Conférences

La France et sa marine de guerre

Rémi Monaque
Amiral

Le 24-05-2017

L’amiral Rémi Monaque, orateur de ce jour, est présenté par Philippe Henrat, président de la section Histoire, lettres et arts. Celui-ci rappelle les publications de grande qualité déjà réalisées par l’amiral Monaque, telles que les biographies de Latouche-Tréville et Suffren ainsi qu’une étude de la bataille de Trafalgar.

Les réflexions que je vais vous proposer sur le thème de "La France et sa marine de guerre" sont l'aboutissement de recherches faites dans les archives françaises et étrangères. Ces recherches m'ont permis d'acquérir peu à peu, sinon des certitudes, du moins quelques lumières sur les rapports entretenus entre la France ̶ j'entends par là ses gouvernants et l'opinion publique dès qu'elle se manifeste dans l'histoire ̶ et sa marine de guerre.

La mentalité terrienne des Français, plus enclins à s'adonner au "labourage et pâturage" qu'à la navigation et au commerce maritime, a souvent été soulignée. Cette inclination a été à la fois incarnée et renforcée par les premiers rois capétiens désireux avant tout d'accroître le pré carré du domaine de la couronne qui nulle part n'atteignait le bord de la mer. Il faut attendre le règne de Philippe Auguste et la conquête de la Normandie sur les Plantagenets en 1203 pour que le roi de France exerce un pouvoir direct sur une province maritime. Ce n'est qu'à la fin du XVe siècle, avec la réunion au domaine royal de la Bretagne et de la Provence, que les Capétiens acquièrent le contrôle de la quasi-totalité des frontières maritimes de la France d'aujourd'hui.

La longueur des côtes françaises, bordées par l'océan et par plusieurs mers, aurait dû, semble-t-il, favoriser les aventures maritimes d'un pays physiquement largement ouvert sur le grand large. Il n'en fut rien, les Français ayant toujours éprouvé la plus grande difficulté à s'expatrier. La douce France, chantée par les poètes, semble les retenir dans leur patrie plus que les ressortissants des autres nations. Dans les rares périodes d'émigration massive que connaît l'histoire de France, nos compatriotes choisissent un exil proche sur le continent européen de préférence à de lointaines destinations outre-mer. Lors de la révocation de l'édit de Nantes (1685), les quelque 300 000 Huguenots qui s’éloignent de la France trouvent refuge en Grande-Bretagne, en Hollande et en Prusse, renforçant ainsi les ennemis du Roi Soleil, alors que les nombreuses victimes des persécutions religieuses britanniques contribuent puissamment au peuplement des lointaines colonies anglaises. De même, les partisans de l'Ancien Régime chassés par les troubles révolutionnaires se réfugient pour la plupart dans la vieille Europe. Ce constat est d'importance car il explique pour une bonne part le triomphe de la langue anglaise sur le français qui pourtant disposait, lorsque les grandes aventures coloniales commencent au XVIIe siècle, de quelque 20 millions de locuteurs, soit près de trois fois plus que les 8 millions d'anglophones qui existaient alors.

Une marine intermittente


Créée une première fois par Philippe Auguste, la marine de guerre française reste intermittente jusqu'au "règne" de Richelieu. Les souverains français ne s'en soucient que lorsqu'ils ressentent le besoin momentané d'agir sur mer, notamment pour lutter contre l'Angleterre, pour mener les croisades ou encore à l'occasion des guerres d'Italie. Je ne m'étendrai pas longtemps sur cette première marine à éclipse, ne retenant de son histoire que quelques traits saillants, annonciateurs de caractéristiques plus pérennes.

Philippe Auguste, initiateur de l'action sur mer, improvise une flotte en "réquisitionnant" les navires marchands des côtes normandes et en achetant les services d'Eustache Lemoine, pirate boulonnais renommé qui avait servi l'Angleterre jusqu'en 1212. Ces expédients semblent d'abord réussir : le prince Louis, fils du roi, parvient à débarquer sur le sol anglais en 1216 à l'appel des barons anglais révoltés contre Jean-sans-Terre. Mais les choses se gâtent l'année suivante. La mort du souverain anglais fédère ses sujets contre l'envahisseur français. La flotte française est détruite devant Calais et son commandant, Eustache Lemoine, est décapité après un combat féroce. Dès cette époque, les Anglais possèdent, sinon une flotte permanente, du moins la possibilité d'en mobiliser une rapidement avec l'accord passé entre le roi d'Angleterre et cinq ports du sud-est du pays.

