Conférences

La revue stratégique de la loi de programmation militaire

Philippe Coindreau
Amiral, major général des armées

Le 08-11-2017

Pour la première séance de cette nouvelle année académique l’amiral Philippe Coindreau, major général des armées, introduit par le président Coldefy, a bien voulu présenter quelques-unes des conclusions de la revue stratégique de la loi de programmation militaire en vigueur, revue réalisée durant l’été de la présente année. L’amiral Coindreau rappelle qu’en sa qualité de major général il vient en second dans la hiérarchie de l’état-major des armées et il est le garant de « l’interarmées ».

Il poursuit son exposé dans les termes suivants :
« Je dois, pour certains d'entre vous qui ne le sauraient pas, commencer par préciser que cette revue stratégique n'avait pas pour but de définir un modèle, ou des capacités, ou même des contrats mais bien d’éclairer les travaux de la loi de programmation militaire à venir, en définissant les « aptitudes » à détenir par les armées. C'est bien ainsi que le président de la République a précisé ses attentes dans sa lettre de mission à la ministre des armées.
Je souligne ce point car, à la différence d'un livre blanc sur la défense et la sécurité nationale - qui établit une continuité entre le contexte et le modèle d’armée, en passant par l’ambition nationale et des contrats opérationnels -, nous avions là - je dis « nous » car les chefs d'état-major, qu'ils soient de l'état-major général ou des armées siégeaient au comité - une demande d'éclairage de haut niveau réalisé en un calendrier record (un peu plus de trois mois). Eclairage qui ne devait pas préempter les arbitrages, à définir précisément dans le cadre de la loi de programmation militaire.
Je souligne également que, fruit d’un comité varié, il ressort toujours de ce genre d’exercice une forme de compromis. Par construction, cela permet à chacun d’observer ce qu’il y manque, souvent au prisme de ses intérêts, alors que s’y trouve par exemple développée une notion « nouvelle », celle des aptitudes à détenir par nos armées. Cette notion d'aptitude n'avait en effet jamais été définie jusqu'alors. Le simple fait de développer ces dernières de façon accessible au public, en précisant des efforts à faire porter, est déjà en soi une singularité à souligner.


Que nous dit cette revue stratégique ?

Elle relève tout d'abord, et cela sans grande surprise, que le monde est toujours plus dangereux, et que la violence - que certains pensaient délégitimée - reste ou redevient un mode d'action parmi d'autres. Cela pour des entités non étatiques, comme les terroristes djihadistes ou islamistes (le terme est explicitement utilisé dans le document, ce qui est assez nouveau), ou pour les Etats, qu’ils soient dans une logique de puissance ou d’émergence.
Par ailleurs, l’atteinte de notre sanctuaire national a profondément modifié les perceptions. Je veux dire par là que nous sommes passés d’une notion de « risque » à l’expérience [ce qui donne un relief particulier - dans des circonstances qu’il n’appelait sûrement pas… - à la pensée du cardinal Newman, qui considérait, si je ne le dénature pas trop, qu’il est « indispensable de passer de la connaissance notionnelle à la connaissance réelle »].
Par cette expérience foudroyante, la perception de la population (dont les militaires) et ipso facto des dirigeants, a profondément évolué.
La revue stratégique relève ensuite que, sans évoquer explicitement une logique d’encerclement, les risques augmentent à nos approches - qu'elles soient nationales et/ou européennes - alors qu’une forme de conflit mondialisé se développe, amplifié par la compétition qui sévit déjà dans les espaces communs et immatériels. Aucune zone n’est épargnée, avec en toile de fond la compétition des puissances, voire le retour des Empires. Tout cela dans un contexte de fragilisation du système international (ordre multilatéral - architecture de sécurité en Europe - tensions au sein de l’Union Européenne), que certains voient comme une cause et que je vois davantage comme une conséquence - ou un mode d’action - parmi d’autres, pour précisément empêcher de freiner certaines stratégies.

Il en ressort : a. que la France restera exposée et ses forces engagées durablement ; b. que la géographie continuera donc d’être un « paramètre important de la définition de nos priorités » en lien avec ce que le président de la République a déclaré à la Sorbonne : « l’Europe doit avoir une politique extérieure centrée sur quelques priorités : d’abord la Méditerranée et l’Afrique », sans pour autant être « un critère exclusif », au vu de l’impact qu’aurait par exemple une crise de grande ampleur en Asie. J’y relève ici la mention d’enjeux qui devraient vous être chers, en ce que représentent pour vous tous les espaces maritimes et la libre circulation des flux ; c. que nous n’envisageons pas d’aborder ces défis de façon isolée, mais que nous restons lucides sur le fait que certains se poseront plus singulièrement à la France (Maghreb - Afrique) qui risque dès lors d’être assez seule pour les affronter ; d. Les fondements de l’Europe sont bien « d’être plus forts à plusieurs » ; nous devons y peser, elle doit peser à nos côtés.
Au bilan, cette analyse du contexte convient aux armées (elle n’est pas exactement articulée dans la revue selon l’ordre que j’ai suivi), parce qu’elle démontre, si c’était nécessaire, le besoin d’un modèle « complet et équilibré » (je vous accorde que chacun peut avoir sa lecture de cette expression et cela tombe bien car c’est l’objet de la loi de programmation militaire que de la décliner). Il faut pour cela poursuivre les efforts engagés (régénérer le modèle, usé car sur-engagé, ce qui implique l’attention à porter au personnel) et renforcer ensuite les quatre grandes familles d’aptitudes : renseigner et commander / entrer en premier / combattre et protéger / soutenir et durer.


