Éloge

Séance du 3 avril 2019

Eloge de Gilbert Fournier

Cet éloge est prononcé en présence de la famille de Gilbert Fournier par l’Ingénieur général de l’Armement Alain Bovis, successeur de M. Fournier dans la section Sciences et techniques.


Gilbert Fournier, ancien président des Ateliers et Chantiers du Havre et membre de la section Sciences et techniques, a disparu à l’âge de cent ans, le 24 juillet 2017, à Hyères où il habitait. Ce brillant ingénieur a marqué l’histoire de la construction navale.

Je n’ai pas eu le privilège de travailler avec lui ni de le côtoyer et, préparer son éloge, se présentait donc particulièrement délicat.

Je remercie sa famille, et en particulier son fils Christian, de m’avoir permis de découvrir la vie et l’œuvre de Gilbert Fournier. Christian et moi avons été, pendant un temps, collègues au sein de la Direction des Constructions Navales à la fin des années 90. Décennie particulièrement difficile pour les constructions navales militaires et qui faisait écho au drame qui s’était joué quelques années auparavant dans la navale civile.

J’ai découvert la vie de Gilbert Fournier, sa carrière et son œuvre à travers un document exceptionnel, ses mémoires, recueillies puis rédigées par son petit-fils Thomas, l’un de ses dix-neuf petits enfants, issus des cinq enfants que Gilbert a eu avec sa première épouse, Paule, décédée en 1995. L’un de ces enfants, Antoine, est décédé au Gabon en mars 2017, quatre mois avant la disparition de Gilbert.

J’ai parcouru le récit de la vie de Gilbert Fournier comme on se plonge dans un roman d’aventures. Car Gilbert Fournier a été, toute sa vie durant, un aventurier aux multiples talents. Mais l’histoire de Gilbert Fournier est avant tout celle de la construction navale civile en France pendant la seconde moitié du XXème siècle.

Son père, architecte et entrepreneur, s’était installé à Alger au début du XXème siècle. Tandis qu’il construisait maisons, immeubles, hôtels et cliniques, Gilbert et son frère aîné Robert coulaient des années heureuses, éclairées par les séjours estivaux et aquatiques au cap Matifou. Aimant parfois se retirer à l’écart de l’équipe de copains, Gilbert s’intéresse très tôt aux mathématiques et à la mécanique qui deviendront rapidement pour lui une véritable passion. A quatorze ans, il construit sa première embarcation.

Mais, à partir des années 30, un engrenage funeste met fin aux jours heureux. Les affaires du père périclitent et Robert décède brutalement, à l’âge de vingt ans, d’une péritonite aiguë. Les difficultés familiales décident alors de l’avenir de Gilbert qui, ne pouvant faire les beaux-arts pour devenir architecte, prépare les concours aux grandes écoles. Il intègrera l’Ecole centrale en 1939 et sera ingénieur et architecte naval ou, selon l’expression de son père, « ingénieux-architecte ».

La guerre éclate. Mobilisé, il fait quelques mois de classe à Poitiers, puis rejoint l’erg saharien où il passe la « drôle de guerre » en expéditions de fort en fort parmi les légionnaires. Après l’armistice, il tente de gagner Paris par ses propres moyens, échoue à passer la ligne de démarcation, retourne en Algérie, s’inscrit à la faculté et, finalement, parvient à rejoindre l’Ecole centrale en 1942.

La vie d’étudiant à Paris pendant l’occupation est difficile et faite de privations. Pourtant, Gilbert Fournier y retrouve la chaleur d’un cercle d’amis intimes, dont trois anciens d’Algérie, Serge Lazarevitch, François Lefebvre-Desnouette et Christian de Dancourt avec lesquels il nourrit le projet de rejoindre l’Espagne. C’est le temps des rencontres qui scelleront le destin de Gilbert. Celle de sa femme, tout d’abord, Paule Saladin, Poupette, grâce à son ami François. Ensuite celle de Jacques Tessandier, qui a épousé la sœur de son autre ami Christian. Jacques Tessandier est le PDG de Duchesne et Bossière au Havre, entreprise centenaire de réparation navale.

Tandis que ses trois amis s’engagent dans la guerre – Serge et Christian n’en reviendront pas – Gilbert, qui a épousé Paule et attend son premier enfant, échappe au STO grâce à Jacques Tessandier qui l’embauche dans le chantier familial. Il y découvre le travail en atelier. Mais l’entreprise, occupée, est plongée dans une sorte de résistance passive et Gilbert Fournier ne pense pas y demeurer après la fin de la guerre.

La ville du Havre sort dévastée de la guerre, ses infrastructures portuaires détruites. Grâce au labeur acharné du personnel du chantier, la grande forme de radoub est remise en état dès 1947. Entre reconstruction du port et travaux de renflouement, Duchesne et Bossière retrouve une forte activité. Mais les installations sont vieillissantes. C’est alors que le chantier opère une mutation. A l’origine du projet, l’ingénieur Gilbert Fournier, qui s’est attaché au chantier et est devenu rapidement ingénieur en chef.