Avec Saint-Louis, les rois de France disposent pour la première fois d'un port sur la Méditerranée. La création d'Aigues Mortes permet à Louis IX de s'affranchir des lourdes contraintes qui avaient entravé les croisades de ses prédécesseurs : routes terrestres longues et pleines de traquenards, recours coûteux aux services des transporteurs génois ou vénitiens. Le roi se dote d'une flotte en achetant ou en louant des navires. Dans un premier temps, il fait appel pour la commander à des condottières génois, inaugurant ainsi une longue tradition qui perdurera jusqu'à François Ier. Mais nous devons aussi à Saint-Louis la nomination d'un premier amiral de France, Florent de Varennes, seigneur picard qui succède à ces professionnels étrangers. Saint-Louis est avec Napoléon le souverain qui compte le plus de jours de mer, d'ailleurs à peu près dans les mêmes eaux. Comme l'a bien montré Jacques Le Goff, le saint roi entretient un rapport très particulier avec la mer qu'il considère à la fois comme l'image des enfers dans sa partie inférieure et celle des désirs et des espoirs dans sa partie supérieure. Il s'y comporte avec un grand courage et une grande sérénité dans toutes les circonstances où surgit le danger.

Philippe le Bel a besoin d'une marine pour lutter contre le roi d'Angleterre et contre les ennemis que ce vassal turbulent lui suscite sur le continent. Il en improvise une en réquisitionnant des navires marchands et en faisant appel aux services de Rainier Grimaldi, d'origine génoise. C'est avec une flotte mixte que le fondateur de la famille de Monaco remporte en 1304 une victoire bien oubliée, la bataille de Zierickzee dans les bouches de l'Escaut. Il dispose, à côté de navires marchands de haut bord, de plusieurs galères venues de Méditerranée. Dotés sur leurs gaillards de hautes tours d'où archers et arbalétriers lancent des nuées de flèches, les nefs solidement amarrées ensemble forment un rempart flottant mouillé à ses deux extrémités, tandis que les galères tenues en réserve conservent leur mobilité. Les Flamands, après avoir vainement essayé d'incendier la flotte adverse avec des brûlots, voient après de terribles corps à corps leurs assauts repoussés avant d'être mis en déroute par les galères.

De cette victoire les Français conserveront l'idée fausse que l'on peut appliquer sur mer les modalités du combat terrestre qu'ils connaissent mieux. Dès le début de la guerre de Cent Ans, ils vont, avec la bataille de l'Ecluse, perdue cette fois-ci contre les Anglais, apprendre qu'il est fort dangereux de transformer une armée navale en citadelle flottante ! Répétant, contre l'avis du génois Bocanegra, la tactique utilisée à Zierickzee, ils subissent le 24 juin 1340 un véritable désastre qui confère pour de nombreuses années la maîtrise de la mer à leurs adversaires. Leur vainqueur Edouard III d'Angleterre se comporte avec férocité, faisant décapiter l'amiral français et pendre son trésorier. Il faut attendre le règne de Charles V pour voir renaître la marine française. Ce très grand roi prend conscience de l'importance décisive des aspects maritimes du conflit et trouve en Jean de Vienne un homme providentiel dont il fait, selon l'heureuse formule de Joannès Tramond, son fondé de pouvoir pour tout ce qui touche à la mer. L'amiral de France cumule en effet toutes les fonctions qui seront plus tard celles d'un ministre de la marine, d'un chef d'état-major général, d'un délégué général à l'armement et d'un commandant en chef à la mer.

Pendant les guerres d'Italie, François Ier, comme son fils Henri II, comprennent tout l'intérêt de disposer d'une marine mais, englués dans les conflits terrestres, n'ont ni les moyens ni surtout l'opiniâtreté de se doter d'une marine suffisante pour soutenir leur politique. Le premier fait une fois de plus appel aux condottieres génois mais ne parvient pas à garder à son service l'excellent Andréa Doria, qui passe à l'ennemi pour le plus grand bénéfice de Charles Quint.


Les apports de Richelieu et de Colbert
Le cardinal de Richelieu est sans doute l'homme politique français qui a le mieux compris le rôle déterminant que la mer et la marine pouvaient et devaient jouer dans le destin de la France. Il voyait dans la marine de guerre, non seulement un moyen de protection du commerce, de la pêche, des côtes françaises et des colonies, mais aussi un instrument de projection de puissance permettant à un État d’intervenir librement contre tout ennemi possédant une façade maritime. Ses mérites sont d'autant plus grands qu'à son arrivée au pouvoir il ne reste pratiquement rien d'une marine délaissée pendant les guerres de religion et qu'Henri IV n'a pas eu le temps de reconstruire. Il lui faut donc improviser dans tous les domaines. Il commence par créer une administration centrale qui fusionne les différentes organisations locales qui existaient jusque-là. Pour le matériel, il fait appel à des charpentiers hollandais afin de mettre en place une construction navale française. Pour le personnel, il recrute des capitaines de la marine marchande et des chevaliers de Malte pour commander ses vaisseaux et place à leur tête Sourdis, archevêque de Bordeaux, et Maillé-Brézé, son neveu âgé d'une vingtaine d'années. Ces choix, pour le moins aventureux, allaient se révéler particulièrement heureux. Après quelques déboires, la jeune marine de Louis XIII prend le dessus sur une marine espagnole alors, il est vrai, en plein déclin. Les successeurs de Richelieu, tout en sauvegardant une institution qui désormais fait partie des joyaux de la couronne, seront beaucoup moins convaincus de l'importance de son rôle et se résoudront trop facilement à la sacrifier dès qu'une menace terrestre ou des difficultés financières se feront sentir.

