Éloge

Séance du 6 février 2019

Eloge de l’Ingénieur général de l’Armement Jean Touffait

Cet éloge, composé par notre confrère Alain Le Tallec, successeur de J. Touffait dans la section Sciences et techniques, est prononcé en présence de la famille de M. Touffait par Alain Bovis, remplaçant Alain Le Tallec indisposé.

C’est une vive émotion pour moi d’avoir à évoquer la mémoire de Jean Touffait et de le faire en présence de sa famille. Alex Fabarez a écrit très récemment une biographie remarquable qui retrace la carrière exemplaire de Jean Touffait. Plutôt que de le paraphraser, j’ai fait le choix de parler de Jean Touffait d’une manière assez personnelle, celle d’un ingénieur du Génie maritime, sous-marinier pour être précis ; j’espère que vous n’en serez pas heurtés car nous allons en effet beaucoup parler de sous-marins. Pour moi, Jean Touffait a été au départ si lointain et puis progressivement de plus en plus proche.

Si lointain en effet dans la décennie 1970 où j’ai fait mes premiers pas car, dès 1976, il est au sommet de l’organigramme en étant devenu très jeune Directeur des Constructions navales. Pour ma génération, Jean Touffait, comme André Gempp, est une figure emblématique de notre profession. Je fais sa connaissance en 1980 au cours d’une réunion à Toulon où l’un des sujets traités est l’accueil des sous-marins nucléaires d’attaque dont le premier, le Rubis, va prochainement rallier Toulon. Le jeune ingénieur chargé que je suis en sort rassuré : la Direction des Constructions navales a un chef, toujours courtois, et à l’écoute certes, mais prompt à recentrer le débat lorsqu’il juge qu’on s’égare quelque peu. Je découvre aussi un homme chaleureux et passionné car, bien qu’un nombre important d’échelons hiérarchiques nous sépare, il prend le temps de me questionner sur les sous-marins Agosta et l’accueil du Rubis. C’est un peu impressionnant pour moi de parler de ces sous-marins devant celui qui avait largement présidé à leur conception mais, dès qu’on parlait de techniques sous-marines avec Jean Touffait, on sentait toute sa passion pour ce qui avait été son métier pendant plus d’un quart de siècle.

Jean Touffait, de la promotion 1944 de l’Ecole Polytechnique, est affecté à Cherbourg en 1949 à sa sortie de l’Ecole du Génie maritime. Son séjour à Cherbourg va être long. J’y reviendrai plus loin plus en détail à propos d’une conférence prononcée par Jean Touffait en 1999 lors du centenaire de la construction des sous-marins à Cherbourg. Evoquer l’affectation de Jean Touffait à Cherbourg, c’est penser immédiatement aux sous-marins type Aréthuse dont il a été l’ingénieur chargé. Le travail était partagé entre le STCAN à Paris et l’arsenal de Cherbourg, mais Jean Touffait disposait d’une large délégation de Paris pour mener à bonne fin ce projet. Notre confrère l’Amiral d’Arbonneau, l’un des auteurs de l’Encyclopédie des sous-marins français, a écrit récemment que ces sous-marins ont apporté un monceau d’innovations par rapport aux réalisations précédentes. On ne peut que souscrire à ce constat. Réponse à un concept opérationnel original, ce sous-marin apporte quantité de techniques nouvelles ; on peut citer notamment la propulsion diesel-électrique (oserait-on dire aujourd’hui la propulsion hybride !), les brèches encastrées pour faciliter la maintenance et enfin toutes les techniques pour réduire la signature acoustique. L’Argonaute, devenue musée à la Cité des sciences de La Villette, est désormais le témoin d’une œuvre très largement due à Jean Touffait.

