Conférences

Histoires de la mer

Jacques Attali

Le 12-06-2018

M. Jacques Attali a bien voulu venir présenter devant l’Académie quelques-unes des conclusions de son récent ouvrage Histoires de la mer, publié par les éditions Fayard.

La séance se déroule dans le grand amphithéâtre de l’Institut océanographique, fondation parisienne du Prince Albert Ier de Monaco, membre associé de l’Académie, et dans laquelle celle-ci est accueillie, avec l’accord du Prince Albert II, lui-même membre associé, par M. Robert Calcagno, directeur général de la fondation. M. Calcagno conclut son propos par une citation de l’ouvrage de J. Attali : « L’importance de la mer devrait donc s’imposer à nous, d’autant plus qu’on commence à comprendre son rôle écologique fondamental et la gravité des menaces qui risquent de la condamner à brève échéance. Nous devrions tout mettre en œuvre pour la protéger. Pourtant, il n’en est rien. » Après une brève présentation de l’histoire de l’Académie, le président Coldefy donne la parole à M. Attali.

C’est un grand honneur pour moi, annonce celui-ci, que d’être ici. Je dois aussi vous transmettre les excuses de Francis Vallat, retenu en Méditerranée par la tragédie de l’Aquarius, et cet événement est loin d’être anecdotique pour nous car il renvoie à nos relations avec la mer, en particulier la Méditerranée. Au même moment, dans le communiqué publié à la suite de la réunion du G7 au Canada, il n’est question ni de la mer, ni des migrants, ni des autres questions qui nous préoccupent ici, et qui sont pourtant essentielles pour nous. Le refus de restaurer l’Académie de marine après la crise révolutionnaire, alors que les autres académies trouvaient place dans l’Institut, comme vous venez de le rappeler, montre aussi l’absence d’intérêt vis-à-vis de la mer dans l’opinion.

Dans le livre que vous avez mentionné j’ai essayé de préciser l’appréhension de la mer par les Français. Vous savez que l’apparition de la mer est en relation avec la formation du système solaire puis avec la naissance de la vie. Par ailleurs aucune grande puissance n’a été d’abord une puissance maritime ; c’est une évidence qui se poursuit tout au long de l’histoire du monde. Le Pacifique occupe une place essentielle dans l’histoire de la Chine. Dans la même période chronologique durant laquelle nos manuels d’histoire insistent sur l’apparition de grandes puissances autour de la Méditerranée, des « superpuissances » océaniques se développent en Orient, ainsi l’empire Srijinaya1 dans l’Indonésie actuelle, et toutes ont pris de l’importance lorsqu’elles se sont dotées d’un domaine maritime.

Contrairement à ce que l’on enseigne dans nos manuels scolaires la France n’a jamais été une « superpuissance » maritime. Sous Louis XIV, Paris a moins d’habitants qu’Amsterdam et Londres. Le seul moment où les Français ont eu assez d’entêtement pour se doter d’une force navale est le Second Empire, mais elle perd celle-ci à la suite d’une guerre funeste contre la Prusse, puissance terrestre.

Les motifs de ces échecs viennent de très loin. La France a un tropisme paysan, le tropisme de la terre, le tropisme de l’Orient ; le paysan a besoin d’événements qui se répètent, années après années, alors que les nouveautés, les étrangers, arrivent par les ports. Le pays disposant de la puissance maritime accepte les réformes, tandis que celui qui a la puissance terrestre procède par des révolutions ; c’est la situation de la France. A neuf reprises au moins les Français ont essayé d’avoir la puissance maritime ; chaque fois ils ont échoué, généralement en raison d’une défaite militaire.

Les Français n’ont pas réussi à se doter d’un grand port, alors qu’ils ont des sites favorables comme Le Havre et Marseille ; il faudrait joindre Paris à la mer par des moyens de transport rapides alors que l’on poursuit la construction d’un métro qui enferme la capitale dans un cercle. Tout est fait dans l’organisation des équipements, dans les aménagements des installations olympiques, pour éviter des relations avec la mer. En conséquence Paris devient l’arrière-pays des ports de l’Europe du Nord. Ainsi la France a choisi de ne pas être une puissance maritime, tout en valorisant d’autres talents, d’autres atouts. D’autres puissances ont compris l’importance de la mer, ainsi l’Allemagne et surtout la Russie.