Après la parenthèse du gouvernement de Mazarin, pendant laquelle la marine est à nouveau délaissée, pour une période assez brève heureusement, c'est à Colbert qu'il revient de consolider une œuvre encore fragile. Le grand homme s'acquitte d'autant plus efficacement de sa tâche qu'il cumule les fonctions de ministre de la marine et celles de contrôleur général des finances. L'organisation qu'il met en place jouira d'une longévité extraordinaire tant elle est solide et rationnelle. Son œuvre exceptionnelle couvre à la fois les problèmes du matériel avec les dispositions prises pour l'agencement des arsenaux et la construction des navires et ceux du personnel avec la création des gardes de la marine pour la formation des officiers et l'invention du système des classes pour le recrutement des équipages. Mais la marine de Colbert comporte aussi des insuffisances et des faiblesses qui auront par la suite de lourdes conséquences. Elle installe notamment un antagonisme pernicieux entre la plume et l'épée. Le ministre du roi Soleil se méfie des militaires qu'il juge inaptes à toutes tâches administratives et qu'il entend cantonner dans un rôle de techniciens du combat. Dans cette optique, les capitaines de vaisseau recevront leurs vaisseaux et les amiraux leurs escadres "clefs en mains" de l'intendant du port sans avoir participé à leur armement, sans avoir pu leur donner un entraînement élémentaire. Par ailleurs, le pouvoir politique ne ressent en rien le besoin de disposer à Versailles du conseil permanent d'un groupe d'officiers de vaisseau capable de l'aider dans l'élaboration d'une stratégie maritime et dans la conception et le montage des opérations. Il faudra une très longue évolution pour corriger peu à peu ces défauts dans lesquels les gouvernants du XXIe siècle sont d'ailleurs, nous le verrons, retombés lourdement.


La longue confrontation du coq et de la pieuvre

Un Louis XIV, moins aveuglé par un insatiable désir de conquêtes terrestres, aurait pu donner la priorité à la lutte contre une marine britannique naissante et encore mal assurée. Grâce à l'œuvre de Colbert, en effet, la France s'était dotée en quelques années de la première puissance navale mondiale et s'était montrée capable de dominer, lors de la bataille de Béveziers le 11 juillet 1690, les flottes britanniques et hollandaises réunies. Elle pouvait espérer conserver le rang de première puissance maritime mondiale, qu'elle détint si brièvement dans le milieu du règne, et dominer pour longtemps une Europe où la Grande-Bretagne aurait été réduite à un rôle marginal. Il semble bien que le Roi Soleil ait compris un moment que l'avenir de la France "était sur l'eau" et que son acceptation du testament de Charles II était en partie justifiée par le désir de placer l'immense empire colonial espagnol dans la sphère d'influence française. Mais il était déjà trop tard et la France ne pouvait plus combattre les armées terrestres de l'immense coalition liguée contre elle tout en luttant contre une Royal Navy en plein essor.

Le Régent, puis Louis XV, crurent d'une certaine manière à l'importance de la mer et du commerce maritime, mais ils achetèrent la longue trêve observée avec la Grande-Bretagne par le maintien à un niveau très bas de leur flotte de guerre. Lorsque les Britanniques s'émurent, au début des années 1740, des progrès considérables du commerce maritime français et décidèrent d'y mettre un terme, la France n'était plus en mesure d'assurer très efficacement la protection de son trafic commercial. Elle y parvient encore, tant bien que mal, pendant la guerre de Succession d'Autriche (1744-1748) mais, entraînée dans de nouvelles aventures terrestres sur le continent, connaît les désastres de la guerre de Sept Ans (1755-1763) qui se traduisent notamment par la perte du Canada et par le renoncement à l'empire des Indes.

