Conférences

Les vagues scélérates

Michel Olagnon
Ingénieur-chercheur à l’Ifremer

Le 11-01-2017

M. Michel Olagnon, conférencier de ce jour, est présenté par J. Pépin-Lehalleur, président de la section Sciences et techniques. Ancien élève de l’Ecole polytechnique et ingénieur-chercheur à l’Ifremer, M. Olagnon a conduit de nombreux projets de recherches concernant l’analyse et l’interprétation des mesures de vent, vagues et courants ainsi que la fiabilité des ouvrages en mer, généralement en coopération avec l’industrie pétrolière. Spécialiste de renommée internationale, il a publié de nombreux articles et ouvrages dont le plus récent est une Anatomie curieuse des vagues scélérates aux éditions Quae.

Les « vagues scélérates » (le terme est choisi en l’an 2000 par les participants à une table ronde sur ce phénomène, l’équivalent anglais étant rogue waves) sont des vagues dont la sévérité (hauteur, cambrure…) surprend au regard des caractéristiques des autres vagues dans l’état de mer où elles surviennent. Connues depuis longtemps, mais souvent niées, on dispose maintenant de suffisamment de données pour pouvoir commencer à proposer des explications à leur caractère phénoménal.

Voici quelques anecdotes pour décrire ces vagues extraordinaires. Le 4 août 1498, au large de Trinidad, Christophe Colomb voit la mer s’élever en une sorte de colline, aussi haute que le navire, couverte d’écume et roulant dans un formidable vacarme. Le 5 juillet 1884, le yacht La Mignonette, en route pour Sidney, rencontre au voisinage du Cap une vague énorme ; celle-ci arrache le bordé sous le vent et les quatre membres de l’équipage ont juste le temps d’embarquer dans le canot ; le 23, à court de vivres, ils tuent et commencent à manger le mousse, puis ils sont recueillis le 29 par un cargo. Le 4 février 1963, dans le Pacifique nord, la Jeanne d’Arc rencontre un groupe de trois vagues énormes de 15 à 20 mètres de hauteur, qui donnent au bâtiment une gîte d’environ 35°. On constate donc que ces vagues n’épargnent ni les grands, ni les petits navires ; elles sont caractérisées par leurs conséquences davantage que par leurs hauteurs et elles semblent défier les probabilités.

Elles ne doivent pas être confondues avec les seiches, ou lames de tempête, poussées par un grain dans des baies fermées (un tel incident entraînant 21 décès se produit lors de la relâche de l’expédition commandée par La Pérouse dans la baie des Français ou baie de Lituya en Alaska en juillet 1786), ou avec les raz-de-marée et tsunami, phénomènes exogènes qui ne sont pas à proprement parler des vagues, ni totalement imprévisibles, ou encore avec les « rouleaux du Cap », énormes vagues pyramidales provoquées par une dépression encore invisible pour les navigateurs mais envoyant une forte houle à la rencontre du courant des Aiguilles.

Il faut d’abord prouver rationnellement l’existence des vagues scélérates. Celle-ci a été vérifiée par Draupner lors d’une mesure (pour une vague de 20 mètres) effectuée le 1er janvier 1995 avec des instruments fiables et perfectionnés, dont les résultats, passés dans le domaine public, ont été validés par un ingénieur hydrographe.

L’étape suivante est la recherche d’une explication, puis d’un remède pour éviter les dommages aux navires.

On a commencé par essayer d’établir la fréquence de ces vagues. La méthode consiste à mesurer avec des appareils automatiques la hauteur de quelques millions de vagues puis d’élargir la statistique à des centaines de millions et jusqu’à un milliard. Il faut ensuite établir une « hauteur significative », soit moyenne de l’ensemble du tiers des hauteurs les plus grandes, puis rechercher la fréquence des vagues ayant plus de deux fois cette hauteur. Avec une hauteur significative de 10 mètres on trouve une vague de 21,5 m tous les jours, 25 m tous les mois, 27,5 m tous les ans, 30 m tous les 20 ans, … donc les vagues à plus de deux fois la hauteur significative ne sont pas rares.

Ce résultat pose une nouvelle question : la vague scélérate est-elle inattendue parce que l’observateur sous-estime le résultat d’un hasard normal, ou bien parce qu’elle résulte d’un mécanisme différent, inconnu et exceptionnel ?

Est-il possible de s’assurer de l’existence d’un tel mécanisme ? Peut-on fabriquer des vagues scélérates en bassin ? Oui, c’est possible par superposition de trains de vagues qui se rattrapent puis interagissent entre eux. Les vagues sont comme des coureurs cyclistes : elles avancent à des vitesses différentes et, quand une en rattrape une autre le groupe reste au moins un moment ensemble, il se décide des petits arrangements entre ses membres et il se déplace plus vite que le rattrapant quand il était seul. Quand on a beaucoup de vagues on a un groupe qui grossit, donc accélère, donc rattrape plus de vagues, donc grossit, donc … C’est, ajoute M. Olagnon, comme le boa dans la peau de l’éléphant du Petit Prince. Cette instabilité obéirait à une variante de l’équation de Schrödinger, l’un des maîtres de la mécanique quantique, et elle serait comparable à une tactique convenue entre des échappés lors d’une course cycliste.

La difficulté est que cette expérience fonctionne comme un détecteur instantané mais ne permet aucune prédiction. « Nous avons là une superbe théorie mathématique, qui nous fait des vagues très semblables à celles qu’on voit dans la nature. Mais je crains que nous ne sachions jamais si c’est bien cela qui se produit en réalité dans ladite nature », observe un océanographe.

Le seul point rassurant de cette étude est que les navires ou plates-formes sont correctement dimensionnés par rapport aux mesures de fiabilité qui leur sont assignés. En revanche, il ne faut pas compter sur l’intelligence artificielle pour effacer la scélératesse des vagues extrêmes. Le navigateur ne peut sans remettre qu’à sa propre formation, à ses connaissances, à sa mémoire, à sa culture, à son sens marin et à sa modestie pour préserver son équipage, son navire et son existence face aux vagues scélérates.


Débat

B. Voituriez : La télédétection pourrait-elle permettre de suivre une vague scélérate ?
/ M. O. On peut suivre le mouvement des vagues avec les satellites mais on ne peut voir si elles sont ou non scélérates.

G. Doniol : Les vagues scélérates peuvent-elles se produire au voisinage des côtes ? En décembre 1979, alors que je commandais le Foch de retour vers Toulon d’une campagne en Atlantique, nous avons, à 20 nœuds, été percutés avec une extrême violence par une vague en passant à quelques milles au large du cap Nao. Le haut de l’étrave, à une vingtaine de mètres au-dessus de la mer, a été endommagé. / M. O. L’explication est à rechercher dans la présence du talus continental ; lorsque la houle rencontre celui-ci il se produit une violente courbure. Il y a aussi des courants de marée.

A. Comolet-Tirman : Les vagues scélérates ont-elles une signature analogue à celles des manifestations de micro-sismique ? / M. O. Le passage de la réalité à la mesure soulève beaucoup de difficultés.

A. Le Tallec : La probabilité est si faible que les architectes ne sont pas obligés de prévoir cette éventualité dans la construction navale. / M. O. C’est très éloigné de la probabilité. De jour, il est possible de voir ces vagues depuis la passerelle et de mettre le navire dans la meilleure position pour les affronter.

B. Dujardin : Lors de la rencontre de la Jeanne d’Arc avec cette vague le bâtiment naviguait depuis 36 ans et il lui a été possible de continuer sa route ; sa conserve, le Victor Schoelcher, n’a rien ressenti.

C&M 2 2016-2017

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