L’absence d’intérêt pour la mer est un danger pour notre planète, et au-delà pour la survie de notre espèce. Nous créons toutes les conditions d’une rupture en poursuivant le mécanisme du réchauffement climatique, le gaspillage des ressources halieutiques, la pollution par le déversement massif de déchets plastiques. Dans 20 à 30 ans la mer ne sera plus en état d’assurer la condition de notre survie. Il est tragique de croire qu’il y aura toujours quelqu’un pour nous sauver ; personne ne fera le nécessaire, il n’y aura pas de Zorro, pas de Messie, pas de deus ex-machina. Si nous ne faisons rien, les plus jeunes auditeurs dans cette salle vivront en enfer ; enfer climatique, enfer migratoire, et toutes les dimensions de la relation à la mer, y compris l’eau potable. Il est facile d’énoncer tous ces dangers, mais rien ne suit ; c’est la paralysie, l’impuissance. On dit : « Oui, mais que peut-on faire ? »

Pourtant nous ne sommes pas des spectateurs. Nous pouvons faire quelque chose pour remédier à l’asphyxie de la mer par le réchauffement climatique, par la disparition des ressources halieutiques, par la pollution avec des déchets plastiques. Pour diminuer le gaz à effet de serre il faut modifier très profondément notre consommation d’énergie en évitant d’utiliser des énergies carbonées ; il faut consommer moins de pétrole, moins de charbon, et c’est possible grâce à l’énergie nucléaire et aux énergies renouvelables. C’est même inévitable car lorsque ces énergies fossiles deviendront plus rares le prix en augmentera. Pour les poissons, dont vivent deux milliards de personnes, il faudrait faire connaître les espèces pouvant être péchées durant telle ou telle saison, ou durant telle période. Grâce à internet la contrainte n’est pas très compliquée et elle permettrait de conserver une importante source de vie. Pour les déchets plastiques dont la Méditerranée se meurt et dont l’origine se trouve principalement en Asie, il faut éviter d’acheter ou d’utiliser des produits à base de plastique ; c’est une contrainte peu coûteuse. Il faudrait dans l’immédiat nous concentrer sur la Méditerranée où Monaco a une action importante ; une réflexion du premier ministre de Singapour m’a beaucoup marqué : « Vous Européens, vous avez une difficulté, c’est que la Méditerranée est trop petite, donc vous êtes à proximité du danger. »

Le réchauffement climatique ne va pas s’arrêter ; or il rend plus aisé le passage du Nord-Est et du Nord-Ouest le long des côtes, ce qui veut dire que la circulation de l’Asie vers l’Europe ou l’Amérique dans les deux sens sera préférée au passage par les canaux de Suez ou de Panama. Si le canal de Suez est moins utilisé, la Méditerranée perdra l’essentiel de son attractivité. Les ports français du nord du pays seront pénalisés et ceux du nord de l’Europe seront avantagés. Pour remédier il faut nous doter d’une organisation commerciale cohérente entre l’Europe et l’Afrique. La Méditerranée réunit toutes les conditions pour devenir une mer d’abondance avec d’un côté le continent le plus riche du monde et de l’autre le continent le plus prometteur en matières premières et en population. L’Afrique compte actuellement 1 milliard 200 millions d’habitants, elle devrait en avoir 2 milliards en 2060. Si nous parvenons à créer en Afrique les conditions pour des échanges équilibrés avec l’Europe la condition des habitants s’améliorera.

Il demeure deux sources d’inquiétude. Si la situation climatique ne s’améliore pas la population africaine se portera vers les littoraux et la Méditerranée deviendra un lac de misère, un gigantesque cimetière marin dont les mouvements actuels de population sont des prémices. Près de 3 millions de migrants sont bloqués en Turquie et attendent de pouvoir passer en Europe ; il y en a un million en Libye. Le chantier est énorme, mais il n’est pas impossible à conduire ; la France et l’Europe en ont les moyens. Il faut une prise de conscience des citoyens comme producteurs et comme acteurs, avec l’espoir que celle-ci puisse agir auprès des organisateurs et des organisations. Ni l’une, ni l’autre des deux réunions simultanées qui viennent de s’achever, l’une à Shanghai, l’autre au Québec, n’ont abordé ce sujet. Mais, tant dans le communiqué du G7 que dans celui des puissances asiatiques, il est clairement dit que l’accord de Paris n’est plus valable ; donc l’aggravation de la situation est certaine. Il ne faut pas cesser de dire qu’il est urgent d’agir, il faut le faire.



Débat

Q. – Auparavant on considérait les ressources de la mer comme inépuisables, maintenant on s’inquiète de l’épuisement. Est-ce une rupture ou une dégradation lente ? /R. Il y a l’effet de la croissance démographique et de l’élévation du niveau de vie qui amènent à consommer davantage et entraînent un déséquilibre. Le seuil est franchi lorsque l’équilibre de reproduction n’est pas respecté ; c’est vrai pour les ressources halieutiques comme pour les autres ressources alimentaires depuis 7 à 8 ans. Pour mesurer le réchauffement climatique il y a énormément de paramètres avec des équations compliquées ; il est certain que les études sont de plus en plus pessimistes car il y a dix ans on disait 1° de plus dans 30 ans et actuellement on dit 5°. Tout se met en place pour une destruction rapide. On sait qu’il faut le faire, mais on ne le fait pas.


