Conférences

The United States Navy dans la Grande Guerre

Tristan Lecoq
Membre de la section Marine militaire

Le 16-05-2018

Notre confrère Tristan Lecoq, inspecteur général de l’Education nationale, professeur des Universités associé à l’Université de Paris-Sorbonne et membre de la section Marine militaire, a bien voulu nous présenter quelques-unes des conclusions de ses travaux actuels.

La Grande Guerre sur mer se lit au prisme et au miroir d’une série de trois paradoxes. Sur mer, comme dans les armées de terre, les marins partent pour une guerre courte et s’installent dans une guerre longue. Sur mer, comme dans les armées de terre, les marins se préparent à un engagement décisif. Ils doivent en fait conduire un blocus et protéger les lignes de communication. Enfin, si la guerre est gagnée sur terre, la fin de la Grande Guerre voit le triomphe des puissances maritimes1.

On rappellera ici une réalité bien connue des militaires. Lorsque la guerre éclate, on la conduit avec l’instrument, l’organisation et les concepts d’emploi existants : soit, en 1914, un outil naval offensif, conçu, construit et armé pour la guerre d’escadres en haute mer. Or la Grande Guerre ne connait de ce point de vue qu’un grand combat sur mer, pas véritablement décisif, au Jutland le 31 mai 1916, et ce sont d’autres armes, d’autres hommes, d’autres formes d’organisation, d’opérations et de combat qui gagnent la guerre sur mer. Une guerre longue et difficile, avec le quotidien des routes maritimes, des patrouilles et des convois, des transports et de la lutte contre les sous-marins.

L’évolution des opérations navales et des outils dont les différentes marines disposent au cours de la guerre repose cependant, à quelques exceptions près, sur des instruments qui existent déjà avant la guerre : la torpille, le sous-marin, l’aéronavale et même le porte-avions, sans parler des câbles sous-marins et de la télégraphie sans fil, ou TSF. Le blocus n’est pas une invention de la Grande Guerre. La mobilisation de la science au profit des armées non plus. Ce sont les plans qui ont changé !

« L’United States Navy en 1917, au moment où les Etats-Unis entrent en guerre, ce sont un instrument naval, un outil politique, des capacités opérationnelles qui sont la résultante de trois éléments-clef : la structuration des forces navales, la planification opérationnelle, l’articulation entre l’autorité opérationnelle, du politique au militaire, et le contrôle opérationnel des forces.

En 1917, l’outil naval américain est encore largement celui de 1914, à base de dreadnoughts pour le combat d’escadres, en ligne de file pour « barrer le T » à l’ennemi, et de destroyers pour les protéger. Un outil naval couronné par le Naval Act de 1916, entre les mains du pouvoir politique et en particulier de l’exécutif, qui porte un intérêt particulier depuis Théodore Roosevelt aux choses de la Marine. Son emploi repose enfin sur une chaîne de décision qui relie le Président des Etats-Unis, le Secrétaire à la Navy et l’amiral dont le titre de « Chief of Naval Operations » et non de chef d’état-major de la Navy, ou bien de commandant en chef, montre clairement une subordination du militaire au politique, et la concentration de l’autorité opérationnelle, en matière navale, au plus haut niveau de l’exécutif.

La participation de l’U.S. Navy à la Grande Guerre sur mer est essentielle. Ce sont d’abord 11 cuirassés, quelque 70 destroyers et 120 chasseurs de sous-marins qui sont affectés aux opérations navales, à la protection des convois et à la lutte anti-sous-marine. C’est le transport, à raison de 46 % des navires marchands servant à la mer, l’escorte et la protection, pour plus du quart des convois, de plus de deux millions de soldats américains par des bâtiments de la Navy. Ce sont le blocus, les opérations interalliées, la planification opérationnelle. Une guerre très différente cependant de celle prévue et préparée par la Marine de guerre américaine, jusqu’en 1917.

D’où une interrogation double : comment passer d’une forme d’exercice de la puissance navale à une autre et d’un type de guerre à un autre, avec des Alliés en guerre depuis trois ans ? Qui apprend quoi de qui ? Ensuite, quelles leçons tirer du conflit dans l’immédiat après-guerre, en termes d’articulation politico-militaire, de structuration des forces navales et aéronavales, de planification opérationnelle ?

Il pourra être utile de s’appuyer sur des concepts du temps présent, tels que l’autorité opérationnelle, celle qu’exerce le pouvoir politique sur les chefs militaires en matière de décisions stratégiques dans la guerre navale, le contrôle opérationnel, c’est-à-dire l’organisation du commandement dans une chaîne opérationnelle, dans les états-majors à terre, sur zone et dans les unités en opérations en mer, sur les côtes et dans les opérations de protection de la navigation, des routes maritimes et des convois, dans un cadre interallié et la planification opérationnelle, c’est-à-dire la préparation des opérations par l’analyse du renseignement, la constitution des forces navales, la désignation des plans d’opération et la transmission des ordres, en appliquant ces concepts à l’étude du rôle et de la place de l’U.S. Navy durant et dans la Grande Guerre.

Cette étude se déroulera en trois moments : 1. Entrer en guerre : une Marine aux ambitions mondiales ; 2. Apprendre des Alliés, par l’interdépendance dans la coordination, sans subordination ; 3. Tirer les leçons du conflit : le triomphe des puissances maritimes.
Les sources de cette étude proviennent en premier lieu des archives américaines et des très intéressantes études, réalisées par des officiers de Marine américains.

1.Entrer en guerre : une Marine aux ambitions mondiales. « L’U.S. Navy en 1917, c’est une marine océanique puissante, à la mesure d’une puissance mondiale aux ambitions mondiales. Elle bénéficie d’une attention et d’un soutien politiques, au plus haut niveau de l’Etat, et d’un corps d’officiers de qualité. Elle s’appuie une doctrine d’emploi et une organisation qui déterminent une structuration des forces et une planification opérationnelle construites à partir de l’hypothèse d’un combat d’escadres, en haute mer. Elle représente une flotte de guerre moderne, à base de dreadnoughts et de destroyers
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Les Etats-Unis d’Amérique et l’U.S. Navy : une puissance mondiale, une ambition mondiale, une Marine à leur mesure.

L’U.S. Navy est, en 1914, une marine « jeune », assez comparable à la Kaiserliche Marine ou Marine impériale allemande : leur expansion date des années 1890. Elle s’appuie sur un instrument de planification, le General Board of The U.S. Navy et un instrument de réflexion, le Naval College, dont le directeur en 1917 est l’amiral William Sowden Sims. Elle dispose, depuis 1882, d’un service de renseignement naval, l’Office of Naval Intelligence. Son poids politique se retrouve dans cette institution singulière qu’est le Secrétariat à la Marine : le Navy Department, qui n’est pas une administration ministérielle comme les autres, parce qu’il est en prise directe avec le Président des Etats-Unis.

Les principaux responsables politiques américains se sont en effet tous intéressés aux choses de la Marine, depuis Theodore Roosevelt. Celui-ci occupe le poste de secrétaire adjoint à la Navy en 1897-1898 puis, devenu Président des Etats-Unis, de 1901 à 1909, pèse de tout son poids politique pour faire des Etats-Unis une puissance navale, au moment même où la mise en service du HMS Dreadnought relance la course aux armements navals, dans une vision qui doit sans doute pour partie à ses lectures, en particulier celle d’Alfred Mahan The influence of Sea Power upon History 1660-1783, mais surtout à la conviction que la Marine est un instrument politique essentiel pour la puissance des Etats-Unis. Il n’est pas exagéré d’écrire que Roosevelt avait pour la Marine une véritable passion, au point d’avoir rédigé, en 1882, un ouvrage sur La guerre navale de 1812 !

Si Woodrow Wilson, Président des Etats-Unis de 1913 à 1921 était moins proche des questions liées à la Marine de guerre, il n’en demeure pas moins que c’est à sa présidence que la Navy doit, avec le Naval Act signé par lui le 29 août 1916, un des grands textes de loi en matière navale, avec le Two-Ocean Navy Act de 1940. Quels que fussent les intentions de Wilson à ce moment, son impulsion fut décisive et confirma la place de l’U.S. Navy comme la troisième marine de guerre du monde, en attendant plus et mieux. Ne l’avait-il pas exprimé assez clairement au colonel House, après la bataille du Jutland et peu après les discussions sur le Naval Act, en septembre 1916 : « Let us build a Navy bigger than hers [Britain’s] and do what we please » ? « A Navy Second to none », en quelque sorte.