Qu’en retirer pour les armées ?

Je vous propose de suivre nos grandes fonctions stratégiques qui, sans surprise, sont confirmées.
La dissuasion est réaffirmée comme la clef de voûte de notre stratégie de défense. Ses moyens seront renouvelés selon des modalités confidentielles qui relèvent du Conseil des armements nucléaires. Même si la doctrine sortait stricto sensu du mandat du comité (« stratégie de dissuasion nucléaire dont j’ai décidé le maintien » dit la lettre de mission du président de la République), beaucoup d’éléments s’y référant sont rappelés (les deux composantes concourent à l’ensemble des missions de la dissuasion ; lien avec notre capacité d’intervention et de protection ; avec les capacités conventionnelles).
La protection (métropole et outre-mer) est réaffirmée comme le cœur de la mission des armées, avec la sécurisation des approches maritimes, aériennes et terrestres et le contrôle de nos espaces souverains (zone économique exclusive et espace aérien - en appui des forces de sécurité pour le sol national). Cela confirme le besoin de renforcer les postures permanentes « historiques » assurées par la Marine et l’armée de l’Air, les jeunes postures permanentes cyber et renseignement et la posture de protection terrestre.
S’agissant de l’intervention, le continuum est confirmé avec la protection (crainte majeure de la population et de nos dirigeants), ce qui nécessite d’être capables de protéger notre profondeur stratégique et d’agir sur nos intérêts stratégiques, idéalement à plusieurs si nous ne sommes pas les seuls menacés.
Un effort doit être porté sur la prévention car traiter une crise - si tant est que l’on puisse totalement le faire - aura toujours un coût, dans tous les sens du terme, supérieur à sa prévention. Rien n’est inventé ici, mais il est bon de le rappeler. Cette logique de bien commun se heurte toujours au truisme que les difficultés ou crises évitées ne se voient pas…
Par sa logique de point d’appui (forces prépositionnées, de souveraineté et les dispositifs bi ou multilatéraux mis en place dans nos zones d’intérêts) et sa contribution à la fonction connaissance anticipation, la prévention facilite par ailleurs l’intervention en cas de crise (c’est-à-dire quand la prévention a échoué).
La connaissance-anticipation reste logiquement le socle des quatre autres fonctions. Elle reste en conséquence à renforcer, avec un effort particulier à mener dans le domaine cyber, en organisant complètement la posture permanente renseignement.


Le « comment ? » : l’enjeu de la ou des lois de programmation militaire à venir.

Vous nourrissez sans doute beaucoup d’attentes sur ce sujet et je crains d’en décevoir, car notre rencontre vient finalement un peu tôt dans le processus en cours.
Vous savez en effet que les travaux battent leur plein pour soumettre la loi selon le calendrier annoncé, qui est très tendu : vote à l’été 2018, présentation au parlement début 2018. Je ne pourrai, même si je le voulais, déflorer ces travaux sensibles et encore incomplets. Car malgré une augmentation, dont nous nous félicitons, des ressources allouées à la défense, il restera d’inévitables arbitrages douloureux à rendre au vu de la situation internationale décrite.
Nous sommes totalement conscients de l’état des ressources de notre pays et mesurons ce que cette augmentation annoncée par le chef des armées représente pour la nation : la trajectoire financière est en effet connue pour rejoindre 2 % et atteindre 50 milliards d’euros en 2025, avec un point de passage en 2022 pour un arbitrage.
Ces travaux « d’orientation de l’avenir » doivent d’ailleurs dépasser le cadre de la seule future loi de programmation militaire ; la revue a donné un éclairage à plus long terme et il faudra très certainement deux lois de programmation militaire pour prendre en compte et décliner ses analyses. Nous sommes, comme d’habitude, confrontés à l’exigence du temps long - définir le modèle - et à celle de l’urgence de pallier les difficultés conjoncturelles.
Car ; vu de l’état-major des armées, l’urgence est bien d’abord de régénérer le modèle qui souffre (dont le personnel et sa condition) et de faire porter les plus gros efforts « différenciants » ensuite, ce qu’une loi de programmation militaire ne suffira pas à faire. Nous sommes également conscients, s’agissant de la construction d’un modèle, que « le terrorisme mobilise, quand la menace puissance structure ». Et qu’il y a, là aussi, un compromis à trouver.
Pour rester macroscopique, après trois lois de programmation militaire de déflations globales (même si cela a été inversé sur la fin) et alors que nous décrivions un contexte sensiblement similaire en 2013 (ce qui était craint est arrivé à partir de 2015, mais plus vite et plus violemment que prévu), les enjeux principaux pour cette entrée de LPM 2019-25 sont le niveau de financement sous enveloppe des OPEX, l’augmentation du report de charge en entrée de LPM et son pilotage en cours de LPM pour le ramener à son niveau structurel de 30 jours (nous pourrions avoir des lectures différentes avec Bercy qui pousse à réduire le report des charges). Le ramener trop rapidement à ce niveau structurel aurait un effet d’éviction important comme vous le comprenez. Ne pas le réduire n’est pas raisonnable.
On sent bien qu’il faut une « brique intermédiaire » entre les travaux de la revue - qui n’avaient donc pas vocation à prescrire le cadre de la LPM - et l’orientation à donner aux différentes options possibles pour cette LPM.
Cette brique relève du niveau politique qui pourra ainsi, de façon souveraine, faire connaître ses propres choix puisqu’on ne pourra tout faire, même avec le bel effort consenti. »
L’intervention est ainsi terminée et la parole est donnée à l’assistance.