Avec Louis XVI et la guerre d'indépendance américaine, la marine française connaît son âge d'or. Elle bénéficie, pour la seule fois de son histoire, d'une situation exceptionnelle créée par l'habile diplomatie de Vergennes : la France, non seulement n'aura à combattre aucun ennemi sur le continent, mais disposera avec l'Espagne et la Hollande de deux alliés maritimes. Toutes ses ressources, militaires, économiques et financières seront disponibles pour lutter contre la Grande-Bretagne. Fait unique dans l'histoire, le budget de la marine dépasse pendant quelques années celui de l'armée de terre. Aussi, malgré une infériorité numérique qui reste grande, la marine française va faire une dernière fois jeu égal avec sa rivale. La victoire navale de la Chesapeake, modeste sur le plan tactique, a d'immenses conséquences stratégiques : elle entraîne la chute de Yorktown et permet aux Etats-Unis d'arracher leur indépendance. Les désastres de la guerre de Sept Ans sont effacés ; la France, tout au long du conflit, a pu maintenir son commerce et ses communications avec le monde colonial tout en portant de rudes coups à la prospérité britannique. Le 22 mars 1781 marque pour moi l'apogée de la marine française. Ce jour-là, la rade de Brest se couvre d'une multitude de voiles : appareillent simultanément, vers l'Amérique, l'escadre de l'amiral de Grasse qui va s'illustrer bientôt à la Chesapeake, et vers l'Asie celle du bailli de Suffren qui va connaître la gloire de sa campagne des Indes. Certes, le revers subi à la bataille des Saintes par un de Grasse physiquement et moralement affaibli vient quelque peu ternir un tableau au demeurant très flatteur. Mais le roi, la classe politique et l'opinion publique ont vibré pendant quatre ans - les gazettes en témoignent - aux exploits d'une marine dont ils sont fiers. Pour beaucoup, le traité de Versailles, assez décevant, il faut bien le dire, n'est qu'une simple étape dans la lutte contre la pieuvre britannique. Castries, ministre de la marine, prépare avec ardeur la reprise des hostilités qu'il juge inéluctables. Hélas, si elle n'a pas gagné la guerre, la Grande-Bretagne va gagner la paix en maîtrisant beaucoup mieux que son adversaire l'énorme dette contractée pendant le conflit. Alors que la France, dont les finances royales n'ont jamais inspiré beaucoup de confiance, s'enfonce dans une crise financière qui ne sera pas une des moindres causes de la Révolution, le Royaume-Uni, non sans imposer de douloureux sacrifices aux plus humbles de ses habitants, surmonte avec rigueur et persévérance des problèmes peut-être encore plus graves.

La Révolution et l'Empire sont des temps de malheur pour la marine. À la sage politique extérieure de Louis XVI succèdent les aventureuses conquêtes de la République et de Napoléon qui, au nom d'idées généreuses et libératrices, vont asservir les peuples de l'Europe, piller leurs richesses et conférer pour longtemps aux Français l'image de trublions néfastes à la paix du continent. Très vite, la marine française, profondément affaiblie par les épisodes révolutionnaires, retrouve la situation qu'elle avait connue pendant la guerre de Sept Ans ; surclassée par une Royal Navy maîtresse des mers, elle reste confinée dans ses ports sans réelle possibilité de former des équipages et de les entraîner. En quelques mois, le très bel outil forgé par Sartine et Castries connaît une déchéance inéluctable. Les officiers nobles, qu'ils soient ou non favorables aux idées nouvelles, voient tous leur honneur et leur vie menacés ; leur départ, quasi général, prive l'institution de ses meilleurs cadres. La désorganisation complète des arsenaux arrête pour un temps les constructions neuves et provoque le manque d'entretien des unités existantes. Les premières années de confrontation avec la Royal Navy sont catastrophiques pour la marine républicaine qui se voit privée en outre de 13 vaisseaux - nous n'en perdrons pas plus à Trafalgar - lors de l'occupation de Toulon par les Anglais et leurs alliés (décembre 1793). Au total, lorsque Bonaparte prend les affaires en main, une cinquantaine de vaisseaux ont été perdus, dont une vingtaine, pris par l'ennemi, sont venus renforcer la marine britannique. Les efforts du Premier Consul pour reconstituer la marine dont il a besoin afin d'accomplir son grand dessein d'invasion de l'Angleterre seront certes vigoureux mais insuffisants pour combler le gouffre qui s'est creusé entre les deux marines. La formation et l'entraînement du personnel, notamment, qui demandent beaucoup de temps et qui ne peuvent être menées correctement dans des rades bloquées par l'ennemi, resteront toujours les points faibles de la marine impériale. La Royal Navy va pouvoir impunément s'installer sur nos côtes, occuper nos îles par intermittence, bloquer le moindre de nos ports, prendre sur nos maigres forces un ascendant particulièrement humiliant. Le dépouillement de l'immense correspondance échangée entre le ministre de la marine, les commandants de forces navales et les autorités portuaires est un exercice désolant. Les protagonistes doivent faire face aux pires difficultés pour trouver des fonds, se procurer des munitions navales et réunir le personnel nécessaire pour faire face aux nombreux armements qui seront ordonnés jusqu'à la fin de l'Empire. C'est grâce à toutes sortes d'expédients et par la contrainte que sont constitués des équipages hétéroclites, composés de plus en plus par des conscrits de l'armée de terre et par des étrangers. Ils sont vite affaiblis par les désertions et les maladies et n'ont guère envie de se battre.