Au moment de la déclaration de guerre des Etats-Unis, deux hommes d’Etat sont en charge du Navy Department : Josephus Daniels, le Secrétaire à la Navy et Franklin Delanoe Roosevelt, secrétaire adjoint. Deux acteurs bien différents en fait, mais moins opposés que cela ait pu paraître. A Josephus Daniels, la tâche de veiller au Congrès, au Sénat, aux parlementaires. A Franklin Roosevelt, la planification, le personnel, les opérations. Cette summa divisio masque une forme d’entente sur l’essentiel, et le fait que J. Daniels sut intervenir, en des moments opportuns, sur la conduite de la guerre. Il n’en demeure pas moins que le jeune Roosevelt (né en 1882) a l’intelligence politique de se trouver dans un poste essentiel et à un moment où il peut apparaître comme le cousin démocrate de Teddy.

Ces responsables politiques sont conseillés par une pléiade d’officiers généraux de premier rang de l’U.S. Navy : les amiraux Benson, Chief of Naval Operations, c’est-à-dire chef des opérations navales, Sims, directeur du Naval College, Wilson, Rodman et quelques autres, autant de personnalités aux carrières et aux caractères pourtant fort différents et dont les relations sont quelquefois difficiles, à la mesure aussi de leurs conceptions qui peuvent se révéler divergentes, en matière de stratégie navale, de contrôle opérationnel, de planification opérationnelle.

La doctrine d’emploi de la Marine américaine et l’organisation des forces navales : structure et plans d’opérations.

La doctrine d’emploi de la Marine américaine est conçue, construite et pour partie mise en œuvre, de 1900 à 1950, par le General Board of The Navy, véritable conseil du gouvernement en matière navale, organisme de préparation des décisions qui portent sur des questions techniques, d’armement, de personnel mais aussi instance singulière qui la conduit à concevoir la stratégie et les opérations, à connaître le renseignement et à mettre en forme la planification, faute d’un état-major de l’United States Navy. Composé des principaux officiers généraux en poste à Washington, il fonctionne de manière collégiale et ses prises de position sont très écoutées des responsables publics. Son inspiration générale est très « mahanienne », dans le contexte de la montée en puissance de l’U.S. Navy.

C’est un des éléments les plus marquants de l’histoire de la Marine de guerre américaine : du douzième rang en 1890, l’United States Navy atteint la troisième place en 1914, derrière la Royal Navy et la Kaiserliche Marine. Dans le même temps, la Marine française passe de la deuxième place à la quatrième, voire à la cinquième…

L’accélération est spectaculaire à partir de 1906. L’exemple des navires de ligne, appelés battleships et des escorteurs ou destroyers est éclairant. Entre 1903 et 1906, là où le Navy Department demande que soient budgétés 8 navires de ligne, le Congrès en autorise 5. De 1906 à 1913, 14 sont autorisés à partir de 18 proposés. S’agissant des escorteurs, 5 sont budgétés au lieu de 16 demandés par le ministère entre 1903 et 1906, mais 48 sont votés par le Congrès entre 1906 et 1913, à comparer aux 58 prévus par le ministère.

L’étude de la planification opérationnelle est également très instructive. Un « War Plan Orange », destiné à prévenir une guerre navale contre le Japon, est fondé sur l’hypothèse d’une bataille décisive, par la concentration des escadres en haute mer, dans le Pacifique. Un Tsu Shima à l’envers. Un « War Plan Black » est destiné à lutter contre l’Allemagne. Elaboré de 1910 à 1914, il prévoit une bataille décisive, à partir d’une concentration d’escadres en haute mer, au large des côtes orientales des Etats-Unis.

De 1915 à 1917, si le blocus mis en œuvre par les Alliés et ses conséquences, c’est-à-dire si le contre-blocus offensif mis en œuvre par l’arme sous-marine allemande l’emporte sur la guerre d’escadres, courte et décisive, l’U.S. Navy reste fidèle au « War Plan Black », dans la mesure où la Marine américaine devra peser sur l’après-guerre avec une flotte qui aura prouvé sa puissance, jusques et y compris en assumant le rôle de « Fleet in Being ». Tel est l’avis partagé du General Board et de l’amiral William Sheperd Benson, Chief of the Naval Operations depuis mai 1915.

C’est dans ce contexte qu’est discuté en commission, voté par le Congrès, signé par le Président le Naval Act du 29 août 1916, trois mois après la bataille du Jutland, pourtant bien indécise. Ce « Big Navy Act », qui doit consacrer « A Navy Second to none », se concentre sur l’essentiel : le navire de ligne, ou battleship, ou dreadnought. Avec 10 navires de ligne à construire, dont 4 dès 1917, et 50 escorteurs, dont 20 à construire dès cette même année.

Les Etats-Unis disposent cependant déjà, à leur entrée en guerre, d’une flotte moderne, à base de dreadnoughts et de destroyers d’escorte.

A partir de 1906, c’est la course aux armements navals. Ce qui est bien connu, c’est la rivalité entre la Royal Navy et la Kaiserliche Marine. Ce qui est moins connu, c’est la rivalité entre l’United States Navy et la marine impériale allemande. Les années 1890-1900 sont en effet marquées par les ambitions maritimes et mondiales des deux pays, rejoignant ainsi le Royaume-Uni et la France dans une volonté d’impérialisme, quelles que soient les formes qu’il prenne.

Dès 1903, le General Board prépare des plans contre l’Allemagne et, dès cette époque, il est clair pour les dirigeants américains que l’Allemagne est un ennemi possible. Mais en 1906, c’est la mise en service du HMS Dreadnought dans la Royal Navy. Le dreadnought tire son nom du bâtiment de ligne britannique HMS Dreadnought, qui présente trois caractéristiques nouvelles : très protégé ; une artillerie principale de 10 à 12 pièces d'un seul calibre de 305 mm (All-Big-Gun Ship) ; un système révolutionnaire de propulsion par turbine à vapeur. Puissance, protection, vitesse. Evolution en escadres, en ligne de file.

Les cuirassés construits après lui reprennent ces caractéristiques et sont appelés des « dreadnoughts », nom de baptême qui devient un nom commun. Ceux qui ont été construits avant, démodés d’un coup, sont appelés pré-dreadnoughts. Le dreadnought donne une impulsion nouvelle et décisive à la course aux armements navals, en particulier entre le Royaume-Uni et l’Allemagne. Le Nassau, premier dreadnought allemand, est mis en service en 1908.

Dès 1902, le Président Theodore Roosevelt avait défendu l’idée d’un All-Big-Gun Ship, suivant en cela les analyses d’officiers canonniers de la Navy, en particulier les Lieutenant-commanders Poundstone et Sims. En 1906, les « War Plans » reposent sur des pré-dreadnoughts, comme l’U.S.S. Texas. Ce sont déjà de bons navires de guerre, mais cela ne suffit pas : à partir de 1906, les Etats-Unis se lancent eux aussi dans la course aux armements navals, c’est-à-dire aux dreadnoughts. La puissante industrie américaine y est prête. Sous l’autorité personnelle du Président des Etats-Unis, ce sont cinq classes de cuirassés du type dreadnought qui sont conçus, mis sur cale, lancés et qui entrent en service de 1906 à 1910.

Le nombre élevé des classes de bâtiments de ligne, le faible nombre d’unités produites par classe, les hésitations en matière d’armement et de sa disposition expliquent que ces navires de ligne aient un caractère un peu expérimental. Il n’empêche : l’unité de conception générale qui prévaut, obtenue par la centralisation des plans et des constructions, permet de faire servir ces unités en même temps, dans les mêmes escadres. C’est bien ce qui compte.

