Conférences

Nouvel axe Paris – Le Havre – Seine Métropole de Paris au Havre

Claude Gressier
Ingénieur général des Ponts et Chaussées, ancien directeur des transports au ministère des Transports, ancien directeur du transport maritime, des ports et du littoral au même ministère

Le 15-06-2016

Mme François Odier, présidente de la section Marine marchande, pêche et plaisance, présente M. Claude Gressier, ancien élève de l’Ecole Polytechnique, ingénieur général des Ponts et Chaussées, ancien directeur des transports au ministère des Transports, ancien directeur du transport maritime, des ports et du littoral au même ministère, ancien président-directeur général de Geodis, administrateur d’Air France – KLM et de la SNCF, président de section honoraire au Conseil général de l’environnement et du développement durable.

Il y a 2 000 ans le géographie Strabon écrit : « La Seine est une des plus belles voies de commerce formées par la nature ». Le « pilier des Nautes » monument votif du 1er siècle après J.-C. – dédié aux dieux romains et aux dieux gaulois par les Nautae Parisiaci, c’est-à-dire les bateliers, et découvert sous le chœur de la cathédrale Notre-Dame (aujourd’hui au Musée de Cluny) – témoigne de l’activité du trafic. La Seine est un axe stratégique de l’Empire romain, transportant vers la Grande-Bretagne du marbre d’Italie, des vins de Provence, de l’huile d’olive de la Méditerranée ; en rapportant surtout des métaux, comme le plomb et l’étain. Rotomagus, fondation romaine, est le lieu de transbordement entre le fleuve et la mer. L’activité de Rouen se poursuit après la disparition de l’Empire romain. Le port a des liens avec les pays scandinaves et surtout avec la Grande-Bretagne, surtout après 1066 ; les Plantagenet y créent des entrepôts et les Rouennais disposent d’un enclos particulier à Londres, à Dungate, où ils entreposent leurs chargements de vins de Bourgogne et d’Île-de-France. En 1517, François Ier prend la décision de créer le port du Havre, non seulement pour la guerre mais aussi pour la pêche et le commerce car, dans cet emplacement exceptionnel, Honfleur et Harfleur s’envasent, alors que le roi voudrait envoyer des navires ayant un tirant d’eau élevé vers l’Amérique. Du XVIe au XVIIIe siècles Rouen et Le Havre se développent puis, au XIXe siècle, Rouen éprouve de plus en plus de difficulté à recevoir des navires dont les tirants d’eau ne cessent d’augmenter – Lamartine demande un endiguement du fleuve – tandis que Le Havre connaît une forte expansion avec le développement de la navigation à vapeur, la liaison en chemin de fer avec Paris, l’apparition des grands paquebots pour l’Amérique.

Selon le récent ouvrage de Jacques Attali, Une brève histoire de l’avenir (Fayard, 2015), un nouvel ordre marchand s’installe à partir des années 1200. La liberté, tant marchande que politique, devient le moteur de l’histoire. Une ville-cœur organise le développement du capitalisme dont elle devient le centre. Pour devenir cœur elle doit avoir une classe créative, capable de transformer un nouveau service en produit industriel, un vaste arrière-pays, un grand port pour exporter les productions de celui-ci. Pour rester cœur la ville doit maîtriser le capital, fixer les prix, accumuler les profits, tenir en main les salaires, pouvoir déployer une armée, financer des explorateurs, faire évoluer l’idéologie qui assure son pouvoir. Selon Jacques Attali les villes-cœurs ont été successivement : Bruges (1200-1350), Venise (1350-1500), Anvers (1500-1560), Gênes (1560-1620), Amsterdam (1620-1788), Londres (1788-1890), Boston (1890-1929), New York (1929-1980), Los Angeles (1980-2020).

Pendant ce temps, Paris demeure tourné vers l’intérieur et n’exporte pas. Au XIIe siècle, Paris, capitale du royaume le plus peuplé d’Europe, ne joue qu’un rôle économique et culturel marginal ; à la fin du XIVe siècle, le niveau de vie des Vénitiens est quinze fois plus élevé que celui des Parisiens ; en 1685, le revenu par tête des habitants d’Amsterdam est quatre fois supérieur à celui des Parisiens ; au XVIIIe siècle, malgré l’esprit des Lumières, une élite foncière et bureaucratique monopolise la rente agricole et ne l’oriente pas vers l’innovation ; au XIXe et au début du XXe siècle, la France se met difficilement à l’industrie de masse. Bonaparte déclare en 1802 au Havre : « Paris Rouen Le Havre, une seule et même ville dont la Seine est la Grande Rue », mais il ne fait rien de concret pour que ses propos deviennent une réalité.