Poussé par la soif de nouveauté, Gilbert Fournier embarque pour une mission d’étude, avec quelques autres jeunes patrons, sur le porte-avions Dixmude qui rapatrie du matériel de guerre aux Etats-Unis. A nouveau, Gilbert va y faire des rencontres décisives. A Newport News, puis dans le Maine, il découvre les traces d’un autre chantier havrais, les chantiers Augustin-Normand, et fait la connaissance de Jacques Augustin-Normand, petit-fils de Jacques-Augustin Normand. A Washington, il rencontre l’attaché économique de l’ambassade avec qui il sympathise.

En échange des crédits alloués dans le cadre du plan Marshall, les Européens doivent s’approvisionner en navires aux Etats-Unis. Mais les chantiers américains sont débordés. Grâce à l’attaché d’ambassade, l’Office national de navigation se tourne alors vers Gilbert Fournier pour la construction de dix-huit péniches automotrices pour le Rhin. C’est le déclic.

Très rapidement, Gilbert Fournier choisit un site de construction, les anciens chantiers de la Gironde à Harfleur, abandonnés depuis 1926 ; il y construit des ateliers, monte une équipe imaginative et efficace, crée de nouveaux outillages. Une nouvelle aventure commence et l’activité de construction se développe rapidement sous l’ombrelle protectrice de la loi d’aides de 1951. Les Ateliers et Chantiers Maritimes d’Abidjan sont créés en 1950 et, rapidement, fusionnent avec les chantiers Delmas-Vieljeux d’Abidjan pour devenir CARENA. Les commandes se succèdent, enchaînant les défis techniques : le Trait d’union pour la Société des pétroles d’Afrique équatoriale, le Lago General Carrera pour la Société nationale maritime du Chili, une série de cargos légers pour la Norvège. Michel Bruel, créateur de la société des Bateaux Mouches, reconstruit la flotte d’avant-guerre et devient un client régulier.

La société se développe mais reste encore, à la fin des années 50, un petit chantier parmi les vingt-quatre que compte alors la construction navale française. En une dizaine d’années, alors que la navale s’enfonce dans la crise, Gilbert Fournier va réaliser le plus grand mouvement de restructuration de ce secteur. C’est l’absorption de Fouré-Lagadec en 1960 puis des chantiers Augustin Normand en 1963, du chantier de Graville, des Forges et Chantiers de la Méditerranée en faillite en 1966. Enfin, en 1970, avec la reprise des Ateliers et Chantiers de La Rochelle, nait la société nouvelle des Ateliers et Chantiers du Havre et Gilbert Fournier devient le chef d’orchestre d’un ensemble de sites filiales – le groupe en comptera jusqu’à 47 – et d’activités, combinant savoir-faire ancestral, compétence, technicité et inventivité créatrice.

De Duchesne et Boissière et d’Augustin Normand, les ACH ont hérité l’esprit d’innovation – un mot un peu galvaudé aujourd’hui – qui leur vaudra un avantage concurrentiel remarquable. Pionniers dans la découpe des tôles par lecture optique, ils développent leur propre système de CAO dès les années 70 sur les indications et les travaux mathématiques de Gilbert Fournier.

C’est là qu’il faut évoquer une autre facette du talent de Gilbert Fournier. Il rate le concours d’entrée à l’Ecole Polytechnique en raison d’une impasse malheureuse sur le programme d’électronique. Cet échec a valu à Gilbert Fournier une carrière exceptionnelle qu’il n’aurait sans doute pas pu avoir au sein de l’Administration. Mais il lui faut une revanche et il s’investit donc avec enthousiasme dans cette discipline et, parmi les premiers, il pressent la place qu’elle va jouer, avec l’informatique, dans les métiers de la construction navale. Il développe une méthode originale de calcul de résistance des matériaux. Il automatise la commande des ailerons de stabilisation antiroulis et invente un nouveau procédé de stabilisation par cuve active à piston également commandé par un système électronique. Les systèmes de stabilisation seront un des fleurons de la branche d’ingénierie du groupe. Grâce à Fouré-Lagadec, le groupe se développe également dans les échangeurs, la maintenance industrielle et même le transport aérien.

Capables d’agir plus vite pour optimiser les carènes, les ACH pouvaient se positionner sur les appels d’offres des navires les plus complexes et résister à la concurrence montante des chantiers japonais. Ce sont d’abord les navires océanographiques, du Jean Charcot au Marion Dufresne, l’Atalante pour l’Ifremer, l’Alcyone du commandant Cousteau, des rouliers avec les premières portes d’étrave, un transport de combustible nucléaire irradié. Les ACH sont pionniers dans la construction de navires câbliers, grâce à une technologie révolutionnaire de machine à pose linéaire inventée aux ACH, qui sera un succès mondial.