Au cours de l’année 1906, les premiers dreadnoughts de la classe « South Carolina », conçus en 1905, c’est-à-dire en même temps que le HMS Dreadnought, sont mis sur cale. Déplaçant 16 000 tonnes, l’U.S.S. Carolina est armé de huit pièces de 12,45 inches (305 mm) et ses mâts « cages », conçus pour leur résistance et leur économie de poids, lui confèrent un aspect caractéristique des navires de ligne de l’U.S. Navy. Le premier dreadnought qui ne soit pas britannique est donc américain… même si les deux cuirassés de cette classe, l’U.S.S. Carolina et l’U.S.S. Michigan ne sont opérationnels qu’en 1910, en raison de mises au point difficiles.

Suivent les classes « North Dakota » et surtout « Wyoming », ce dernier navire de ligne ayant bénéficié de l’attention personnelle du Président Roosevelt. C’est sans doute le plus réussi des dreadnoughts en service en 1914, avec six tourelles double de 305 mm, pouvant tirer jusqu’à 29 000 yards (28 000 m), une vitesse de 20,5 nœuds et un rayon d’action de 8 000 milles. A leur entrée en guerre, les Etats-Unis pourront enfin compter sur des classes de cuirassés comme l’U.S.S. Pennsylvania, un des navires de ligne les plus puissants au monde en 1917 : un déplacement de 32 000 tonnes, une vitesse de 21 nœuds et une autonomie de près de 9 000 milles, avec une artillerie principale de douze pièces de 356 mm.

Pour protéger les escadres cuirassées, dont les 14 dreadnoughts les plus modernes, la Navy compte sur des destroyers d’escorte rapides, bien armés et très marins.

Les premiers destroyers, chargés d’escorter les cuirassés et de les protéger contre les assauts des torpilleurs sont mis en service dès 1904, ainsi l’U.S.S. Hopkins. Tenant compte des retours d’expérience en matière de conception, de construction, d’armement, ils sont suivis par les destroyers des classes U.S.S. Henley et U.S.S. Paulding, dans les années 1910, ceux-ci étant plus longs, plus lourds, plus puissants et armés de canons puis de tubes lance-torpilles.

Ces bâtiments solides et tenant bien la mer, d’une architecture robuste, poussant jusqu’à trente nœuds, ont une autonomie appréciable et bien nécessaire, puisqu’ils doivent escorter les cuirassés en haute mer, longtemps et loin. Ainsi les escorteurs de la classe Paulding ont-ils un rayon d’action de 3 750 milles à 12 nœuds, pour escorter des cuirassés comme l’U.S.S. Pennsylvania dont l’autonomie est de 6 000 milles à la même vitesse.

En 1917, ce sont les escorteurs de 1 000 tonnes, les « Thousand-Tons Destroyers », les plus modernes des bâtiments d’escorte qui forment la colonne vertébrale des escortes de le Navy. Ainsi de l’U.S.S. Davis, avec ses quatre chaudières groupées par deux et ses quatre cheminées, qui dessinent une silhouette facilement reconnaissable, véritable marque de fabrique des destroyers de la Navy pour longtemps.

En 1916, un programme de construction de destroyers sans précédent est accepté par le Congrès : 267 unités à construire, pour plus d’une dizaine de chantiers navals, à commencer par les chantiers privés, qui prennent le relais à la mesure de la croissance des commandes adressées aux chantiers d’Etat à la suite du Naval Act d’août 1916. Au cœur de ces commandes : les « Flush Deck Destroyers », probablement les meilleurs escorteurs du moment, dont 31 seront achevés en 1918, et dont les derniers seront mis en service en 1922.

Les destroyers deviennent la priorité absolue à partir de 1917. Du début de l’année 1917 au mois d’avril de cette seule année-là, ce sont 21 destroyers très modernes de la classe U.S.S. Paulding et 26 destroyers de 1 000 tonnes, soient 47 bâtiments modernes et solides, marins et manœuvrants, qui auront été admis au service à la mer pour assurer l’escorte des cuirassés.

A l’entrée en guerre, en avril 1917, I’U.S. Navy peut apporter aux Alliés une plus-value dans trois domaines : 1. Renforcer la Home Fleet britannique contre la Hochseeflotte allemande, par l’envoi dans les eaux britanniques d’une partie de la flotte de guerre américaine. Une utilisation des cuirassés pour les opérations auxquelles ils sont entraînés à faire face, mais c’est un choix stratégique, pas évident en particulier pour d’éminents membres de l’établissement naval américain, au premier rang desquels l’amiral Benson, pour lesquels une flotte de guerre américaine intacte pourrait permettre de peser plus fortement dans l’après-guerre à venir. 2. Envoyer les destroyers modernes et différents de ceux de la Royal Navy pour les destiner à la lutte anti-sous-marine à laquelle ils ne sont ni prêts, ni préparés, ni armés. Ce serait alors une plus-value du concept d’emploi, par rapport aux finalités de ces unités, mais leur équipement, leur entraînement, leur contrôle opérationnel devraient être assumé par les Alliés. 3. Constituer une flotte de transport, en réquisitionnant et en armant les navires de commerce saisis dans les ports américains en août 1914 et en mobilisant les capacités de construction navale et d’armement maritime et l’escorter, afin d’assurer l’acheminement des soldats américains vers les champs de bataille, en France, dont dépend pour une bonne part l’issue de la guerre en Europe.

Une interrogation convergente traverse en fait ces trois éléments en apparence distincts. Comment les Etats-Unis vont-ils faire la guerre sur mer ? Vont-ils la conduire de manière autonome, à la mesure d’une Marine moderne et puissante, à laquelle l’exécutif américain, qui en assume directement l’autorité opérationnelle, est attaché ? Vont-ils accepter une coordination interalliée ? Vont-ils aller jusqu’à intégrer leurs forces navales dans les dispositifs alliés existants, ce qui reviendrait à les placer sous le contrôle opérationnel de ceux-ci, au premier rang desquels le Royaume-Uni ?

2. Apprendre des Alliés : l’interdépendance dans la coopération.

Le contexte du printemps 1917 est marqué aux États-Unis par la définition d’une politique navale interalliée dont l’amiral W.S. Sims, alors directeur du Naval College, est à la fois le concepteur, le représentant et celui qui aura la charge, auprès des Britanniques et des Français, de la mettre en œuvre : l’entrée de l’U.S. Navy dans les dispositifs alliés est un tournant de la guerre navale. L’U.S. Navy renforce les marines alliées, apprend et s’entraîne, prend sa place dans le conflit. Le blocus, les convois et les transports, la lutte anti-sous-marine, constituent l’arrière-plan décisif de la victoire sur terre.

Le contexte du printemps 1917, la « ligne Sims » et l’entrée de l’U.S. Navy dans les dispositifs alliés : un tournant de la guerre navale.

Dès la fin de 1914, les Alliés ont la maîtrise de la mer. L’empire colonial allemand est soit conquis, soit isolé. Les câbles sous-marins allemands sont coupés par les Anglais. Les lignes de communications maritimes sont alliées. Trois exceptions, mais de taille : le contrôle de la Baltique par les Allemands ; le contrôle de la mer Noire par les Turcs ; l’Adriatique, théâtre secondaire dominé par la présence de la Marine austro-hongroise, à laquelle son chef, l’amiral Anton Haus, assigne dès 1915 le rôle de « Fleet in Being ». Une même conséquence : l’isolement de la Russie, après les tentatives navales et militaires improvisées et sanglantes des Dardanelles et de Gallipoli. Les routes maritimes sont alliées et le front est stabilisé à l’Ouest à la fin 1914, après la Marne et la « course à la mer », plus ou moins stabilisé à l’Est après Tannenberg et la Galicie (1916) et dans les Balkans jusqu’en 1917 et, surtout, 1918.
La préoccupation majeure des Alliés, c’est la défense des lignes de communication maritimes dans la guerre de position. La mer est un avantage décisif. Elle permet de compenser les territoires envahis et occupés, en particulier les départements français du nord et de l’est, d’acheminer les ressources matérielles et humaines des empires coloniaux, de transporter les troupes alliées. Elle continue de porter les échanges commerciaux des nations alliées, y compris avec les neutres. Ainsi en est-il des Etats-Unis dès 1915, malgré la présence d’une importante minorité allemande mais aussi irlandaise. Elle peut conduire, par un blocus, à l’enfermement des puissances centrales.