Après la Seconde Guerre mondiale il se produit un développement des deux ports, avec une spécialisation mais aussi une rivalité. A Rouen, un nouveau chenal est ouvert en 1960 et il est ensuite approfondi ; des liaisons nouvelles sont créées avec l’Afrique, les pays riverains de l’océan Indien, l’Amérique du Sud ; les exportations céréalières s’accroissent. Au Havre, l’écluse François Ier est achevée en 1971 ; le chenal est approfondi à 15,50 m ; de nombreux terminaux à conteneurs sont aménagés ; la première tranche du plan d’aménagement Port 2000 est achevée en 2006 et la seconde en 2009.

Malgré ces réalisations, la stratégie menée par la France demeure purement continentale. Les projets majeurs d’infrastructures sont Nord-Sud. Des sociologues ont titré dans Libération, août 1994 : « L’aménagement du territoire et le silence de la mer ».

Dans un discours prononcé le 26 juin 2007 à Roissy le président Sarkozy a insisté sur la nécessité d’une nouvelle vision globale d’aménagement pour l’Île-de-France et il a annoncé une réforme portuaire. A la suite, en juin 2008, dix équipes internationales d’architectes sont sélectionnées et un an plus tard ils exposent leurs travaux. Le projet « Seine Métropole, l’ambition d’une ville monde », dirigé par l’architecte urbaniste Antoine Grumbach, est remarqué. Il constate : la France reste trop ancrée dans sa continentalité, le retard maritime français est devenu un lourd handicap, il faut émanciper Paris de la dépendance rhénane ; il propose pour cette ville-monde un modèle d’urbanisation discontinue et multipolaire, un « parc nature habité » ou encore une « ville nature entre ciel et terre », ainsi qu’une ville numérique fondée sur l’extension de la fibre et aussi le souci de tresser des mobilités avec le territoire. Toujours en 2008, le Conseil de coordination interportuaire de la Seine (CCIS) est créé afin de définir des orientations stratégiques communes, une politique logistique d’axe, coordonner les investissements, mener une politique de promotion. Pour rendre opérationnels les objectifs élaborés par ce conseil celui-ci met en place sans personnel supplémentaire ni doublons, en janvier 2012, le Groupement d’Intérêt Economique (GIE) Haropa, avec quatre directions : stratégie et développement ; commerce et marketing, réseaux, communication.

Par ailleurs Antoine Rufenacht, nommé en avril 2011 commissaire au développement de l’Axe Seine, remet l’année suivante un rapport dans lequel il préconise une gouvernance avec l’Etat, les collectivités territoriales et le monde économique ; des moyens financiers adaptés pour les investissements en particulier de transports ; l’impérieuse nécessité d’informer et de communiquer. Il propose en outre de réaliser le Seine Gateway, par fusion des ports du Havre, de Rouen et de Paris ; de faire de la vallée de la Seine un laboratoire de réindustrialisation et de sortie de crise en développant la formation, la recherche, une logique de filières ; l’objectif est d’aboutir à la constitution d’une métropole équilibrée, laboratoire de développement durable.

En juillet 2015, le commissaire devenu « délégué interministériel au développement de la vallée de la Seine » à la suite du changement politique, dépose un schéma directeur, instrument de première importance pour l’avenir. Il propose d’insérer l’Île-de-France dans l’économie mondiale, de renforcer les secteurs stratégiques existants (par coopération entre les campus universitaires) et développer les filières émergentes (avec des pôles de compétitivité), puis développer fortement la logistique, développer les énergies marines renouvelables en mer, d’avoir des projets communs au trois pôles numériques de la vallée de la Seine (Cap Digital, Systematic, TES), renforcer l’attractivité grâce au développement touristique et culturel.

Haropa peut-il rivaliser avec Anvers et Rotterdam ? Il faut d’abord s’interroger sur les raisons pour lesquelles les ports français ont décliné depuis les années 1980 et il faut considérer la concurrence européenne accrue, la prise en compte tardive de la mondialisation, le retard dans les réformes, les sous-investissements et la grave insuffisance de la desserte de l’hinterland.

