. L’envahissement serait limité à ce pont, placé de telle sorte que la flottabilité du navire serait encore assurée. Le navire s’enfonce, mais continue à flotter, sous réserve que les conditions de stabilité en régime intermédiaire soient vérifiées. Un tel dispositif nécessite en effet d’importantes vérifications dont en particulier les suivantes : en principe, ce pont maintient la flottabilité et la stabilité du navire avec un envahissement qui va bien au-delà de deux ou trois compartiments envahis ; on a même démontré, avec une pré-étude sur ordinateur, qu’il pouvait rester à flot avec la totalité des fonds avariés. Il faut d’autre part s’assurer que ce dispositif n’entraîne pas de risques nouveaux en cas de collision dont le point d’impact se situerait au-dessus du pont et qui entraînerait la création d’importantes carènes liquides, l’eau d’envahissement n’étant plus acheminée vers les fonds. Un système d’évents de dimensions appropriées devrait être mis en place pour éliminer ce risque.
Il faut bien entendu que cette solution soit compatible avec l’utilisation commerciale habituelle des entreponts situés sous le pont étanche. D’où certaines modifications assurant la libre circulation dans ces entreponts. Il y aurait lieu de remplacer le système des panneaux étanches adoptés sur un navire de guerre par un système de gaines étanches depuis le pont jusqu’à un niveau supérieur à la flottaison après avarie. Ces conduits seraient ouverts à leurs parties inférieure et supérieure pour permettre l’implantation des escaliers, ascenseurs, circuits divers véhiculant des matériaux, etc. Placés dans l’axe longitudinal du navire, et d’une surface relativement faible par rapport à la surface totale du pont étanche, ils n’auraient qu’une influence négligeable sur la stabilité et la flottabilité du navire. Pour parfaire l’accessibilité en navigation normale, elles seraient munies de portes étanches dans chaque entrepont intermédiaire.
Notre solution devrait être étayée par une étude détaillée, qui dépasse nos moyens actuels, menée par un groupe de projet de grand paquebot.





Avant avarie de coque




Après avarie de coque, la stabilité reste bonne


Juin 2012

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