La décision d’imposer un blocus total et inconditionnel de l’Allemagne, étendu aux neutres, est prise par le gouvernement britannique le 11 mars 1915. Elle suppose une coordination interalliée, une organisation ad hoc, un partage du renseignement. Adossée à des moyens et des modes d’action adéquats, elle repose sur une juste appréciation des faiblesses de l’adversaire. Une organisation franco-britannique complexe, coordonnée, confiante, et des moyens et des modes d’action qui prouvent leur efficacité, sont mis en place.
Elle se décline, à Londres et à Paris, en un ministère du blocus, une mission française à Londres, une mission britannique à Paris : une coordination politique et technique est ainsi établie dès 1914. Elle fonctionne jusqu’en 1919. Elle s’appuie sur un réseau de renseignements : bases britanniques à l’étranger ou dans l’Empire, bases françaises, agents dans les ports, y compris allemands, écoute des postes TSF, interception des câbles. La Room 40 de l’Admiralty, où l’on décrypte les messages de l’amirauté allemande, entre dans ce dispositif auquel es Etats-Unis se joignent et s’intègrent dès leur entrée en guerre.

A court et à moyen terme, avec des hésitations en bonne partie dues aux processus de décision allemands en matière de guerre navale, le résultat du blocus est la guerre sous-marine, à la fois pour desserrer l’étau et pour priver l’Angleterre des ressources en matières premières agricoles et industrielles qu’elle importe à plus de 65 %. Les sous-marins allemands ne coulent pas les bateaux en raison de leurs cargaisons, mais bien pour détruire le potentiel allié de transport et interrompre les lignes de communication. Arme du contre-blocus, la guerre sous-marine retournerait le blocus contre les Anglais et les Alliés. Les Alliés maîtrisent la mer, ils ne la contrôlent pas.

Au printemps 1917 s’opère une première coïncidence de toutes les chronologies de la Grande Guerre. En février-mars, c’est la révolution en Russie et la chute du tsar. En avril-mai 1917, ce sont les offensives meurtrières du Chemin des Dames et des mutineries dans l’Armée française. Ce sont Vimy et les Flandres, les Balkans et l’Isonzo. Ce sont les pertes en bateaux marchands, en Atlantique et en Méditerranée, en conséquence de la guerre sous-marine à outrance décidée par l’Allemagne le 1er février 1917 : le déficit total des Alliés et des Neutres en tonnage marchand s’élève à plus de 2 600 000 tonnes à la fin de l’année 1917. Ce sont les tentatives de paix séparée des uns et des autres. C’est alors l’entrée en guerre des Etats-Unis, le 6 avril 1917.

L’amiral Sims est envoyé à Londres par le gouvernement des Etats-Unis à peine la guerre déclarée. Au même moment l’amiral britannique Jellicoe, qui avait été le vainqueur du Jutland et qui était devenu, ensuite First Sea Lord (premier Lord de la mer), déclare le 30 avril 1917 aux Lords de l’Amirauté : « La situation actuelle nous mène tout droit à notre perte ; si nous ne nous rendons pas compte que nous ne possédons ni la maîtrise de la mer, ni une certaine partie de cette maîtrise, ma conviction est que nous perdrons la guerre… ». A l’amiral Sims, qui lui fait remarquer qu’ : « il semble que les Allemands soient en train de gagner la guerre », il répond qu’ « ils la gagneront, si nous ne pouvons arrêter ces pertes (…) dans le plus bref délai ».

La ligne à tenir en matière de guerre navale provoque, aux Etats-Unis, des tensions entre le General Board, le Chief of Naval Operations et l’amiral Sims, considéré par certains membres de l’Establishment naval à Washington comme bien trop anglophile. C’est le Navy Department qui tranche, dès le 14 avril 1917 : tout faire pour venir en aide aux Britanniques dans la lutte anti-sous-marine. Il n’y aurait pas d’action séparée de la Marine des Etats-Unis, ou de secteur américain dans la guerre navale, mais une cohérence et une coordination des opérations interalliées, sous contrôle opérationnel britannique.

A partir du printemps 1917, une articulation complexe et féconde se met en place entre la Marine américaine et les Marines alliées, surtout la Royal Navy : transfert du retour d’expérience de près de trois ans de guerre, transfert de renseignement, transfert de modes opératoires en matière navale. La planification opérationnelle de la guerre navale interalliée se met en place à Londres, l’intégration opérationnelle s’effectue en fonction des théâtres d’opérations, le contrôle opérationnel est l’affaire des commandants de forces navales, dans les zones d’action considérées : britanniques le plus souvent, françaises parfois. Mais les renforts en navires, les compétences, navales, scientifiques, techniques et les états-majors et équipages viennent de l'U.S. Navy.

Celle-ci doit faire face à la guerre navale telle qu’elle est pratiquée et non telle qu’elle a été préparée et pour laquelle les états-majors se sont entraînés. La priorité : envoyer le plus possible d’unités légères vers l’ouest et le sud de l’Irlande, au débouché des routes maritimes vers le Royaume-Uni. Dès le 4 mai 1917, une escadrille de destroyers américains entre dans le port de Queenstown, au sud de l’Irlande, sous le commandement du Commander Taussig. Ainsi que l’écrit l’amiral Sims « … nos forces seraient surtout envisagées comme un renfort des marines alliées » dans les domaines où elles pouvaient présenter des faiblesses.

Renforcer les Alliés, apprendre et s’entraîner, prendre sa place dans la guerre navale.

Les destroyers de la Navy, prévus pour escorter et protéger les navires de ligne, ont la vitesse, le rayon d’action, la capacité d’endurance et la tenue à la mer, auxquelles s’ajoutent l’assistance de bâtiments-ateliers qui en font des unités de choix pour la lutte anti-sous-marine et la protection des navires marchands, probablement plus que les destroyers alors en service dans la Royal Navy, qui opèrent le plus souvent pour protéger la Home Fleet et la Grand Fleet dans des eaux plus resserrées. Reste aux Américains à s’équiper d’armes nouvelles, à apprendre et à s’entraîner. Naviguer dans les eaux de la mer d’Irlande, connaître des services de renseignement britanniques les modes opératoires des sous-marins allemands et utiliser la télégraphie sans fil et les écoutes, pratiquer le grenadage des sous-marins. Aux ordres des chefs britanniques, dans leurs zones de commandement respectives. Tout cela contribue à former une culture navale commune, avec en prime une entente entre les chefs, en particulier l’amiral sir Lewis Bayly, commandant les unités de la Royal Navy sur zone, à Queenstown et l’amiral William Sims, mais aussi entre officiers de l’U.S. Navy et de la Royal Navy.

Aux destroyers qui apportent une plus-value essentielle grâce à un concept d’emploi revu et corrigé, s’ajoutent des bateaux conçus pour la lutte ASM et qui viennent des Etats-Unis : les Sub-Chasers, ou chasseurs de sous-marins. En 1916, Franklin Roosevelt, secrétaire adjoint à la Navy, décide la construction d’un petit chasseur de sous-marins. En bois, déplaçant 60 tonnes et filant 33 nœuds, au rayon d’action limité mais aux bonnes qualités nautiques, ce bateau serait construit par des chantiers privés, les commandes aux chantiers d’Etat étant concentrées sur l’exécution du Naval Act.

Au même moment, d’importants travaux sont réalisés en matière d’écoute sous-marine par les grandes firmes américaines General Electric, Western Electric, Submarine Signal Corporation. Ces travaux, entrepris avant l’entrée en guerre des Etats-Unis, complètent ceux des Alliés en la matière, pris en mains chez ces derniers par la puissance publique, que ce soient les Britanniques avec le Board of Invention and Research et l’Admiralty Experimental Station du ministère de la Marine, ou les Français avec le décret du 15 novembre 1915 qui confère au ministère de l’Instruction publique la coordination des « … inventions intéressant la défense nationale », à l’origine d’une politique publique d’innovations.

Les chasseurs de sous-marins, qui entrent en service entre juillet 1917 et seront construits jusqu’en 1919, sont équipés des matériels américains, en tenant compte des découvertes françaises, comme les appareils d’écoute du Professeur Paul Langevin et du lieutenant de vaisseau Georges Walser et les systèmes mis au point par le lieutenant de vaisseau prince Maurice de Broglie, qui permettent aux sous-marins en plongée de recevoir des communications radiophoniques. Les tubes « C » et « K » américains permettent d’écouter à 20 milles !