Discussion

- Q. C’est une stratégie défensive ! On se concentre sur une mission de gendarmerie, l’opération Sentinelle, et la défense d’une ligne Maginot, la bande Sahel-Sahara, et on se place sous le masque d’une usure du matériel. Est-ce vraiment de l’interarmées ? R. Le constat de l’usure est commun à toutes les armées mais le seuil de l’usure n’est pas le même. Pour l’armée de l’Air, le nombre d’heures de vol des pilotes pour le transport du personnel de l’armée de Terre est singulièrement bas depuis trois ans. Il n’atteint pas le seuil qui garantit le niveau de sécurité et d’entraînement pour des pilotes de transport, ce qui pourrait provoquer des accidents aériens et un niveau opérationnel suffisant pour affronter une menace. Pour la Marine, le constat d’usure le plus évident est que plus de la moitié des marins embarqués ne souhaitent pas un nouvel embarquement, car le taux d’activité à la mer dépasse ce qu’il est possible de supporter pour un marin qui a une famille. Il faudrait diminuer le nombre des jours de mer et augmente la solde à l’embarquement. Pour l’armée de Terre, elle a été bien servie dans la dernière loi de programmation militaire en raison de la nécessité de la protection contre le terrorisme puisque ses effectifs sont passés de 66 000 à 77 000 hommes, mais elle est engagée sur plusieurs théâtres d’opération, dont celui particulièrement difficile de la bande Sahel-Sahara. La revue stratégique n’est pas caricaturale ; elle identifie aussi les conséquences de la remontée des grandes puissances ainsi l’accroissement de la force militaire de la Russie et l’inquiétude provoquée en Asie par les mouvements de la Chine.

- Q. L. Wedin. La priorité est donnée à la Méditerranée et l’Afrique, qu’en est-il du nord de l’Europe ? R. La France continue d’appuyer ses partenaires du nord et de l’est de l’Europe face à la Russie. Avec l’OTAN elle participe à la surveillance aérienne des pays baltes et elle poursuit les négociations de réassurance avec ces mêmes pays ainsi qu’avec la Pologne.

- Q. G. Bessero. Comment les relations avec les Etats-Unis évoluent-elles depuis l’élection du président Trump ? R. La coopération bilatérale n’a jamais été aussi fidèle ; les Français sont constamment écoutés et appuyés pour leurs opérations dans la bande Sahel-Sahara ; les Etats-Unis fournissent des capacités importantes de transport stratégique et tactique ainsi et surtout que des renseignements. Sur la coopération internationale il y a beaucoup d’incertitudes. En diminuant leur subvention aux opérations extérieures conduites par l’ONU les Etats-Unis risquent de retarder le transfert des compétences militaires aux puissances régionales dans la bande Sahel-Sahara. Pour l’OTAN, il n’y a rien de précis mais beaucoup d’inquiétude, en particulier en Allemagne.

- Q. Une forte crise du recrutement aurait-elle une influence sur la loi de programmation militaire ? R. C’est une inquiétude. Pour le moment la France n’est pas atteinte par les difficultés des Britanniques et des Allemands ; les premiers demandent aux Français des mécaniciens pour l’entretien de leurs frégates et les seconds ont des vaisseaux de guerre mais peu d’hommes. En France, la Marine reste attractive mais il y a un peu de tension pour l’armée de Terre, peut-être en raison des recrutements massifs des trois dernières années. Une tendance lente à la diminution des candidats est apparue depuis plusieurs années et la ministre des armées annonce un « plan famille » pour tenter d’enrayer ce mouvement.

- Q. A Coldefy. Comment le chef d’état-major des armées appréhende-t-il le BREXIT ? Le Royaume-Uni est le seul partenaire de la France capable de lui donner un appui immédiat. La conséquence du BREXIT est un affaiblissement du modèle militaire britannique, insoutenable en raison de son coût.

C&M 1 2017-2018

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