Conférences

L’environnement portuaire dans le cinéma

Didier Decoin
Ecrivain et scénariste, membre de la section Histoire, lettres et arts

Le 01-06-2016

Notre confrère Didier Decoin, écrivain et scénariste, membre de la section Histoire, lettres et arts, président de l’Association des écrivains de marine et secrétaire général de l’Académie Goncourt, a bien voulu nous entretenir de ce sujet.


Ici, l’approche n’est pas stratégique, économique, politique ou sociale, précise d’entrée M. Decoin. Elle est plutôt de l’ordre du mythe, avec le cinéma comme révélateur.

Il y a en effet « une affinité élective » – pour reprendre le vocabulaire de Goethe – entre les ports et le cinéma. Dès sa naissance, le cinéma s’est intéressé aux ports. Entre les premiers films réalisés par les frères Lumière en 1895, la Barque sortant du port de La Ciotat montre ce qui est certainement l’une des premières parmi les mises en scène du cinéma. Des figurants, dont certains appartenant à la famille du cinéaste, sont disposés sur une jetée, tandis qu’une barque tente de sortir du port. La mer est très forte ; sur le film on voit que la barque est fortement secouée. Parviendra-t-elle à sortir ? C’est le premier « suspense » de l’histoire du cinéma. Une issue dont on ne pourra connaître la conclusion avec le film car les quarante-quatre secondes de la bobine sont écoulées. Conclusion de cette attente insupportable : la barque n’a pu franchir la jetée. La mer est la plus forte et oblige l’embarcation à sortir du port. L’année suivante – 1896 – les opérateurs Lumière ont écumé les ports : ils filment Alger, Boulogne, Marseille, Barcelone, Bizerte et Calais. Donc ils sont immédiatement attirés par la mer et les bateaux. Aujourd’hui la liste des cinéastes qui ont bourlingué du « quai des brumes » au « port de l’angoisse » est longue. Le port le plus connu est Marseille ; c’est le « décor phare », « l’ADN portuaire », non seulement par la trilogie de Pagnol mais par bien d’autres. J’ai compté au moins cent films tournés dans le port de Marseille et encore cent onze de plus dont Marseille est le sujet principal. Non loin de Marseille un autre port occupe le sommet de la liste ; c’est Saint-Tropez avec cent vingt films qui l’évoquent. Bien sûr il y a le gendarme et Mademoiselle Brigitte Bardot, dont c’est sans doute la première apparition à l’Académie de Marine, et elle en est sans doute toute fière.

Pourquoi les ports évoquent-ils mille souvenirs alors que les aéroports et beaucoup de gares nous laissent indifférents ? Pourquoi les noms de Shanghai, Hambourg, Djibouti ou Valparaiso possèdent-ils un tel pouvoir d’évocation poétique ? Rappelez-vous ce vers admirable de Marcel Thierry : « Toi qui pâlis au nom de Vancouver ». On ne dit pas la même chose de l’aéroport Charles de Gaulle ou du Bourget. Ce qui, à mon sens, rend le port mythique et donc éminemment cinématographie, est qu’il met en scène sur ce théâtre qu’est l’univers portuaire des êtres vivant un moment paroxystique de leur vie, un moment qui peut et va tout changer. Dans l’imaginaire des metteurs en scène le port est le lieu de la fuite, de la rupture ; c’est aussi l’espoir d’une vie différente, c’est une porte vers le large. C’est aussi le quai des illusions. Rappelons-nous la fin de L’hôtel du Nord, pour ceux qui l’ont vu, lorsque Louis Jouvet entraîne Annabella dans les rues de Marseille, en attendant le bateau qu’il prendra seul, sans elle ; ou lorsque Kenel le déserteur échoue au Havre, et Michelle Morgan l’attend vainement au moment du départ, malgré ses beaux yeux ; ou Marius ne pouvant résister à l’appel du large et abandonnant sa famille.