441 Sub-Chasers sont construits pendant la période considérée, 121 envoyés sur les côtes de France et en Méditerranée, en particulier pour assurer la chasse aux sous-marins autour du barrage d’Otrante. Une centaine de chasseurs de sous-marins sont livrés à la Marine nationale. Qui apprend de qui en cette matière ? La réponse n’est pas simple, et l’hypothèse d’une mise en commun des découvertes, des expériences, des opérations est sans doute la plus recevable. Ce qui est certain, c’est que les demandes des Alliés sont à la mesure du péril représenté par les sous-marins allemands et autrichiens et qu’elles ne sont pas convergentes. Faut-il protéger en priorité les approches maritimes de l’Irlande et de l’Angleterre ? Les routes maritimes en Méditerranée ? Les côtes de France ?

Dans ce dernier cas, les chasseurs de sous-marins s’intègrent aux plans français, en particulier au programme du 10 mars 1917 de le Direction générale de la guerre sous-marine, qui prévoit une défense au plus près des côtes, avec une coopération entre les unités en mer, les stations à terre et l’aviation maritime. L’amiral américain Wilson, commandant l’U.S. Navy en France, travaille ainsi en très étroite coopération avec les amiraux français Moreau, Schwerer et Ronarch, en laissant à ceux-ci le contrôle opérationnel dans leurs zones d’action respectives, quelles que puissent apparaître quelquefois l’inadéquation ou la faiblesse des moyens de ceux-ci.

C’est dans ce cadre que sont prises deux décisions essentielles pour la guerre navale : envoyer une escadre de dreadnoughts de l’U.S. Navy en Europe et faire adopter, par les Alliés, le système des convois.

« L’amiral Sims obtient de Josephus Daniels, secrétaire à la Navy et de l’amiral Benson, Chief of Naval Operations, l’envoi d’une escadre cuirassée aux ordres de l’amiral Rodman. Elle comprend de belles unités modernes, tels que l’U.S.S. Delaware, l’U.S.S. Wyoming, l’U.S.S. Florida ou l’U.S.S. New York. Ces dreadnoughts se chauffent encore au charbon, ce qui permet de compenser la pénurie de mazout qui sévit alors au Royaume-Uni. Le 7 décembre 1917 est constituée, à Scapa Flow, le « 6th Battle Squadron of The Grand Fleet », ou 6ème escadre cuirassée de la Flotte de haute mer britannique, qui comprendra jusqu’à 11 navires de ligne américains. Dans une logique de théâtre d’opérations, face à la flotte allemande, cette escadre est complètement intégrée à la Royal Navy. Comme l’écrit l’amiral Rodman « …this squadron is not over here, as somebody put it « help the British ». Nor are we « cooperating » with the British Fleet (…) Think of this Great Fleet as a unit of force, controlled by one ideal, one spirit, and one mind, and of the American squadron as an integral part of that Fleet ». L’arrivée des navires de ligne américains permet en outre aux Britanniques de désarmer d’inutiles pré-dreadnoughts et de faire basculer états-majors et équipages vers les unités légères dédiées à la lutte ASM : destroyers et Sub-Chasers construits aux Etats-Unis.

Les 23 et 24 avril 1918, la flotte de haute mer allemande effectue une sortie en mer du Nord. Elle n’a pas été détectée à temps. Les Alliés décident alors de renforcer l’escorte des convois de troupes américaines par des dreadnoughts, à un moment où les Allemands réalisent l’épuisement de la guerre sous-marine et où se concentrent à nouveau toutes les chronologies de la guerre : offensives allemandes du printemps et de l’été 1918, à la mesure des échecs de la guerre sous-marine et de la fin des combats à l’est, offensives alliées en Italie, dans les Balkans, au Proche-Orient, lassitude croissante des sociétés en guerre.

C’est aussi le moment où le système des convois, adopté au printemps 1917, donne sa pleine efficacité, où les capacités de construction navale et d’armement maritime, c’est-à-dire de shipping américain, croissent en quantité et où le front de l’Ouest reçoit en nombre croissant les troupes américaines.

En avril 1917, la Royal Navy dispose de 200 destroyers, dont 100 pour escorter et protéger la Grand Fleet, et les autres pour patrouiller sur les routes maritimes qui traversent la Manche, la mer du Nord et la Méditerranée, avec le concours très efficace de la Marine nationale dans ce dernier théâtre d’opérations. La question du manque de destroyers est réglée par l’arrivée de ceux de l’U.S. Navy. Mais la protection des routes maritimes, complément indispensable du blocus, est alors effectuée par des navires qui patrouillent, de jour et de nuit, le long des axes que doivent emprunter les navires marchands. Son efficacité est discutée dès la conférence navale interalliée de Paris (7 décembre 1915), elle l’est à Malte (2 mars 1916), à Londres (6 mai 1917). Le maintien des routes patrouillées est conditionné à la définition et à la répartition, en Méditerranée, des zones de patrouille : quatre sont françaises, quatre britanniques et trois italiennes.

Le système des convois est définitivement adopté le 21 mai 1917, après bien des réticences et des difficultés : besoins en moyens d’escortes surestimés, doutes quant à l’efficacité de la protection, absence supposée de discipline à la mer des bateaux marchands. L’amiral Sims présente cette décision comme une co-construction anglo-américaine, mais l’état-major général de la Marine nationale l’avait imposée dès janvier 1917 aux Anglais pour les convois de charbon entre l’Angleterre et la France... Il est mis en œuvre dans l’Atlantique, entre les Etats-Unis et l’Angleterre, indépendamment des autres Alliés. Il constitue l’élément décisif pour conforter les résultats du blocus, en rendant inefficace la guerre sous-marine allemande. Le système des convois fortement défendus se révèle beaucoup plus efficace que celui des routes patrouillées. Il consiste à renoncer à protéger la mer pour protéger les navires. Les convois sont étendus à la Méditerranée en septembre 1917. En novembre 1917, ce sont 40 % des navires alliés qui naviguent en convois, 69 % en avril 1918, et 90 % en septembre 1918. Blocus et convois se conjuguent désormais.

Si la coordination de l’ensemble de cette machine complexe est à Londres, avec le Service des routes de l’Amirauté britannique, l’apport naval américain est décisif, ainsi que les Britanniques le reconnaissent eux-mêmes. Dans un contexte où l’adoption des convois impose aux sous-marins allemands un changement radical de mode opératoire, entre le printemps et l’été 1918 : fin des attaques des convois en haute mer, pour se concentrer sur les points où les convois éclatent et les navires se dispersent pour rallier individuellement et sans escorte les ports d’Irlande, d’Angleterre et de France. Les torpillages sont ainsi aussi nombreux en avril 1918 qu’un an plus tôt en Manche ! De quoi employer les chasseurs de sous-marins américains, au moment où ils sont construits et mis en service en grand nombre.

Naviguant dans des eaux resserrées, appuyés par les destroyers américains et alliés, les chasseurs de sous-marins sont renseignés par la Royal Navy et reliés par TSF aux stations à terre, britanniques, françaises et américaines, sur les côtes de l’Atlantique, de la Manche et de la mer du Nord, jusqu’en mer Méditerranée. Ils sont aussi reliés entre eux par TSF, comme aux destroyers, aux aéronefs – y compris américains – et aux sous-marins alliés. Une logique de milieu, interarmes et interalliée, plus efficace que les barrages de mines, comme celui de la mer du Nord. Une somme d’expériences opérationnelles pour les états-majors et les équipages de ces unités, dont les officiers ne viennent de l’active que pour 1 % d’entre eux, et dont les autres sont diplômés de Yale, de Princeton ou d’Harvard. Jeunes, brillants et courageux ils figurent, pour beaucoup, des John Kennedy avant la lettre !

