Conférences

Routes maritime polaire, réalité et perspectives

Hervé Baudu
Professeur en chef de 1ere classe de l’Enseignement maritime, membre de la section Navigation et océanologie

Le 08-01-2020

Notre confrère Hervé Baudu, professeur en chef de 1ere classe de l’Enseignement maritime, membre de la section Navigation et océanologie a bien voulu nous présenter un article, accompagné d’une documentation cartographique de grande qualité, sur l’évolution de la route maritime du Nord. Il vient d’achever la rédaction de ce travail qui lui a été demandé par Frédéric Lasserre, spécialiste canadien de l’Arctique et directeur du Conseil québécois d’études géopolitiques à l’Université Laval.

Notre vision de l’Arctique est celle d’un espace polaire, fermé et contraint sur les aspects économiques, climatiques, maritimes, politiques et géostratégiques ; mais aussi d’un espace de tensions sous-jacentes, avec des opportunités de transit limitées, dont l’avenir à l’horizon 2050 est encore bien imprécis.

En droit maritime, la vision est celle d’un océan entouré de terres dans une répartition orthodromique, contenant 10 % des réserves mondiales supposées de pétrole et 30 % de celles de gaz. Les zones économiques exclusives englobent la majorité des ressources d’hydrocarbures et 60 % du gaz arctique se trouve dans la zone économique exclusive russe. Cinq puissances riveraines et trois pays du cercle arctique (Canada, Danemark pour le Groenland, Etats-Unis pour l’Alaska, Finlande, Islande, Norvège, Suède, Russie), six représentants d’associations autochtones et trente-neuf observateurs (dont la France) sont réunis dans le conseil de l’Arctique qui règle l’extension du plateau continental et prononce la résolution des litiges suivant les principes du discours d’Ilulissat (le plus grand glacier de l’Arctique, situé à l’ouest du Groenland, inscrit au patrimoine de l’UNESCO et dont la fonte rapide inquiète les participants) qui interdit la pêche en océan Arctique central et prohibe les courses à l’appropriation des ressources.

L’Arctique est une portion de « cryosphère » dont l’épaisseur et l’étendue varient. En ce moment, en hiver, la banquise couvre 14 millions de m² mais la vieille glace ne constitue plus que 1,4 % de celle-ci ; en été, l’extension de la banquise est de 4 millions de m². L’épaisseur moyenne de la banquise en hiver est passée de 3,59 m en 1975 à 1,25 m en 2019. Dans cette région du monde l’effet des phénomènes météorologiques est fréquemment amplifié par les courants océaniques et par le pouvoir réfléchissant de la banquise (effet albédo).

Ces changements ouvrent de nouvelles routes maritimes. On en distingue traditionnellement trois : le passage du Nord-Ouest le long des îles canadiennes, le passage du Nord-Est à travers l’océan Arctique et la « Route maritime du Nord » le long du continent asiatique. Cette dernière (de la Nouvelle-Zemble au détroit de Béring) est la plus fréquentée.

Elle est soumise au contrôle non discriminant de la zone exclusive voisine (ici la Russie) en application de l’article 234 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. La règlementation sur les eaux intérieures et les détroits internationaux (art. 37) s’y applique aussi. Le code polaire publié par l’organisation maritime internationale le 1er janvier 2017 introduit des dispositions pour assurer la sécurité de la navigation.

Mais les conditions de la navigation sont malaisées : la route maritime du Nord est libre de glaces uniquement de juillet à la fin de septembre et seulement pour accéder aux ports du nord de la Chine et du nord des Etats-Unis. De plus il n’y a pas d’escales commerciales sur le voyage et peu de ports en eaux profondes. Le tirant d’eau est limité à 12 m à cause des détroits et beaucoup de zones sont encore mal hydrographiées. Il n’est pas possible d’admettre des bâtiments de plus de 100 000 tonnes « non classe glace » ou 5 000 EVP.

Le passage revient à 5 $ par tonne, coût bien supérieur à celui du passage par Panama ou Suez et aussi par la « route de la soie chinoise » (ou Belt Route initiative »). Il faut prévoir des équipements coûteux, une formation particulière (l’Ecole nationale supérieure maritime de Marseille dispose d’une telle formation), une surprime d’assurance, des aides à la navigation pour les zones polaires, la consommation de carburant à 12,5 nœuds.

Actuellement 800 navires par an empruntent cette route mais 30 seulement en transit, soit l’équivalent d’un jour de trafic par Suez ! Voici pour comparaison le trafic des principaux détroits dans le monde : Pas-de-Calais, 85 500 navires/an ; Malacca, 65 000 navires/an ; Gibraltar, 60 000 navires/an ; Suez, 18 000 navires/an et 430 Mt/an : Panama, 14 000 navires/an ; Béring, 30 navires/an et 29 Mt/an.

Le seul transit de destination vers les ports russes d’extraction des hydrocarbures (essentiellement sur le littoral de la presqu’île de Yamal) se développe. La société d’Etat Novatek qui en a le monopole espère atteindre 100 Mt en 2030.

Par ailleurs la route maritime du Nord est administrée par l’entreprise publique russe Rosatom, spécialisée en énergie nucléaire, chargée d’assurer un trafic toute l’année. Elle dispose d’une flotte de 60 brise-glaces (la première du monde avant celle du Canada qui compte 20 brise-glaces) tous construits exclusivement dans les chantiers navals russes. Rosatom prévoit aussi le lancement de centrales nucléaires flottantes.

Les tensions internationales dans cette zone sont faibles actuellement et la présence asiatique y est équilibrée. La demande mondiale en hydrocarbures diminue ; les pays subarctiques exercent une influence apaisante ; la Russie dispose de l’autonomie technique nécessaire pour exploiter les ressources de la région ; la présence militaire y est stable ; l’autorité du Conseil de l’Arctique est reconnue dans le « concert » des nations.

Mais il y a des tensions sous-jacentes : l’éventuelle perte d’influence du Conseil de l’Arctique ; le réarmement de l’espace arctique ; le soutien marqué des projets des Russes ; une politique agressive des Etats-Unis ; le réchauffement climatique. Elles pourraient conduire à des tensions fortes si la présence chinoise devenait marquée (elle s’affirme « presqu’Arctique » ; le marché des hydrocarbures tendu ; l’affirmation de l’autorité de l’OTAN ; la volonté de domination de la Russie sur la Route maritime du Nord ; la spoliation des peuples autochtones.

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