Le port est aussi parfois la « bouée de sauvetage » pour des scénaristes empêtrés et à court d’idées. Le port m’a souvent sauvé de situations compliquées. En voici un exemple impressionnant avec une super star espagnole, femme brillante, qui a eu des liaisons avec une multitude d’hommes, par exemple Hemingway (qui en a eu lui-même beaucoup !). Dans un film tourné en 1958 sous le titre La Violetta, qui est une sorte de Pygmalion, elle joue le rôle d’une humble marchande de violettes découverte par quelqu’un qui la trouve ravissante et lui propose le mariage. Cette marchande de violettes accède à un rang social dont elle ne pouvait rêver et de plus elle devient une immense chanteuse. Non seulement elle sait vendre des violettes mais elle porte bien la toilette et elle chante admirablement, et de plus elle est ravissante. Elle a donc ce mari, mais qui n’est pas tout jeune, qui ne lui plaît pas beaucoup, et elle a aussi, pour son plaisir, un amant. La suite du film doit se passer à New York et les scénaristes souhaitent parvenir à éloigner le mari. Or la difficulté, lorsqu’on écrit un scénario, est de parvenir à faire disparaître un personnage. C’est difficile car il faut trouver quelque chose qui soit logique. Dans La Violetta, comment faire pour qu’elle reste avec son amant et se débarrasse de son mari ? Les scénaristes ne veulent pas en faire une meurtrière, ni que l’amant devienne un assassin. Il faut aller vite car on doit rapidement passer à la séquence américaine et les scénaristes sont à court d’inspiration. Soudain arrive l’illumination, l’idée géniale dans l’écriture d’un scénario. Ils embarquent à Southampton sur un paquebot à destination de New York. Ils montent tous trois à bord, la fleuriste, son amant, et l’encombrant mari ; ils s’accoudent au bastingage pour regarder l’appareillage. A ce moment le scénariste et le réalisateur ont une idée de génie : la caméra est fixée sur les trois personnages de dos, avec le quai et les grues en arrière-plan, puis la caméra fait un mouvement de panoramique vers la gauche venant lentement cadrer une bouée accrochée au bastingage, et sur laquelle est indiquée Titanic. J’adore cette histoire. Elle est exemplaire : on va souvent chercher des solutions très compliquées et ici elle est toute simple avec un nom sur une bouée. Il n’y a pas un mot, pas un commentaire, pas de musique, rien ! Titanic !

Face à l’envahissement d’un matérialisme réducteur, a écrit un anthropologue, nous avons besoin de mythes pour rester des hommes. Qu’est-ce qu’un mythe ? C’est une histoire dont tout le monde sait qu’elle ne s’est pas passé comme cela et donc qu’on est dans une fiction. L’un des mythes parmi les plus récurrents du cinéma et qui revient régulièrement, est la fin du monde. C’est une aventure qui risque bien d’arriver un jour, mais pour l’instant c’est de l’ordre du mythe. A cet égard l’un des films parmi les plus poignants et les plus réussi est Le dernier rivage de Stanley Kramer, tourné en 1959, où deux ports – Sidney et San Francisco – tiennent une place importante. On est en 1953 à Sidney. A la suite d’une guerre nucléaire, les Etats-Unis et l’Europe ont été anéantis. L’Asie et l’Australie seront bientôt atteintes par un nuage radioactif. Les Australiens perçoivent un très faible signal radio en provenance de la côte ouest des Etats-Unis, précisément de San Francisco. Un sous-marin nucléaire américain étant réfugié à Sidney, il est demandé au commandant et à l’équipage d’aller voir ce qu’il en est car l’émission d’un signal radio signifie peut-être qu’il est maintenant possible de respirer et vivre normalement. Le sous-marin appareille et arrive à San Francisco. C’est bouleversant : les rues sont désertes, des pages de journaux volent au vent ; comme les oiseaux les hommes se sont cachés pour mourir. Le « bip » provient d’une fenêtre mal fermée heurtant le contacteur d’un appareil de télégraphie. On imagine la déception de ceux qui découvrent que ce n’est que ça ! Ils rentrent à Sidney et c’est la fin de l’humanité.