Le 14 avril 1917, Josephus Daniels écrit au Commander Taussig qui part pour l’Irlande à la tête de ses destroyers un message où tout – ou presque – est signifié. Sous double timbre politique : le Navy Department, c’est-à-dire le représentant de l’autorité politique et du Chief of Naval Operations, autorité militaire, ses ordres sont clairs : « Ordre de vous diriger sur Queenstown, Irlande, et de vous mettre à la disposition de l’officier de Marine anglais le plus élevé en grade qui s’y trouve, et de coopérer très étroitement avec la Marine britannique. Ordre identique au cas où serait décidée notre coopération avec les forces navales françaises et où vous seriez mis à la disposition du commandement français ».

L’amiral Sims, nommé au printemps 1917 commandant en chef des forces navales des Etats-Unis opérant dans les mers d’Europe et représentant du Navy Department auprès de l’Amirauté [britannique] conclut : « Le commandement suprême de notre Armée et de notre Marine étaient bien entre les mains d’Américains mais, pour les diverses opérations, il était naturel que fussent pris les ordres de l’autorité à la disposition de laquelle avaient été placées nos forces ».

La distinction entre commandement opérationnel et contrôle opérationnel est faite, comme l’est la définition du contrôle opérationnel. Pareille distinction et pareille définition, valables pour l’U.S. Navy, ne seront pas aussi évidentes ni assumées par l’U.S. Army en France sous le commandement du général Pershing, bien au contraire. Il finira par y avoir un commandement en chef interallié… mais les Américains ne seront jamais intégrés au sein des grandes unités alliées.

3. Tirer les leçons du conflit : le triomphe des puissances maritimes.

« L’U.S. Navy est, au moment où elle sort de la Grande Guerre, une force navale opérationnelle, intégrée, expérimentée. La Marine américaine s’est transformée en un an et demi de guerre navale. Pourtant, les années de l’immédiat après-guerre voient le retour, aux Etats-Unis comme ailleurs, de la priorité accordée aux navires de ligne. Sortir de la guerre et maîtriser les mers : c’est dans ce contexte que la conférence de Washington assure, en 1921-1922, le triomphe des puissances maritimes et une parité, nouvelle pour les deux pays, entre les Etats-Unis et le Royaume-Uni.

L’U.S. Navy au sortir de la guerre est une force navale opérationnelle, intégrée, expérimentée.

Le 11 novembre 1918, avec 520 000 marins, près de 800 bâtiments de combat et 40 navires de bataille, les Etats-Unis disposent d’une Marine du double de celle de 1914. 370 bâtiments de guerre américains, dont 11 navires de ligne opèrent dans les eaux européennes. Ils sont servis par 5 000 officiers et 75 000 officiers mariniers, quartiers-maîtres et marins. Ils s’appuient sur 45 bases en très grande partie aménagées par les Américains eux-mêmes. En France, ce sont 1 400 officiers et 18 000 officiers mariniers, quartiers-maîtres et marins américains qui servent sous les ordres de l’amiral Wilson. A comparer aux quelque deux millions de combattants de l’U.S. Army au même moment…

L’état-major de la guerre navale est à Londres : l’Amirauté, le blocus et les convois, la guerre anti-sous-marine. Comme l’écrit l’amiral Sims : « Il ne s’agissait pas de savoir si notre tactique (…) était supérieure ou non à celle des Anglais. La Marine britannique avait trouvé ses propres méthodes de travail et, telles quelles, celles-ci fonctionnaient admirablement ».
Dès le printemps 1917, l’U.S. Navy fait partie intégrante et intégrée des forces alliées, comble leurs points faibles, se place sous le contrôle opérationnel du quartier général de la guerre navale : Londres. Suivent, de juin 1917 à novembre 1918, un an et demi de travail commun et en commun. Les Britanniques font connaître aux Américains leurs renseignements, leur communiquent leurs méthodes, les initient à leurs pratiques en matière de chiffre. C’est dans le renseignement en matière navale que se trouve le début d’une véritable relation spéciale : « …la Marine anglaise n’avait pas de secret qui ne fût communiqué à ses alliés américains » écrit l’amiral Sims.

L’Amirauté élabore les ordres généraux et les plans d’opérations, avec le concours des 192 officiers de l’U.S. Navy qui y sont affectés à la date du 11 novembre 1918, et pleinement intégrés. Les commandants des forces et des bases américaines exécutent les instructions de Londres d’autant plus aisément qu’elles sont communes aux deux Marines. Pour preuve, un bureau d’études et de planification commun, appelé « Planning Section » est institué à Londres, sur une initiative américaine.

Transmissions, codes, signaux, manœuvres à la mer, écoles à feu sont ceux de la Royal Navy, comme les instructions nautiques et tactiques. Un contrôle opérationnel britannique, une force navale anglo-américaine intégrée, un an et demi d’expérience pour l’U.S. Navy, contrôle auquel il faut ajouter le transfert, par les Britanniques, du retour d’expérience de trois ans de guerre navale.

C’est en fait une logique d’opérations qui imprègne l’organisation du commandement, le contrôle opérationnel, les théâtres d’opérations maritimes : un conflit sur mer, dans le cadre d’une coalition, dont l’organisation est fonction des théâtres d’opérations maritimes. En Manche et en mer du Nord, dans l’Atlantique, ces théâtres essentiels pour le Royaume-Uni sont donc principalement britanniques.

En Méditerranée, la coordination des opérations, dans un théâtre maritime interallié, est à l’ordre du jour et y reste longtemps. De plus, le déplacement des centres de gravité de l’ouest, où dominent les intérêts français, vers l’est, terrain de jeu des intérêts britanniques, des opérations et des intérêts nationaux, vient mettre à mal, très rapidement, les accords de 1912-1914. Dans les faits, chaque fois que le Royaume-Uni est présent en force, c’est l’autorité opérationnelle du gouvernement de Sa Majesté et le contrôle opérationnel de la Royal Navy qui l’emportent. La situation se complique en mai 1915 avec l’entrée en guerre de l’Italie. En matière de renseignements, d’opérations, de retours d’expériences… aucune coordination véritable n’émerge.

A Londres, les 23 et 24 janvier 1917, lors d’une conférence sur la situation navale en Méditerranée, s’impose le constat d‘un commandement mal organisé, d’une Armée navale française toujours prête au combat d’escadres, d’une direction de la guerre difficile, sur un théâtre aussi vaste, d’une direction générale des opérations assurée nominalement par les Français mais en fait par les Britanniques, alors qu’un amiral britannique est nommé à la tête d’une « direction interalliée des routes en Méditerranée ». A l‘ouest les patrouilles, à l’est des routes divergentes. Les résultats sont mauvais dans les deux cas.

Le 29 novembre 1917, lors d’une énième conférence à Paris, un conseil naval interallié est institué, en parallèle du comité interallié de guerre, lui-même renommé « conseil supérieur de guerre ». Il n’aura jamais la même consistance : le 26 mars 1918, c’est Foch qui est chargé du commandement des armées alliées sur le front de l’ouest. Il faut attendre le 1er juin 1918, pour que l’amiral anglais Jellicoe coordonne la guerre navale en Méditerranée, malgré l’opposition italienne !

Les flottes de guerre demeurent ainsi assez largement indépendantes les unes des autres, la Royal Navy sous le commandement opérationnel de l’Amirauté et un contrôle opérationnel britannique, dans une logique de théâtre d’opérations.

La coopération entre la Royal Navy et l’U.S. Navy, complète et confiante dès avril 1917, est véritablement unique, au cours de la Grande Guerre, en matière navale. Elle tient beaucoup au fait que les autorités politiques et la hiérarchie navale américaines ont accepté d’engager leurs forces comme « …un renfort des marines alliées » et de les mettre aux ordres et à la disposition du commandement britannique ou du commandement français, selon les théâtres d’opérations. Dans les faits, l’U.S. Navy est intégrée au plan opérationnel à la Royal Navy. Elle adopte ses codes et ses signaux. Elle fait siennes son expérience et ses règles d’engagement. Elle apprend vite.

Que reste-t-il, en 1918, d’un an et demi d’opérations navales ?