Napoléon, comme je crois l'avoir prouvé dans mon ouvrage consacré à Trafalgar, est dans une très large mesure responsable du drame de cette bataille, provoquée par l'incohérence de ses ordres, et qui était devenue inutile puisqu'il avait depuis plusieurs semaines renoncé à l'invasion de l'Angleterre. Ce désastre n'a aucune conséquence stratégique immédiate mais marque une rupture psychologique essentielle dans l'histoire de la France et de sa marine. Avant le triomphe de Nelson, il semblait encore possible aux Français de disputer aux Britanniques la maîtrise des mers ; après la bataille, ils se résignent définitivement à tenir au mieux la deuxième place. Pire, la mentalité terrienne de la nation française sort renforcée et comme justifiée par l'événement.


Les hauts et les bas d'une marine secondaire

L'histoire du XIXe siècle est celle de cette résignation traversée par moments de l'espoir illusoire qu'une percée technique parviendra à remettre en cause la supériorité maritime anglaise. La marine de Napoléon III, en inventant le premier vaisseau conçu pour la vapeur et le premier navire cuirassé déclasse brutalement l'immense flotte de ligne britannique composée de vaisseaux en bois munis simplement d'une machine à vapeur auxiliaire. Mais la puissance industrielle et financière de la Grande-Bretagne a tôt fait de reprendre en quelques années le chemin perdu. La mise en service du cuirassé Warrior rétablit dès 1862 la hiérarchie des puissance navales un instant ébranlée. A la fin du siècle, c'est une autre tentative, suggérée par les partisans de la "jeune école", qui pense remettre en cause la suprématie des escadres cuirassées britanniques par une poussière navale faite de torpilleurs minuscules, de canonnières et de navires béliers. Les microbes démocratiques devraient venir à bout de la tyrannie, de l'archaïsme et de l'impérialisme. Immense illusion qui, jointe à l'instabilité ministérielle de la IIIe République, conduit à la construction coûteuse d'une flotte hétéroclite dont une grande partie est dépourvue de toute valeur militaire. Dans cette aventure, la marine française a été dépassée par des marines émergentes, allemande, américaine, japonaise et talonnée par la marine italienne. C'est avec cet outil totalement inadapté aux conditions nouvelles de la guerre sur mer que la marine française participe avec abnégation, d'une façon très obscure, mais ô combien méritoire à la Grande Guerre. Le gouvernement et l'opinion publique ne lui en savent au demeurant aucun gré. Après l'armistice, l'Assemblée nationale, dans ces remerciements aux forces armées, "oublie" de citer la marine !

Le renouveau quasi inespéré observé entre les deux guerres aboutit, grâce notamment au très grand ministre que fut Georges Leygues, à la mise sur pied d'une marine vigoureuse, bien commandée et bien entraînée, dont la Nation est fière. En 1939, cette marine jouit d'une excellente réputation internationale. Après le désastre de 1940, invaincue et à peu près intacte, elle devient un enjeu important pour les deux camps qui s'affrontent et un atout essentiel pour le gouvernement de Vichy. Fidèle dans sa très grande majorité à un pouvoir qu'elle juge légitime, elle doit combattre dans des conditions désastreuses ses alliés du début de la guerre et se résoudre à un sabordage désolant.


