Conférences

Réduire la vitesse des navires

Antoine Person
Secrétaire général de l’armement Louis Dreyfus Armateurs

Le 27-11-2019

Après cet éloge, Jean-François Bernicot, président de la section Marine marchande, pêche et plaisance, présente M. Antoine Person, secrétaire général de l’armement Louis Dreyfus Armateurs, qui a bien voulu accepter de faire une communication devant l’Académie sur une question d’actualité.

Votre confrère Philippe Louis-Dreyfus, commence M. Person, développe depuis de nombreuses années l’idée de la réduction de la vitesse des navires, ce qui provoque parfois des sourires et souvent une opposition féroce. Aujourd’hui les vents ont changé de sens et je vais essayer de vous expliquer pourquoi.

L’effet de serre est-il un enjeu pour le shipping ?

Si l’on suit les déclarations récentes de l’ONU, seule une réduction de 16 % des émissions annuelles de CO2 pendant dix années consécutives à compter de 2020 permettra d’atteindre l’objectif de l’accord de Paris pour contenir la hausse moyenne des températures à 2° C.

Le shipping, un secteur climato-sceptique ?

Tous les secteurs économiques des pays développés ont fait depuis des années des efforts en la matière… tous sauf le shipping et le transport aérien. Pourquoi ? Dans le protocole de Kyoto signé en 1997 ces deux secteurs d’activités ont été exclus des objectifs de réduction de CO2. La raison est purement technique : par cet accord les pays signataires s’engageaient à réduire leurs émissions, donc il fallait pouvoir affecter des émissions à chaque pays pour calculer ses objectifs de réduction. C’est facile à faire pour des usines bien implantées, mais soi-disant impossible à réaliser pour des navires ou des avions qui bougent en permanence. Leurs émissions ne peuvent être affectées à un pays particulier. De plus le shipping s’abritait derrière une observation incontestable : par tonne transportée, il est de loin le plus efficace, en matière de protection de l’environnement, de tous les modes de transport.

Après le rendez-vous manqué du Protocole de Kyoto, le shipping profite de ses statistiques.

Lors de la COP 21 tenue à Paris en 2015 le shipping a encore réussi à éviter que ses émissions de CO2 soient débattues, cependant il été reconnu par les ONG comme « The elephant in the room » car ses émissions continuent d’augmenter rapidement, alors que l’on observe une diminution des émissions des autres secteurs industriels. La part du shipping est passée de 2 % en 2005 à 3 % en 2015. Selon une étude réalisée par l’OMI en 2012, si aucune action n’est entreprise, ces émissions auront entre doublées et triplées en 2050, et cela représenterait dans le pire des cas 16 % des émissions de gaz à effet de serre sur la planète.

Par ailleurs, si l’on revient sur la « performance » du shipping en matière de moindre détérioration de l’environnement, elle est obtenue par les seuls très gros navires dans leur configuration la plus efficace (slow steaming). Lorsque nous avons fait, il y a quelques années, l’expérience des autoroutes de la mer avec des rouliers, nous avons découvert qu’avec un port en lourd beaucoup plus faible (4 800 tonnes dans notre cas) nous ne pouvions émettre moins de CO2 que le total des camions que nous transportions, sauf à aller moins vite. Aller moins vite serait le plus sûr moyen de perdre notre clientèle car les clients des camionneurs n’auraient pas accepté des durées de transit plus longues.


Un réveil difficile.

L’opinion publique a conduit l’OMI à prendre des décisions douloureuses. Deux objectifs ont été fixés lors de la session de 2017 : 1.- Une réduction des émissions de gaz à effet de serre, par tonne transportée, de 40 % en 2030 (par rapport à 2008), puis 70 % en 2050 ; 2.- Une réduction globale de 50 % des émissions de la flotte marchande mondiale en 2050 (toujours par rapport à 2008).

Ce dernier objectif est à considérer quelle que soit la croissance de la flotte mondiale entre temps. Selon les modèles de croissance de la flotte d’ici à 2050, les plus optimistes indiquent qu’il faudra réduire les émissions de 70 %, les plus pessimistes de 85 % !

Cela ne nous laisse pas le choix : il faut « décarboner » le transport maritime d’ici à 2050. Aucune solution dite « hybride » (électrique, vélique) couplée avec toutes les solutions d’optimisation de coque, de moteur ou autre, pourrait permettre d’atteindre ces objectifs. Nous ne savons pas très bien comment nous allons faire.

La leçon du soufre.

Ici intervient une leçon amère apprise récemment. A la suite de la décision de l’OMI, intervenue en 2008, de réduire le taux de soufre dans les carburants marins, il avait été prévu de réaliser une étude en 2018 pour connaître la disponibilité des carburants à bas soufre, et ensuite de décider si cette mesure pouvait entrer en vigueur en 2020 ou bien en 2025. L’étude a été réalisée et, au lieu de répondre à la question posée en faisant une vraie analyse de la disponibilité des produits à basse teneur en soufre, elle a conclu qu’il y aurait bien des produits disponibles partout en 2020 mais qu’on ne pouvait simplement pas en connaître le prix.

Pourquoi une telle décision, relativement stupide en termes purement économiques, puisque si le produit est trop cher, cela revient à le rendre indisponible ? C’est que le shipping est soumis à une pression politique gigantesque pour réduire ses pollutions atmosphériques.

Que faire ?