C’est d’abord l’expérience de la guerre sous-marine et de la lutte anti-sous-marine. Elle consacre une logique de milieu et non plus seulement de théâtre, avec des opérations, interarmes et interalliée : destroyers, chasseurs de sous-marins, aéronefs et hydravions, stations à terre alliées, reliés entre eux et entre Alliés. C’est ensuite, la projection et la protection des forces : par la réquisition des bâtiments de commerce allemands, réarmés et rebaptisés, par la mobilisation des chantiers privés, par l’armement en équipages des navires de transport, ce sont 46 % des transports de troupes américaines qui sont assurés par des marins de la marine marchande des Etats-Unis. C’est une organisation nouvelle, avec des organismes tels que l’ « US Shipping Board » (1916), pour l’armement de bâtiments civils par l’U.S. Navy, l’ « Emergency Fleet Corporation », pour administrer la réquisition de bâtiments par la Navy, et le « Naval Overseas Transportation Service » (1918) pour l’affrètement des navires destinés aux transports de troupes. La sécurisation des flux maritimes, nécessité vitale pour l’U.S. Navy, aboutit enfin à la constitution d’une Cruiser and Transport Force qui préfigure la priorité à la chaîne logistique de la Seconde Guerre mondiale. Les convois, la lutte anti-sous-marine et le transport de deux millions de soldats américains sont les clefs de la Victoire.

Le 20 juillet 1917, le Naval Act d’août 1916 est révisé, suivant en cela les préconisations du General Board, en marquant un coup d’arrêt à la construction des cuirassés au profit des forces légères. En 1918, pour la première fois depuis les années 1890, la construction des forces légères l’emporte sur celle des cuirassés. Cependant, si l’on prend un peu de recul et si l’on considère le moyen terme, comme par exemple la période 1914-1920, les Etats-Unis ont construit 875 000 tonnes de navires de guerre, dont 13 cuirassés et 12 croiseurs, 56 sous-marins et 51 destroyers. Une marine de guerre équilibrée, en somme. A la fin de la guerre, l’U.S. Navy compte 105 sous-marins, la Royal Navy 104, l’Italie 44 et la France 33. C’est le traité de Washington avant la lettre, sans le Japon…

Les années de l’immédiat après-guerre : « Heading back to The Past » ?

Aucun navire de ligne de l’U.S. Navy n’a été engagé dans un affrontement en haute mer pendant la Grande Guerre. Pourtant, dès les années 1919-1920, l’établissement naval fait pression, à Washington, pour le retour à la doctrine qui prévalait avant l’entrée en guerre.
En termes de structure des forces, pour le General Board et le Chief of Naval Operations, le Battleship demeure le « Capital Ship » : c’est le bâtiment de ligne à partir duquel doit s’organiser une Marine, se concevoir les opérations navales, concentrer les efforts en termes de budget, de constructions, d’armement. En matière de planification opérationnelle, l’hypothèse du « War Plan Black » devient caduque avec la défaite allemande, les dispositions navales du traité de Versailles, et le sabordage de la Marine impériale à Scapa Flow, le 21 juin 1919. Mais demeure le « War Plan Orange », contre le Japon, et en arrière-plan la volonté rémanente de devenir au moins l’égal du Royaume-Uni.

En 1918, l’U.S. Navy dispose de 17 dreadnoughts, dont 3 en achèvement, la Royal Navy de 36, la Marine impériale japonaise de 7, dont 2 en achèvement et la Marine nationale de 7. En 1919, le Président Wilson projette la construction de 10 dreadnoughts supplémentaires. Tout cela provoque une réaction de l‘amiral Sims qui fait part de ses critiques, le 7 janvier 1920, en adressant à J. Daniels une lettre intitulée “Certain Naval Lessons of The Great War”, dans laquelle il reproche au Gouvernement des Etats-Unis de ne pas s’être correctement preparé à la guerre qui venait, de l’avoir mal conduite et de ne pas avoir compris les leçons de la Grande Guerre en matière navale. La lettre est rendue publique à la suite d’une audition de Sims par la sous-commission de la Navy au Sénat, peu de temps après.

Le 1er décembre 1920, le Navy Department publie son rapport annuel. S’il souligne l’importance de la mobilisation de la flotte de transport, les conséquences tactiques des armes nouvelles, comme le sous-marin et l’aviation navale, on y lit cependant que « …Nothing that occured during the World War has served to change the Opinion of the General Board as the vital importance in War of the Battleship » : c’est le retour au programme naval de 1916.

Dans le même temps, les Etats-Unis ne sont pas les seuls à défendre ces positions d’avant-guerre : les clauses navales du traité de Versailles sont édifiantes : l‘Allemagne n’a pas le droit de construire des sous-marins ; elle peut mettre en chantier une flotte comprenant un nombre limité de bâtiments de surface, contingentés en déplacement et en calibres. Une bonne image des leçons ambiguës de la Grande Guerre sur mer : si le rôle du sous-marin est reconnu, les navires de ligne cuirassés demeurent la colonne vertébrale des flottes de guerre. Le traité, signé le 28 juin 1919, n’est pas ratifié, et donc pas non plus le « Covenant » qui aurait lié les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France. En 1920 Harding, républicain et isolationniste, est élu.

Le début des années 1920 fait apparaître, bien que différents de par leur ampleur respective, trois éléments de tension en matière de politique navale aux Etats-Unis. Ces tensions s’inscrivent en premier lieu dans le contexte d’une crise économique, financière et budgétaire, mais aussi politique, diplomatique et militaire, marquée par la guerre qui continue en Europe, à l’Est, dans les Balkans et au Proche-Orient. C’est aussi une tension entre la politique de sécurité collective – héritage de Wilson, la politique d’équilibre des forces – prônée par les amiraux américains qui veulent poursuivre la modernisation des forces navales, et la politique de désarmement, qui aurait les faveurs d’une opinion publique américaine elle aussi marquée par la Grande Guerre et favorable à un retour à l’isolationnisme. C’est enfin une tension au sein de l’établissement naval, à Washington, entre ceux qui comparent l’U.S. Navy et la Royal Navy au sortir de la Grande Guerre, et ceux qui constatent la situation dans le théâtre d’opérations du Pacifique où le Japon a récupéré les possessions de l’Allemagne et masque assez peu ses ambitions régionales et maritimes.

Pas de « pause » navale en effet pour le Japon, qui met en chantier dès l919 un programme dit « 8-8 », soient 8 cuirassés de la classe Nagato de 32 500 tonnes et 8 croiseurs de bataille de la classe Amagi de 41 000 tonnes. Dans le même temps, l’U.S. Navy entame le désarmement et la mise en réserve de la moitié des cuirassés et des destroyers, ainsi que les deux-tiers des croiseurs, soit la moitié des bâtiments en service en 1918, au profit à la fois d’un resserrement de ses capacités opérationnelles à partir de navires tous lancés après 1910 et pour les derniers en 1921, mais aussi de la mise en chantier de l’U.S.S. Washington et de l’U.S.S. West Virginia, de la construction en 1920-1921 de 6 nouveaux cuirassés de la classe U.S.S. South Dakota et de celle de 6 croiseurs lourds de la classe U.S.S. Lexington de 44 000 tonnes, tous armés d’une artillerie de 406 mm. Ainsi, en 1921, avant l’entrée en service de nouvelles unités de surface, l’U.S. Navy dispose d’une vingtaine de navires de ligne modernes, une douzaine de croiseurs et une centaine de destroyers, servis par 100 000 hommes, dont 8 000 officiers.

Sortir de la guerre et maîtriser les mers : la conférence de Washington ou le triomphe des puissances maritimes.

La nouvelle administration américaine prend ses fonctions en mars 1921 avec un programme isolationniste et de stricte suffisance budgétaire. Dès lors, la question posée par Charles E. Hugues, Secrétaire d’Etat du Président Warren Harding, est celle de la mise en cohérence de la politique étrangère et de la politique navale des Etats-Unis au sortir de la guerre. En août 1921, il accueille ses anciens alliés britanniques, français, italiens et japonais à Washington pour une conférence sur le désarmement naval et sur les principes et la politique à suivre en Extrême-Orient, alors même que les Etats-Unis n’ont ni ratifié le traité de Versailles, ni accepté la Société des Nations. La crise économique contraint les gouvernements à des réductions en matière navale ; la destruction de la flotte allemande laisse l’Angleterre sans rival en Europe ; c’est un jeu à trois puissances qui se joue donc à Washington : Etats-Unis, Royaume-Uni, Japon. Et, comme le disait Bismarck, dans un jeu à trois puissances, il faut être l’une des deux…

La conférence de Washington se conclut par un traité de limitation des armements navals, le 6 février 1922 : pause navale de dix ans, hiérarchisation des forces navales, limitation des capacités des grands bâtiments.