Les déchirures de la Seconde Guerre mondiale

La large adhésion, en juin 1940, des officiers de marine au régime de Vichy mérite que l'on s'arrête un instant sur cette attitude, non pas pour raviver des polémiques stériles mais, au contraire, pour tenter d'apporter une analyse apaisée. L'historien Philippe Masson a depuis longtemps fait un sort au mythe généralisateur de l'officier de marine clérical, réactionnaire, grand lecteur de L'action française et animé de la haine de la République et de la démocratie sous toutes leurs formes. Il est vrai, en revanche, qu'une frange notable d'officiers, profondément attachés à la foi chrétienne, accueillirent avec faveur les idéaux de la Révolution nationale synthétisés dans le fameux triptyque "Travail, Famille, Patrie". Pour ces catholiques de tendance janséniste, la France devait expier ses multiples fautes, son égoïsme, sa veulerie, son refus de la vie et sortir épurée d'une épreuve salvatrice envoyée par la Providence. Au moment de l'armistice, les officiers "bien-pensants" professent une égale aversion pour la peste brune du fascisme et pour la peste rouge du communisme alors alliées dans le pacte germano-soviétique. Par la suite, la lutte mortelle engagée par Hitler contre Staline semble avoir modifié l'équilibre des sentiments. Chez beaucoup, l'anticommunisme en est renforcé alors que sont occultées les horreurs du nazisme et notamment le génocide du peuple juif dont les Français prennent progressivement conscience. L'adhésion à la lutte contre le communisme, jointe à la vénération éprouvée pour le maréchal Pétain comme au ressentiment très vif contre les Britanniques depuis l'agression de Mers el-Kebir, permet de mieux comprendre la fidélité majoritaire des marins au régime de Vichy jusqu'à l'invasion de la zone libre. Dans cette dramatique histoire, j'estime que méritent un égal respect ceux qui, en leur âme et conscience, ont, au moment de l'armistice, choisi de suivre le général de Gaulle et ceux qui ont estimé que leur devoir était de rester fidèle à un gouvernement perçu comme légitime par l'immense majorité des Français.

La déchirure entre les deux groupes sera d'autant plus profonde et lente à cicatriser que plusieurs combats fratricides ont mis aux prises entre 1940 et 1942 les forces françaises libres et la marine de Vichy. Après le débarquement allié en Afrique du Nord et le sabordage de la flotte à Toulon, la réunification de l'ensemble des forces navales françaises est longue et difficile. Elle ne s'achève qu'en juin 1943 avec le ralliement laborieux des bâtiments désarmés depuis juillet 1940 à Alexandrie sous le contrôle britannique.


Le redressement de l'après-guerre

Cette marine meurtrie et ravalée au rang d'auxiliaire des marines anglo-saxonnes va une fois de plus se redresser et s'imposer dans le peloton de tête des marines contemporaines. Elle accomplit cette résurrection dans le contexte particulièrement difficile des dernières guerres coloniales conduites par la France.

Dans la guerre d'Indochine, la marine française engage, en mer et sur les fleuves, à terre et dans les airs, une grande partie du maigre potentiel dont elle dispose. Douze mille marins sont déployés chaque année en Extrême-Orient et y subissent des pertes sévères : plus de mille morts sont à déplorer. D'innombrables exploits sont accomplis par les petites unités qui combattent sur les fleuves et par les chasseurs-bombardiers de l'Aéronavale qui apportent un appui précieux aux troupes au sol. L'engagement de la marine est tout aussi vigoureux dans la guerre d'Algérie où elle conduit des opérations multiples : surveillance des côtes, pacification du secteur de Nemours au nord de la frontière marocaine, opérations de commandos, appui-feu, transport et éclairage d'unités terrestres au moyen de ses avions et de ses hélicoptères, permanence de chasseurs embarqués sur une base de l’armée de l’air en Constantinois. Lors du putsch d'avril 1961, aucun marin ne figure dans le "quarteron de généraux" stigmatisé par le général de Gaulle. Décidément, les marins sont légitimistes !

Malgré ces très lourdes missions et la part importante de ses ressources qu'elle doit y consacrer, la marine mène à bien dans le même temps les étapes de sa résurrection.

Dans un premier temps, elle se dote, grâce à l'aide des Alliés, d'une composante aéronavale digne de ce nom avec l'acquisition d'un groupe de porte-avions et de ses aéronefs. Le vieux Béarn de l'entre-deux-guerres, cuirassé transformé, était beaucoup trop lent pour avoir une réelle valeur opérationnelle et n'avait en fait joué qu'un rôle expérimental. Avec l'Arromanches de construction britannique suivis du Lafayette et du Bois Belleau américains, la marine se dote de porte-avions récents équipés d'avions modernes qui ont fait leurs preuves dans les dernières années de la guerre. Ces unités seront relevées dans les années 1960 par le Clemenceau et le Foch. Une véritable révolution doit s'opérer dans les esprits pour prendre en compte le phénomène majeur que constitue désormais la primauté conférée au groupe aéronaval. Les cuirassés, déchus de leur rôle de capital ships, sont remplacés par les porte-avions, dotés d'une puissance offensive considérable. La tactique navale est bouleversée. Les flottes, désormais centrées sur les porte-avions, s'étalent sur de vastes zones. Il faut les éclairer par des moyens de détection à grande distance, à haute et basse altitude, et les protéger par des bâtiments spécialisés dans les luttes anti-aérienne et anti-sous-marine. Le pouvoir politique va prendre peu à peu conscience – il l'avait quelque peu oublié depuis Richelieu ! – de l'intérêt de disposer dans les eaux internationales, donc en toute liberté, d'un moyen de projection de puissance que l'on peut rapprocher ou éloigner de son point éventuel d'application en fonction de l'évolution des crises.