Le shipping doit agir ; c’est la conviction absolue de Philippe Louis-Dreyfus depuis des années. A force d’avoir voulu vivre cachés, nous avons provoqué une défiance généralisée à l’égard de nos activités ; il ne peut y avoir de débat : nous sommes comptables de nos pollutions et nous sommes attendus pour les réduire.

Comme nous l’avons vu, les objectifs sont déjà fixés par l’OMI. Mais ce n’est qu’une étape car l’année prochaine l’OMI va adopter des objectifs à court terme (sans doute 2022 ou 2023) d’une première réduction des émissions par navire.

Système de négociation de quota d’émission, taxe ou vitesse ? Faites vos jeux !

Pour le CO2, il y a trois solutions à effet rapide, pouvant s’appliquer à tous les navires, sans investissements supplémentaires : un système de négociation de quota d’émissions ; une taxe ; la réduction de la vitesse.

Nous sommes farouchement opposés à la première solution. D’abord parce que cela revient à introduite la spéculation financière là où nous n’en avons vraiment pas besoin. Le fait qu’aujourd’hui les plus gros acheteurs de ces quotas dans d’autres domaines sont des institutions financières en dit long sur la manipulation des marchés des quotas.

Pour la taxe, contrairement à ce que beaucoup pensent, l’objectif d’une taxe CO2 n’est pas de remplir les caisses de l’Etat en punissant un pollueur ; ce n’est qu’un bénéfice induit. Le vrai rôle de la taxe CO2 est d’impulser un changement vers des habitudes moins émettrices de CO2. Donc le niveau de la taxe doit décourager les vieilles habitudes et encourager la recherche et le développement de solutions alternatives. Nous avons là une vraie difficulté car le transport maritime coûte très peu. S’il faut fixer un niveau de taxe suffisamment fort pour déclencher des investissements vers des navires moins émetteurs de gaz à effet de serre, il faudra taper très fort ! Les travaux actuels de la Commission européenne envisagent une taxe d’au moins 100 € par tonne de CO2 émise (soit 300 € par tonne de fuel), soit une augmentation de 75 % du prix du combustible. Mais cela sera insuffisant car nous avons déjà vu de tels prix n’avoir aucune conséquence. Il faudra donc augmenter la taxe et les navires feront tout pour réduire leur consommation et donc leur vitesse. Ainsi nous aurions la taxe et la réduction de vitesse ! Double effet !

Réduire la vitesse des navires.

La mesure de réduction de vitesse est à court terme ; elle est immédiatement disponible, efficace, et ne nécessite aucun investissement particulier, mais elle ne permettra jamais d’atteindre les objectifs envisagés par l’OMI pour 2050 car plus on réduit la vitesse et moins les économies de carburant sont importantes. Un porte-conteneurs de 10 000 boîtes consomme 350 tonnes de fuel par jour à 25 nœuds et 125 tonnes à 18 nœuds ; un navire Capesize sur la route du Cap de Bonne-Espérance ou sur celle du Cap Horn consomme 60 tonnes de fuel par jour à 14 nœuds et environ 30 tonnes à 12 nœuds.

Nous sommes en train de réaliser une étude avec Kedge business school et le professeur Pierre Cariou. Dans le cadre de cette étude, nous avons bâti un modèle qui permet de calculer la conséquence d’une limitation de la vitesse des navires Capesize à 11,5 nœuds en distinguant les années et lieux de construction. Nous aboutissons à des chiffes considérables, jusqu’à 46 millions de tonnes de CO2 par an. En réduisant ce chiffre du ratio nécessaire à compenser la réduction de vitesse (20 % selon l’étude de Knedge), nous économiserions 36 millions de tonnes de CO2. C’est simplement colossal pour seulement 1 500 navires concernés ! En s’appuyant sur cette étude, la France a soumis l’idée de réduire la vitesse des vraquiers à 10,5 nœuds.

Il faut encore apprécier les conséquences de la réduction de vitesse sur l’économie du transport maritime. De nombreuses voix s’élèvent pour expliquer que cela va provoquer un accroissement du nombre des navires ; puisque les navires sont moins rapides, il en faudra davantage pour transporter la même quantité de marchandises, et qui dit plus de navires dit aussi davantage de CO2 produit lors de la construction. Par ailleurs, ls taux de fret vont augmenter, ce qui va provoquer une diminution de compétitivité de certains pays par rapport à d’autres, comme pour le Brésil vers l’Australie pour le minerai de fer transporté en Capesize.

Je dois maintenant vous avouer la vérité…

Nous y sommes déjà !

Toutes les réductions de vitesse que je viens de prendre en exemple sont déjà arrivées. Je n’ai fait que décrire la situation actuelle.

Dans le même temps le brent se situe, entre 2010 et 2014 (année de l’effondrement du cours du brut), au-dessus de 110 $ par baril. Les armateurs sont confrontés à un effet ciseau classique : taux de fret bas et prix du carburant élevé. Qu’ont-ils fait dans leur immense majorité face à cette situation ? Ils ont diminué la vitesse de leurs navires, exactement dans les proportions que je viens de décrire pour un Capesize, passant d’une vitesse moyenne en 2009 de 13,5 nœuds à 11,5 nœuds aujourd’hui. Toutes les réductions de vitesse que je viens de prendre en exemple concernant les Capesizes et même les porte-conteneurs sont déjà arrivées ; je n’ai fait que décrire la situation actuelle.

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