Jean Touffait rejoint ensuite la section des sous-marins du STCAN de 1959 à 1971, d’abord comme adjoint d’André Gempp, puis comme chef de section quand ce dernier devient maître d’œuvre principal Coelacanthe. Doit-on rappeler que l’année 1959 est celle où est prise la décision de construire un SNLE sans aide extérieure - ce sera le Redoutable - et que 1971 voit s’achever les essais à la mer de ce sous-marin avant sa première patrouille opérationnelle au tout début de 1972. Jean Touffait est ainsi un acteur essentiel de ce programme depuis son origine jusqu’à sa réussite. Toutefois, cette longue affectation au STCAN ne se limite pas au seul Redoutable. Il aura à établir le dossier de conception des sous-marins type Agosta qui devaient succéder aux Narval vieillissants et doter la France d’un produit moderne pour l’exportation ; il aura aussi à établir les innombrables esquisses et avant-projets de sous-marins nucléaires d’attaque, « l’impossible équation budgétaire » selon les auteurs de l’Encyclopédie précitée et, bien que la patte finale ait été mise par son successeur Paul Talboutier, on peut dire qu’il a fait l’essentiel du travail pour aboutir à ce qui allait être le Rubis et trouver ainsi une solution à l’impossible équation budgétaire en définissant le plus petit sous-marin nucléaire du monde et de loin le moins cher. Ce pari audacieux s’est finalement révélé viable puisqu’on a réussi à construire ce sous-marin, à en assurer la maintenance sans difficultés majeures, alors que les mauvais prophètes ne manquaient pas. Doit-on rappeler que ces sous-marins, que certains qualifiaient d’intérimaires, sont toujours en service aujourd’hui ? Quoi qu’il en soit, l’intérim aura duré presque quarante ans en attendant l’arrivée des Barracuda.

Après cette longue et brillante affectation au STCAN, Jean Touffait rejoint la maîtrise d’œuvre principale Coelacanthe en 1971 comme adjoint, puis comme maître d’œuvre principal de 1972 à 1976 en succédant ainsi à André Gempp. La tâche est en effet loin d’être achevée. Le premier missile M1 va être suivi du M2 et surtout du M20, le premier équipé de têtes thermonucléaires et qui devait équiper L’Indomptable quatrième de série. Jean Touffait et son équipe de la maîtrise d’œuvre auront à coordonner tous les acteurs, Direction des constructions navales, DTEN, Commissariat à l’énergie atomique, Direction des applications militaires et Travaux Maritimes, pour atteindre pleinement cet objectif. L’évolution n’allait pas s’arrêter là puisqu’un missile beaucoup plus volumineux et beaucoup plus lourd, le M4, devait succéder au M20 mais, comme le dit Jean Touffait, la vision de ce que devait être la refonte M4 était encore assez floue en 1976 et n’allait se préciser que plus tard. Ce sera la destinée quelque peu agitée du 6ème SNLE l’Inflexible, initialement 6ème SNLE M20, puis sous-marin annulé et enfin premier SNLE M4. C’est un plaisir de relire les écrits de Jean Touffait sur la ténacité qu’il a déployée avec les maîtres d’œuvre principaux qui lui ont succédé – acrobaties budgétaires, selon ses termes -- pour faire renaître L’Inflexible et en faire le premier SNLE M4.

Jean Touffait quitte son poste de maître d’œuvre en 1976 pour devenir très jeune – il a 52 ans- directeur des constructions navales. Il va rester à la tête de DCN cinq ans. Il met tout son talent et sa détermination à préparer des solutions d’avenir. Deux programmes majeurs vont se concrétiser dans les deux décennies qui suivent, les nouveaux SNLE type Le Triomphant et le porte-avions Charles de Gaulle. Il a vu très tôt qu’une mise en commun de la chaufferie nucléaire –ce sera le projet K15 - entre ces deux projets était de nature à en favoriser l’aboutissement. Il disait volontiers que si la volonté politique n’avait jamais manqué pour les SNLE, cela n’allait pas de soi pour le porte-avions et que c’était un programme autrement plus difficile à mener à bien ; il a également soutenu avec ardeur les efforts à l’exportation, lui qui s’était beaucoup engagé pour réussir la coopération avec des pays amis, l’Espagne notamment pour y construire des sous-marins type Daphné, puis Agosta.