L'adoption du nucléaire dans le domaine de la propulsion et dans celui des armes est la deuxième étape importante. Avec ses sous-marins nucléaires lanceurs d'engins, la marine française, pour la première fois de son histoire, devient, en assurant l'essentiel de la dissuasion, l'ultime rempart de la Nation. Ce nouveau statut, bien perçu par les hauts dirigeants politiques, l'est sans doute beaucoup moins par l'opinion publique. L'irruption du nucléaire a provoqué de profonds changements dans les priorités de la marine. Les sous-marins et leur environnement jouissent d'une sollicitude accrue du commandement et d'avantages substantiels pour le personnel et le maintien en condition opérationnelle du matériel. Ces mesures, indispensables compte tenu des missions en cause et de la rigueur absolue exigée par le nucléaire, créent pendant quelque temps dans le restant de la marine des sentiments de frustration maintenant apaisés.


Vers une nouvelle marine

Une ère nouvelle s'ouvre à partir des années 1960 pour une marine rénovée dotée de composantes aéronavale et sous-marine modernes et libérée des conflits coloniaux. Cette marine est confrontée à de nouveaux défis. La guerre froide bat alors son plein et restera active jusqu'à la fin des années 1980. Contrairement aux autres armées qui évoluent en temps de paix dans l'espace national, les marines rencontrent quotidiennement leurs adversaires potentiels dans l'espace international et peuvent se livrer à des actions d'observation, de surveillance et de pistage qui prennent parfois un caractère de grande agressivité. Tous les marins de ma génération et des générations voisines ont vécu des situations de grande tension où chacun prend des risques pour recueillir du renseignement ou éviter d'en concéder à l'adversaire.

La marine française est par ailleurs sollicitée, pendant la guerre froide et après, par une multitude de crises, au Moyen Orient, en Afrique ou dans les Balkans. Elle intervient dans des dizaines de conflits le plus souvent en coopération étroite avec les autres armées. Et c'est là une des raisons qui explique et justifie en partie une autre évolution majeure intervenue au cours des cinquante dernières années : l'interarmées de nos forces.

La très grande majorité des opérations sont conduites en étroite collaboration avec des unités des armées de terre et de l'air. Dans un pareil contexte, il devenait inévitable que le haut commandement opérationnel soit assuré par des organismes interarmées et que l'enseignement militaire supérieur devienne commun aux trois armées. Beaucoup moins inéluctables et pour tout dire moins justifiées semblent les évolutions ultérieures qui conduisirent à grossir peu à peu l'état-major des armées en lui confiant des tâches débordant largement les problèmes opérationnels pour englober organisation générale, programmation, finances, planification, relations internationales, domaines relevant naguère des états-majors de chacune des armées. Sous prétexte de rationalisation et d'économies, les gouvernements successifs ont porté atteinte à l'autonomie des différentes armées pourtant justifiée par la disparité de leurs missions et même de leurs statuts. La marine, notamment, n'est pas une simple armée de mer. Elle se voit investie, dès le temps de paix de missions spécifiques : la protection de l'environnement, la lutte contre la piraterie ou le trafic de drogue par exemple. Pourtant la marine a vu disparaître son dernier ministre en octobre 1947 et son dernier secrétaire d'Etat aux Forces armées (Marine) en mai 1958. Depuis lors, il n'existe plus d'homme politique qui ait la marine pour unique domaine d'action. Pis encore, le chef d'état-major de la marine nationale a perdu peu à peu ses prérogatives. Il est devenu une sorte d'adjoint marine du chef d'état-major des armées, seul militaire à conserver aujourd'hui un contact étroit avec les responsables politiques. Cette dérive, entamée dès l'après-guerre, a connu son couronnement sous les deux derniers quinquennats. Les chefs de la marine ont longtemps lutté contre une évolution qu'ils jugeaient désastreuse. Ils ont perdu tous leurs combats. Certains d'entre eux, pourtant, ont préféré accompagner un mouvement qu'ils jugeaient inexorable en tentant de l'infléchir dans un sens favorable à la marine. Les amiraux qui ont exercé des responsabilités interarmées ont sans doute mieux compris que les autres l'indéniable nécessité d'une collaboration accrue entre des armées qui interviennent maintenant le plus souvent dans une étroite imbrication de leurs moyens.