Le cinéma, et particulièrement le cinéma américain, a rapidement compris que l’environnement portuaire se prête parfaitement à la mise en image de deux incontournables : l’amour et le meurtre. Quand il n’y a pas de scène d’amour ou de meurtre dans un film, celui-ci perd aussitôt de sa saveur et les producteurs refusent de s’intéresser à un tel projet. Au cinéma le quai n’est pas le tremplin d’où les protagonistes s’élancent pour un voyage de rêve ; il représente le lieu de toutes les menaces, des rencontres les plus dangereuses. Les ports sont liés à une atmosphère angoissante, morbide et en même temps poétique. Le port c’est le mythe d’un monde impénétrable. Au cinéma les ports ont une forte présence visuelle et sonore avec leurs tankers, leurs grues gigantesques, leurs champs de conteneurs. A l’instar du monde du cinéma, l’espace portuaire est un monde à part, coupé du reste de la ville, et toujours davantage avec la pose de grillages et de barrières, l’exigence d’autorisations d’action. Il y a ceux qui travaillent sur le port et les autres. Un exemple me touche de près. Dans un film récent de Lucas Belvaux, Trente-huit témoins, joué à partir d’un roman que j’ai écrit d’après une histoire réelle, racontant le meurtre à New York d’une jeune Italo-Américaine d’une vingtaine d’années, poignardée par un fou furieux. Par un hasard insensé, celui-ci n’a pas touché d’organe vital et la jeune fille est morte d’hémorragie au bout de 35 minutes d’agonie. Ce qui est extraordinaire est la présence de 38 témoins derrière les fenêtres d’une haute maison. Il était trois heures du matin, ils ont regardé et pas un n’a pensé à décrocher un téléphone. Intervenir personnellement pour répondre aux appels, il n’en était pas question, « Vous savez, Monsieur l’inspecteur, ont-ils dit lorsqu’on les a interrogés, il faisait froid ». Quand il a été question de faire un film à partir du livre, j’ai dit à Lucas Belvaux : « Il n’est pas possible de faire un film d’une heure et demi dans lequel on voit une fille se faire massacrer. C’est insupportable. » Il m’a répondu : « Je voudrais le traiter comme un opéra et surtout faire que le son soit plus important que l’image, que ce que l’on voit ». Il cherchait une ville qui puisse donner l’illusion d’un décor d’opéra et en même une ville avec des fenêtres alignées derrière lesquelles on pourrait mettre des témoins. Je lui ai dit : « Pourquoi pas Le Havre ? ». Vous connaissez ces alignements de fenêtres. Ce sont les images du début et il est parvenu admirablement à rendre l’atmosphère du port comme une espèce de symphonie avec des mugissements de sirènes, des grincements, des chocs, les clapotis de la houle contre les quais. C’est un film très étonnant. Quand la jeune fille crie au début de l’agonie, avant de se taire car elle n’a plus la force de crier, les hurlements paraissent comme la sirène d’un bateau, quelque chose de rauque, qui porte loin, qui annonce.

Le port, c’est la limite d’un monde impénétrable, c’est le théâtre de la nuit, du crachin obstiné ; le monde de la rouille, des fumées, de la brume, des bouges que l’on imagine sordides, des caboulots, des venelles ou attendent des prostituées. Dans le port, les épaves ne sont pas toutes sous l’eau. Le port se prête admirablement à la composition d’un poème en noir et blanc. Pour cela peut-être, dans les premiers films de l’histoire du cinéma, avant la couleur, beaucoup de sujets sont situés dans des ports car ceux-ci permettent de créer des contrastes assez forts. Les quais martelés par les talons aiguilles des riches passagères ou par le frôlement des savates, sinon des pieds nus des émigrants, le cri des mouettes, le grondement de la machine des cargos, tout cela donne une symphonie à la Arthur Honneger. Vous remarquerez que le bassin où les navires sont en attente n’est pas l’élément le plus important du port au cinéma ; c’est la flaque de pluie ou de mazout sur le quai. Elle reflète la lueur du lampadaire et surtout la silhouette du tueur ; c’est le miroir de la mort. Après tout, entre port et mort la différence est d’une seule consonne. Rappelons-nous à cet égard le Nosferatu de Murno (1922) avec cette séquence admirable, inoubliable, où l’on assiste au débarquement du vampire dans un port des Hanséates. Il s’agit de Lubeck, et il entraîne derrière lui la mort symbolisée par une colonne de rats, porteurs de la peste.