Elle voit surtout la fin du « Two-Power Standard » au profit d’un « One-Power Standard » par et pour les Etats-Unis, et le Royaume-Uni qui accepte une parité, nouvelle pour lui, avec les Etats-Unis. Les Anglo-Saxons pourront construire chacun 525 000 tonnes de navires de guerre ; le Japon est limité à 315 000 tonnes ; ce règlement se fait au détriment des marines secondaires, la France et l’Italie auxquelles ont été affectées 175 000 tonnes. Le traité précise également les types de bâtiments, leurs tonnages et les calibres maximaux autorisés, se fondant d’ailleurs sur les raisonnements des experts qui considèrent toujours, en 1922, le cuirassé comme le Capital Ship des marines de guerre. L’U.S. Navy fonde, dans l’immédiat après-guerre, la structuration des forces navales sur le cuirassé, dans un rapport de forces de 15 cuirassés pour les deux plus grandes marines, 9 cuirassés pour le Japon et 5 pour la France et l’Italie.

L’U.S. Navy consacre en même temps des efforts constants à la construction de sous-marins, à la formation d’une aéronautique navale, et laisse le champ ouvert au porte-avions, conçu il est vrai comme une plate-forme pour escorter les cuirassés. L’U.S.S. Langley demeure le seul porte-avions américain en 1922 et jusqu’en 1927. Mais, à la suite du traité de Washington et de l’annulation des classes U.S.S. Lexington et U.S.S. South Dakota, le General Board fait le choix décisif des porte-avions lourds, permis par le traité de Washington, et maintient sur cale les U.S.S. Lexington et U.S.S. Saratoga, lancés en 1925 et mis en service en 1927.

Pour la France, la parité avec l’Italie passe si mal qu’il faut attendre un an avant que le traité soit ratifié en juillet 1923. Le traité de Washington, s’il consacre le triomphe des puissances maritimes et s’il rétablit une cohérence entre la politique extérieure des Etats-Unis et leur politique navale, n’est pour autant rien d’autre qu’une photographie réaliste de l’état des puissances et des forces navales au début des années 1920.

En 1914, c’est un jeu à quatre puissances navales : la Royal Navy, la Marine impériale allemande, l’United States Navy, la Marine impériale japonaise. Le Japon est alors l’allié des Britanniques. En 1919, demeurent trois puissances navales de premier rang : le Royaume-Uni, les Etats-Unis, le Japon. La relation spéciale entre la Royal Navy et l’U.S. Navy, née de la guerre navale et dans la guerre navale est confortée par la parité en matière navale décidée par leurs autorités politiques, militaires et navales et obtenue lors de la conférence de Washington. La rupture du traité anglo-japonais, en 1923, en est la conséquence. En 1923, le Pacifique est bien un enjeu et le Japon une menace. En 1923, le pétrole est une arme et le Proche-Orient un théâtre dont les Etats-Unis, propulsion au mazout des bâtiments de la Navy oblige, deviennent des acteurs, encore secondaires il est vrai. En 1923, la France est seule pour faire face, sur le continent, à l’Allemagne et au communisme.

La Grande Guerre voit le triomphe des puissances maritimes, qui se retirent de la scène européenne. Pendant un an et demi cependant, l’U.S. Navy a pris toute sa place dans une guerre navale alliée. Une guerre en coalition, avec des relations interalliées et des instances de décisions qui ne sont plus seulement nationales. Autorité opérationnelle, contrôle opérationnel, planification opérationnelle : ce sont des modes d’exercice de responsabilités nouvelles, des modes nouveaux d’exercice du commandement, des articulations à repenser entre le politique et le militaire. Une autre culture politique, militaire et navale.

S’agissant de la conduite de la guerre, l’échelon politique et stratégique est assumé par le Président des Etats-Unis et le Gouvernement américain, en la matière W. Wilson et J. Daniels, comme c’est le cas ailleurs chez les Alliés, réunis en 1919 sous la formule des « Quatre Grands ». L’échelon stratégique et naval qui devrait leur correspondre se retrouve dans les Conférences navales interalliées, auxquelles les Etats-Unis participent à partir de novembre 1917.

L’amiral Sims, qui représente le Gouvernement des Etats-Unis et l’U.S. Navy dans ces conférences, peut souligner les excellentes relations personnelles qu’il entretient avec les amiraux français Lacaze et de Bon. Rien de comparable avec la relation spéciale et permanente qui s’est établie, y compris à ce niveau, à Londres entre les Gouvernements et les Marines du Royaume-Uni et des Etats-Unis. Rien de comparable non plus avec la coordination stratégique, c’est-à-dire à la fois politique et militaire, qui s’est instituée sur le front français, avec le commandement des forces terrestres alliées confié au général Foch, même si les bonnes relations qu’entretiennent les généraux Pétain, Haig et Pershing sont du même ordre que celles que connaissent les amiraux alliés, pour la plupart.

A l’échelon du contrôle opérationnel, s’il faut distinguer les théâtres, les espaces, les moments de la Grande Guerre sur mer, un fait l’emporte : la Royal Navy demeure sous l’autorité de la seule Amirauté britannique et le contrôle opérationnel du seul ressort des commandants des forces et des bases, maritimes et aériennes, « sur zone ». L’U.S. Navy est à la fois associée et intégrée au déroulement des opérations, ne serait-ce que parce qu’elle a décidé d’adopter, dès l’entrée en guerre des Etats-Unis, l’ensemble des modes opératoires de la Royal Navy.

Il en est de même et fort logiquement de la planification opérationnelle, puisque l’intégration des deux Marines s’est opérée en matière de renseignement, de codes, de signaux, de règles d’engagement et de préparation des opérations. On pourra cependant distinguer trois domaines nouveaux dans lesquels l’U.S. Navy a appris et développé un savoir-faire singulier : le blocus, avec une organisation franco-britannique depuis mars 1915, à laquelle les Américains se rallient ; les transports, les convois, la logistique ; la lutte anti-sous-marine et la protection des côtes, en particulier de France, avec une logique non plus de théâtre, comme dans la guerre d’escadres, mais de milieu, interarmées et interalliée, dans laquelle les amiraux alliés ont exercé une véritable responsabilité en commun.

L’U.S. Navy, qui sort de la Grande Guerre sur mer, est une marine nouvelle, non une nouvelle marine. Le cuirassé demeure la colonne vertébrale de ses forces navales, dans le cadre d’un combat d’escadres en haute mer, comme en 1914. Avec une plus-value opérationnelle importante : l’intégration pendant un an et demi dans la plus grande marine du monde, la Royal Navy. La lutte anti-sous-marine et la protection des transports lui ont conféré une expérience nouvelle, avec une plus-value liée à une logique nouvelle, de milieu, interarmées et interalliée, et d’excellents matériels américains servis par d’excellents officiers, quartiers-maîtres et marins américains. Un nouvel environnement des forces navales américaines est enfin apparu, avec le renseignement naval, à l’école des Britanniques, la logistique, à l’école d’eux-mêmes, la capacité de mobilisation des chantiers navals, publics et privés en un temps record. Autant de leçons qui comptent.

Si la structuration des forces de l’United States Navy demeure assez proche de celle de 1917, avec les forces légères dans un rôle différent de celui d’alors, elle laisse le champ ouvert, même après le traité de Washington, à l’aéronautique navale, aux porte-avions, aux croiseurs, aux sous-marins. Surtout, la planification opérationnelle s’est considérablement développée avec l’expérience de la guerre navale telle qu’elle a été conduite avec la Royal Navy et leurs alliés. En témoigne dans les années 1920 la décision majeure d’instaurer un « Joint Army-Navy Board », dédié à la planification interarmées. La Navy a compris la culture du changement. »






1 Pour une approche maritime de la Grande Guerre, cf. Tristan Lecoq « La Grande Guerre sur mer. La Marine et les marins en guerre » in Revue d’histoire maritime, numéro 22/23 Paris, Presses universitaires de Paris Sorbonne (PUPS), juin 2017 p. 369-402.

C&M 3 2017-2018

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