Tous, en revanche, conservateurs comme réformateurs, déplorent une autre évolution, accompagnant l'interarmées, qui consiste à confier à du personnel civil ou à des contrôleurs des armées des tâches d'organisation, d'administration, de logistique qui incombaient traditionnellement aux militaires. Ces derniers se voient de plus en plus cantonnés dans un rôle de techniciens des opérations de guerre comme s'ils étaient incapables de se consacrer à leur conception et à leur accompagnement administratif et logistique. La vieille querelle qui depuis Colbert oppose la plume à l'épée a pris un tour aigu depuis 2012. Tout se passe comme si le balancier qui oscille depuis des siècles entre les pouvoirs des deux partenaires était resté bloqué en position extrême du côté de la plume. En dépit de cette évolution défavorable des relations existant entre le monde politique et les militaires, la marine est parvenue au cours des dernières décennies à conduire avec succès les deux réformes majeures qui lui furent imposées : suppression du service militaire et féminisation.


Conclusion

Après quelque sept siècles d'une histoire tourmentée et souvent malheureuse, la marine de guerre française figure encore au tout premier rang des marines mondiales. Elle possède, en effet, les trois composantes majeures qui font en 2017 la puissance d'une flotte. Son groupe aéronaval doté d'un vrai porte-avions, hélas unique mais capable de mettre en œuvre les avions les plus puissants, lui donne la capacité de projection de puissance. Ses sous-marins nucléaire lanceurs d'engins constituent l'ultime rempart de la Nation en assurant l'essentiel de la dissuasion. Ses sous-marins nucléaires d'attaque permettent de frapper loin et fort, sur mer comme à terre.

Au cours des dernières décennies, les gouvernants français ont pris conscience, mieux sans doute que beaucoup de leurs prédécesseurs, du rôle majeur que devait jouer une marine de guerre dans la politique nationale. A cet égard, le changement de statut lié à la dissuasion nucléaire a pesé fortement. Par ailleurs, les présidents de la République ont appris à utiliser le groupe porte-avions dans la gestion des crises. L'importance enfin du domaine maritime de la France et la nécessité d'en assurer la protection apparaît de plus en plus évidente aux décideurs politiques.

Aujourd'hui, la marine de guerre française constitue un bel outil de combat, bien entraîné et bien géré. Mais, il ne faut pas se voiler la face : cet outil est utilisé jusqu'au point de rupture par un pouvoir politique qui a pris conscience du rôle majeur qu'il pouvait jouer dans la politique de défense, sans trouver les moyens de lui consacrer le minimum de ressources nécessaires pour assurer sa pérennité. Une coopération accrue avec les autres marines européennes semble s'imposer. Comment éviter autrement à notre marine d'être à la remorque des Etats-Unis et bientôt surclassée par la montée en puissance des nations émergentes, notamment par la Chine ? Les expériences passées de coopération européenne pour la construction en commun de matériels d'armement, comme le récent Brexit, ne portent pas à l'optimisme. J'ai pourtant la conviction que nos marins et nos navires poursuivront avec honneur une aventure commencée sous Philippe Auguste et qui a les meilleures raisons de se poursuivre.


Discussion

L. Wedin. – Dans une situation désespérée, la Marine française pourrait-elle utiliser son unique porte-avions au risque de le perdre ? R. Oui. C’est l’instruction du général De Gaulle : il faut agir avec vigueur et combattre. Les Français combattraient.

Ph. Henrat. – Le camp de Boulogne et le projet de débarquement en Angleterre est-il une manœuvre destinée à masquer les préparatifs militaires contre les puissances continentales ? R. Non. L’augmentation très importante du budget de la marine et les multiples mentions de cette opération (avec des accès de fureur à l’annonce des échecs) dans la correspondance de Bonaparte montrent que cette hypothèse n’est pas recevable.

A. Coldefy. – En 1940, la Marine a-t-elle vu arriver les sous-marins ? R. Les Français ont innové lors de la création de l’arme sous-marine, puis ils se laissent dépasser si bien qu’en 1940 leurs sous-marins ont des moteurs qui fonctionnent mal avec une capacité d’immersion insuffisante. Les militaires ont-ils été confinés dans la guerre ? R. Non. Il y a eu des ministres amiraux sous la Troisième république.

Y. Desnoes. – La guerre de course est efficace sous l’Ancien Régime, beaucoup moins sous la Révolution et l’Empire. R. Lorsque la Marine française est forte la guerre de course est active, lorsque la Marine est faible la guerre de course est peu efficace.

L. Wedin – Castex est-il un grand stratège, ou son influence est-elle réduite ? R. Les deux termes sont exacts : Castex tente une synthèse entre les travaux de l’école historique et le développent des techniques modernes ; la valeur de sa pensée est reconnue de son vivant, puis elle est occultée après la Seconde Guerre mondiale.

C&M 3 2016-2017

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