Gilbert Fournier rencontre fortuitement Gilbert Massac lors d’une expertise. Quelque temps plus tard, Gilbert Massac ayant rejoint, avec Jean Alleaume, la société Gaz Océan, nos trois regrettés confrères se lancent dans la construction des transports de gaz. A cette époque, chaque navire était d’un type nouveau et apportait son lot d’innovations techniques. Comme l’avait rappelé notre confrère Jacques Delhemmes dans l’éloge qu’il a prononcé de Jean Alleaume : « Jean Alleaume, Gilbert Massac et Gilbert Fournier forment une équipe remarquablement créative, unie et dynamique » qui va résoudre tous les problèmes liés au transport de gaz liquéfié. Cela donnera en 1963 la construction du Pythagore, premier navire à cuve-membrane intégrée.

Les années 1980 voient les ACH au faîte de leur puissance, employant plus de 3 500 personnes dans la construction navale, la réparation, les équipements et la maintenance industrielle. Face aux difficultés financières que rencontrent alors nombre de chantiers face à la baisse des prix tirés par les chantiers japonais, Gilbert Fournier choisit une stratégie d’investissement prudente, favorisant l’informatisation des méthodes de conception et de gestion plutôt que le renouvellement des outils de production. Les ACH se tournent vers la fonction de concepteur-intégrateur et mettent en place une organisation de sous-traitance globale.

Leur attrait inépuisable pour les défis technologiques va conduire les ACH à devenir chef de file d’une action financée par le ministère de la Mer, coordonnée par la Chambre syndicale et réunissant les ACH, la Compagnie générale maritime et le Bassin des carènes, consistant à étudier une propulsion mixte voile-moteur, tirant bénéfice des avantages de chaque mode. Jeune ingénieur au Bassin des carènes j’eus le plaisir d’être en charge des études hydrodynamiques qui devaient, contrairement à l’habitude, prendre en compte le comportement du navire sous voiles. L’étude aboutira à un modèle de simulation informatique, largement conçu par Gilbert Fournier.

Grâce à l’avance ainsi prise, les ACH reçoivent peu après commande du premier paquebot à voile, le Wind Star, suivi rapidement de deux autres Winds, puis par les deux Club Med. Mais ces navires ne purent être construits que grâce à des montages financiers de plus en plus difficiles et à la superposition des aides. Les années 1990 virent le crépuscule de la construction navale européenne avec, d’un côté la division par deux du niveau des aides d’Etat, d’un autre les chantiers japonais, coréens et bientôt chinois envahissant tous les secteurs du marché.

Gilbert Fournier quitte la direction des chantiers en 1994 et voit avec appréhension ses successeurs prendre une commande de la dernière chance, celle de trois chimiquiers pour un armateur norvégien. Commande prise à perte, chantier impréparé pour construire de tels navires, changement de l’organisation et du management ; les ACH ne se relèveront pas. Pour Gilbert Fournier c’est un traumatisme. Vingt ans plus tard, il disait à son petit-fils :

« La disparition de mon chantier reste un traumatisme pour moi. Pas seulement à cause de cet enchaînement d’erreurs parfaitement évitables. C’est l’œuvre de ma vie qui s’est trouvée abimée, le résultat d’une trajectoire faite de rencontres et de coïncidences, mais pour laquelle, au fond de moi et peut-être malgré moi, j’étais fait. »

Elu à l’Académie de marine en 1993, il y apportait régulièrement ses lumières et ses contributions originales. Alors qu’il était dans sa centième année, il continuait à dialoguer avec ses confrères de la section Sciences et techniques au sujet d’un concept de pont étanche, avec cheminées d’accès aux ponts inférieurs, concept destiné à grandement améliorer l’insubmersibilité et qu’il avait imaginé en 2012 à la suite de l’accident dramatique du Costa Concordia.

Gilbert Fournier a fini ses jours à Hyères, auprès de sa seconde épouse, Elisabeth, pratiquant la voile jusqu’à ses derniers instants. Gilbert Fournier a eu cinq enfants, 19 petits-enfants, 21 arrière-petits-enfants.

Il était officier de la Légion d’honneur.

Je terminerai en citant l’ouvrage collectif dirigé par Olivier Boudot et publié en 2001 dans la collection Mémoires d’hommes. Histoire d’entreprises. La grande traversée des ACH : « Navigateur, inventeur brillant, capitaine d’industrie, Gilbert Fournier est tout cela à la fois. Son charme, né d’une distinction courtoise qui fait paraître chacun comme un égal, emmène ses interlocuteurs dans une aventure dont il semble se jouer tout autant qu’elle se rit des hommes. Son élégance de gentilhomme séduit et captive ceux qui le rencontrent. »

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