Il a terminé sa carrière comme chef de l’Inspection de l’Armement, passant en deuxième section en 1984.

C’est au cours d’un carrefour des ingénieurs de l’armement, où Jean Touffait était présent comme Inspecteur, que je vais découvrir, non plus le chef, mais l’homme et l’ingénieur. Il va s’en suivre une correspondance pendant plus de vingt ans. Outre la précision du langage – Jean Touffait ne s’embarrassait pas de périphrases pour dire ce qu’il pensait - il m’a impressionné par sa mémoire des faits et un éclairage tout-à-fait nouveau pour moi sur le pourquoi de certaines décisions ; pour lui, trois sous-marins avaient marqué le demi-siècle, l’Aréthuse, le Redoutable et le Triomphant, ce à quoi je lui répondais que le Triomphant était en filiation directe avec les deux autres ; il devait bien sûr être un SNLE comme Le Redoutable, mais le silence était une priorité absolue comme il l’avait été pour les Aréthuse. Son avis a été aussi précieux pour concevoir le Scorpène qui, sur bien des aspects, s’écartait beaucoup des Agosta ; il n’y avait plus de hiérarchie, mais simplement un dialogue plein d’entrain entre deux concepteurs de sous-marins devenus très proches alors que plus de vingt ans les séparaient.

Je voudrais aussi souligner les talents de Jean Touffait narrateur à propos d’une conférence qu’il a prononcée en 1999 à Cherbourg à l’occasion du centenaire du sous-marin. Cette conférence s’intitule « Reprise de la construction des sous-marins après 1945 ». Jean Touffait y décrit toute la difficulté de la situation. Les arsenaux sont en ruine, dont Cherbourg qui a beaucoup souffert, et l’industrie est exsangue. Il existe encore quelques compétences, mais si peu nombreuses ; de surcroît, la perte tragique de l’U2326 décapite le système avec la perte de l’ingénieur en chef Isabelle du STCAN et du Commandant Mottez, chef du bureau sous-marins de l’état-major. C’est donc une poignée de marins et d’ingénieurs qui va être à l’origine de tout. Jean Touffait évoque les essais faits sur des sous-marins inachevés en 1940 et terminés après la guerre pour tester de nouveaux équipements ; il évoque aussi la conception et la construction des Narval qui n’étaient pas exempts de défauts au neuvage ; vient ensuite le temps des Aréthuse où la capacité créative française va à nouveau s’exprimer. L’état-major s’en inquiète et le commandant Guépin lui aurait dit « Je vous en supplie, Touffait, copiez les Allemands ». Encore une fois, on ne peut être qu’admiratif pour ce noyau d’ingénieurs qui, partant de la situation désastreuse de la fin de la décennie 1940, sera capable de convaincre dix ans plus tard les autorités qu’on va être capable de construire des SNLE sans soutien extérieur.

Les activités de Jean Touffait sont loin de cesser avec son passage en deuxième section. Soucieux pendant toute sa carrière de l’enseignement des techniques de l’ingénieur - il a notamment enseigné le sous-marin à l’Ecole nationale supérieure du Génie maritime - il est président de la Société des amis de Sup’Aéro et de l’Ensta et président du conseil d’administration de l’Ensieta de Brest, aujourd’hui Ensta Bretagne. Il est élu en mars 1986 dans la section science et technique de notre Académie dont il sera le président en 1989 et 1990.

Jean Touffait est marié et père de trois enfants. Il est Commandeur de la Légion d’honneur et de l’Ordre National du Mérite.

Jean Touffait nous laisse le souvenir d’un très grand ingénieur – excusez ma partialité, mais c’est un plaisir de relire toutes ses contributions aux techniques du sous-marin - d’un directeur qui a marqué les Constructions navales et, pour ceux qui l’ont connu, d’un homme chaleureux et passionné par son métier.

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