A ce propos, il y a trois éléments dont producteurs et réalisateurs se méfient comme du choléra : les animaux, les enfants en bas âge et la mer. Pour avoir beaucoup appuyé sur les boutons des sonnettes des producteurs je sais que lorsque l’on arrive avec un scénario comportant l’un de ces trois éléments et davantage les trois réunis, on se fait remercier. Ces trois éléments sont impossibles à mettre en œuvre. Voici une anecdote. J’ai écrit un livre intitulé Louise, se déroulant à Saint-Pierre et Miquelon. Dans celui-ci il y a une grande oie des neiges qui se réfugie dans un salon de coiffure pour se reposer. De temps en temps elle se laisse aller à des besoins naturels et doit les satisfaire quelque part. L’histoire de cette oie plaisant beaucoup au réalisateur il décida de tourner des scènes avec elle. Il fit venir une oie du Canada et déclara au dresseur : « Il faut qu’elle fasse son guano quand je dis action ! » La tête du dresseur était à filmer. Il répliqua : « Pouvez-vous répéter ? » – « Oui. Quand je dis action, il faut qu’elle s’exécute ! » – « Mais Monsieur, c’est une oie. » – « Je sais bien, mais je fais un film. » – « Elle ne fera jamais cela sur ordre. Jamais. » – « Moi, je tourne avec une oie. Si ce n’est pas possible, trouvez une combine. » Il a trouvé une combine très simple : c’était de mettre sous le croupion de l’oie un petit réservoir dans lequel il y avait un produit couleur caca d’oie (par définition), avec un clapet, un petit moteur faisant fonctionner le clapet et le tout télécommandé. Quand le réalisateur disait « action », l’assistant appuyait sur le bouton et ça tombait. Le plus drôle était l’oie qui regardait ce qui tombait et ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Donc les animaux sont à exclure. Les enfants sont presque ingérables.