Q. – Lorsque des solutions alternatives à la consommation d’énergies carbonées sont apparues, elles ont rapidement suscité une hostilité. Ainsi pour le nucléaire, avec la conséquence de son abandon en Allemagne. /R. Il y a une prise de conscience du méfait de l’énergie carbonée ; cependant l’Allemagne en consomme de plus en plus, soit avec ses propres ressources, soit avec du charbon venu de Pologne. Le développement de l’énergie solaire demande des panneaux dont la fabrication exige beaucoup d’énergie, donc de charbon et de pétrole.


Q. – La France a le second espace maritime du monde ; elle est présente dans tous les océans. Est-ce un espoir pour la croissance des activités navales ? /R. Oui et non. La France a tout pour être une grande puissance maritime, mais elle ne développe pas ses ports. Elle est présente sur les cinq continents, mais elle ne fait rien ; c’est une présence anachronique, non stratégique. La France a choisi d’éliminer la marine de ses préoccupations : après la révocation de l’édit de Nantes, elle installe l’école de Marine à Angoulême et elle lance au Havre un bateau incapable de naviguer.
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Q. – Quelle est aujourd’hui la vision des superpuissances maritimes ? /R. Elles ont compris que la puissance repose sur les océans, donc qu’il faut prendre et conserver le contrôle des océans. Les Etats-Unis ont des bases stratégiques sur tous les océans ; la Chine organise sa présence maritime sur la « nouvelle route de la soie » jusqu’en Afrique orientale et en Méditerranée (Le Pirée) ; la Russie développe ses installations maritimes sur le Pacifique, en Baltique, en mer Noire où elle a pris le contrôle de la Crimée et développe ses relations avec la Turquie, puissance charnière essentielle ; et elle vient de s’établir en Méditerranée avec la délégation pour 75 ans du port de Tartous en Syrie. L’Inde, l’Australie, l’Indonésie et les puissances du Golfe ont aussi des ambitions maritimes. L’Europe n’a rien de tel et rien non plus parmi les Etats africains.


Q. – Quel est le poids diplomatique des espaces maritimes ? Y-a-t-il des projets de mise en valeur des espaces maritimes français ? /R. Les sous-marins nucléaires français sont une vraie force. C’est une réelle puissance et il faut la conserver le plus longtemps possible, mais il manque un grand port français. Il y a beaucoup d’études pour la mise en valeur, mais il n’y a pas de volonté politique.


Q. – Votre analyse sur l’aptitude maritime des Français est pessimiste. N’y a-t-il pas des remèdes. Qu’en est-il en Europe ? /R. A neuf reprises on a essayé d’améliorer la situation maritime de la France. Toujours vainement. Les Hollandais, face à l’adversité, ont réussi une réponse adaptée aux nécessités maritimes. La France est essentiellement une puissance agricole, mais elle pourrait fournir une réponse : aménager le port du Havre, éviter le canal Seine-Nord, améliorer les transports vers la mer. Les Hollandais ont une stratégie de grand port et la France devient leur arrière-pays. Mais il n’y a pas de stratégie maritime française et il n’y a pas de stratégie maritime européenne.


Q. – Les océans sont noyés sous les déchets plastiques. Cette pollution provient surtout de l’industrie agroalimentaire dont les producteurs sont en petit nombre. /R.On pourrait agir, mais le lobby des entreprises est très puissant. Il faudrait que les citoyens fassent agir leurs députés et les ONG. Le mouvement est engagé, mais il faut être exigeant.


Q. – Comment voyez-vous les conséquences du réchauffement climatique ? /R. Tout indique que l’accord de Paris ne sera pas appliqué. Le seul espoir est le progrès technique et la pression de l’opinion publique, en particulier en Asie, contre l’usage des énergies fossiles et des plastiques. Est-ce que le mouvement sera assez rapide, sachant qu’il devrait y avoir 3 à 4 degrés de plus d’ici trente ans avec sans doute des déplacements gigantesques de population.


Q. – Il est question de remettre en cause la liberté de circulation dans la haute-mer. /R. La question occupe un chapitre entier de mon livre. L’idéal serait une police maritime mondiale, mais le projet n’a aucune chance d’aboutir et Grotius poursuivra son règne. On pense à des zones d’aménagement protégées sur 10 % du domaine maritime ; on envisage d’autres solutions mais on ne fait rien. On attend une catastrophe et on fera le nécessaire après, avec peut-être une gouvernance globale des océans ; mais d’ici là il faut s’attendre à des moments difficiles.


Q. – Les Nations-Unies ont des objectifs de développement durable. /R. Ce sont des tableaux de bord très bien faits, mais il n’y a aucune organisation de contrôle et aucun moyen d’action. Les états généraux de la planète et l’association Positive planéte.org que j’anime présentent au G20 vingt propositions essentielles.

C&M 3 2017-2018

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