Cependant, l’évolution n’est pas totalement négative. Ainsi, des aménagements portuaires de qualité ont-ils été réalisés au Havre, à Gennevilliers et à Bonneuil. Des réformes portuaires importantes ont été menées à bonne fin, comme celle de 1992 par laquelle les dockers sont devenus des manutentionnaires, puis celle de 2008 conduisant à la privatisation de l’outillage devenu propriété des entreprises de manutention, les grutiers et les portiqueurs devenant salariés de ces entreprises, et aussi la fondation du Conseil de coordination interportuaire de la Seine qui lui-même crée Haropa. L’année 2015 a été marquée par des résultats positifs avec de nouvelles offres maritimes, une bonne tenue du trafic de conteneurs, l’augmentation de l’offre de transport multimodal, le renforcement du port de Rouen comme principal hub céréalier en Europe de l’Ouest. Il y a de grands espoirs pour le développement de la logistique avec de nouvelles implantations à Rouen dans les filières industrielles et logistiques de vracs secs ; de nouvelles implantations aussi au Havre, à Rouen et à Paris dans les filières de la logistique des conteneurs. Des permis de construire ont été demandés et obtenus pour de très grands entrepôts au Havre, à Rouen et à Honfleur ; il y a encore un fort développement de la logistique fluviale urbaine.

Des points importants doivent cependant être améliorés. Le principal est la desserte de l’hinterland : après la réalisation du terminal multimodal du Havre, l’augmentation massive des flux au départ n’est pas réglée car les infrastructures ferroviaires sont insuffisantes. La réalisation rapide du contournement de la gare de Serqueux Gisors est impérative et, à plus long terme, il faut prévoir le contournement ferroviaire de l’Île-de-France. Il faudrait aussi une gestion des sillons donnant une place importante au fret et envisager le lancement de navettes ferroviaires expérimentales. Il faut aussi envisager le développement des zones logistiques. La plupart de celles qui existent en Île-de-France ne sont pas reliées au fleuve et pas toujours au fer ; il faut trouver des terrains adéquats puis mener à l’avance les procédures environnementales et de risques de telle façon qu’un client qui veut ensuite construire obtienne les autorisations en trois mois au lieu de dix-huit mois. Il faut encore régler quelques difficultés administratives comme l’auto liquidation de la TVA à l’importation, des adaptations réglementaires de biodiversité et d’implantations logistiques. A plus long terme il faut parvenir à développer un véritable esprit commercial portuaire : Le Havre, aujourd’hui grand port de transit, doit devenir un grand port de commerce ; la croissance n’est concevable qu’avec un partenariat étroit entre l’autorité portuaire et les professionnels privés qui doivent se structurer dans Haropa ; plus tard encore, il faut envisager une fusion entre les trois ports.

Pour la réussite de cet Axe Seine, il y a de nombreux signes encourageants comme les premiers succès d’Haropa ; le travail efficace de la délégation interministérielle à l’aménagement de la vallée de la Seine avec la réalisation du schéma directeur et du contrat de plan interrégional ; l’appel à projets urbains le long de la Seine lancé en commun par les maires de Paris, de Rouen et du Havre. Mais pour continuer il faudra une volonté politique forte et continue. La nette implication des présidents des conseils régionaux concernés est indispensable ; il en est de même pour les maires et les présidents des communautés d’agglomération. Il faut surtout une forte implication de l’Etat qui doit se rendre compte que l’attractivité du territoire, la réindustrialisation du pays et le redressement du commerce extérieur passent notamment par l’Axe Seine et par Haropa.


Débat 

- Jacques Trorial (président délégué de l’Union des ports de France). Il semble y avoir une prise de conscience politique mais il demeure des points faibles tels la médiocre organisation du fret ferroviaire, la difficile approche des porte-conteneurs, l’organisation des axes autoroutiers. R. Il faudrait que Paris regarde davantage vers le grand large avec la Normandie.

- Jean Chapon. La rivalité entre Rouen et Le Havre est sans consistance ; ainsi la réalisation du canal entre Rouen et Le Havre s’est faite sans opposition. R. La difficulté est l’unité de vue en politique générale.

- Françoise Odier. Le projet d’aménagement d’un canal entre Le Havre, Rouen et Paris proposé en 1960 n’est pas renouvelé. R. Actuellement le projet essentiel est le canal Seine-Nord pour lequel il y des difficultés de financement. L’engagement de l’aménagement de la Seine supposerait aussi le règlement de difficultés de financement. Pour l’aménagement Seine-Moselle il n’y a pas de projets significatifs.

C&M 3 2015-2016

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