La mer est imprévisible par nature ; elle ne tient aucun compte des plans de travail élaborés par les producteurs et les assistants. J’en prend deux exemples. Le premier est un film extraordinaire qui s’appelle Remorques, tourné en 1939 avec Gabin et Morgan, par Grémillon, d’après le roman de Vercel. La production avait payé le prix fort en affrétant un vrai cargo destiné à être remorqué et surtout un vrai remorqueur patrouilleur appartenant à la Marine nationale, le Mastodonte, pour faire la scène de la tempête. Pour avoir la certitude du mauvais temps Grémillon avait décidé de tourner dans un endroit où il y a toujours des tempêtes, où elles se suivent comme des chenilles processionnaires : la Bretagne en général et Brest en particulier. On ne peut passer deux jours à Brest sans avoir une belle tempête, surtout à l’approche des équinoxes. Il se rend sur place avec son équipe et trouve les deux bateaux prêts à essuyer le coup de tabac. Mais l’été 1939 est particulièrement beau, chaud, ensoleillé ; on attend la tempête et elle ne vient pas. Les Bretons sont contents : ils disent à Grémillon : « Vous voyez, il fait beau dans notre pays. On ne disait pas cela à Paris ; on disait qu’il pleuvait tout le temps ». Grémillon est avec 40 à 50 personnes, un Gabin qui commence à s’énerver et une Morgan qui en fait autant. Il faudrait que la tempête vienne, mais elle ne vient pas et donc il est contraint à l’humiliation suprême. Les plans de remorqueurs ont été tournés avec des maquettes aux studios de Billancourt ainsi que les scènes où les gens étaient encore à pied, en particulier la scène, durant laquelle Gabin descend un grand escalier, qui a été réalisée avec une hélice d’avion et son moteur pour créer un vent violent. Alors qu’ils attendaient toujours la tempête la guerre a été déclarée ; Gabin et Grémillon ont été appelés sous les drapeaux et le film a pris quatre ans de retard. Tout cela parce qu’il n’y a pas eu de tempête à Brest ! La même et coûteuse aventure est arrivée à David Lean lors du tournage de La fille de Ryan. Il devait filmer une énorme tempête et il avait choisi le comté de Clare en Irlande. C’est Brest à la puissance dix : les tempêtes s’y succèdent. David Lean attend et il a droit à un immuable beau temps, ce dont se félicitent les Irlandais. Dans ce pays le temps est très changeant et parfois le ciel se couvre de nuages, alors on dispose tout ce qui est nécessaire et David Lean crie : Action ! A ce moment le soleil revient. Ils ont attendu, attendu, et finalement ils ont été chercher la tempête en Afrique du Sud où ils l’ont trouvé. Parfois c’est l’inverse ; on veut le beau temps et le calme et on a le contraire. Une histoire assez curieuse est survenue lors des prises de vue du Titanic de James Cameron, tourné dans le bassin de la Fox au Mexique (vous l’avez peut-être vu dans Master and commander). C’est un studio assez commode avec d’un côté le Titanic sur la mer, ce qui permet de placer la caméra avec vue sur l’eau et de l’autre côté la terre, ce qui autorise tous les trucages. Il fallait une scène avec un terrible coup de vent et de la pluie giclant au visage des acteurs appuyés au bastingage. Au cinéma on utilise des appareils hydropneumatiques qui envoient des dégelées d’eau. Le réalisateur a redouté que la fragile Kate Winslet ne soit arrachée au bastingage et emportée comme un fétu de paille ; aussi, il l’a fait attacher à Leonardo di Caprio, lui-même tenu au bastingage. Lorsque James Cameron lance l’ordre « Action » une violente tempête survient et les ouvriers mexicains, apeurés, courent se mettre à l’abri alors que les machines continuent de fonctionner. Ce n’est pas une douche, c’est un déluge ! Leonardo di Caprio tente de dénouer les cordes de chanvre mais il n’y parvient pas en raison de l’humidité. On ne sait ce qu’a ressenti Kate, cependant elle a boudé pendant huit jours ; Di Caprio moins longtemps, peut-être parce qu’il avait trouvé agréable d’être collé à cette jeune femme.

Dans les films de mer il est toujours un peu difficile de déguiser des bateaux. Ainsi dans La bataille du Rio de la Plata, film où l’on voit l’Achille, l’Ajax et l’Exeter affronter le Graff Spee, il a fallu trouver un bateau pour faire celui-ci, l’original étant au fond de l’océan. On a choisi un croiseur lourd américain, le Salem, bâtiment devenu musée, qui tient avec brio le rôle du cuirassé allemand. Toutefois les cinéastes ont oublié de gommer le numéro de coque 139 qui n’a rien à voir avec ce cuirassé. Autre exemple : dans les années 1940 mon père a réalisé un film d’après L’homme de l’ombre de Simenon, puis en 2007 un cinéaste hongrois génial et bien réputé, Béla Tarr, voulut faire un remake de cette œuvre, mais il rencontre de grandes difficultés et ce fut un film maudit. D’abord le producteur Humbert Balsan se suicide. Ensuite il cherche un port convenable pour le tournage ; il visite le port de Bastia et il déclare : c’est là ! On lui fait remarquer que ce port est en Corse et l’intrigue se situe sur le bord de la Manche : c’est là ! Le port est plein de bateaux qui ne sont pas de l’époque. Il faut les enlever, videz le port ! C’est coûteux ! Le film est présenté à Cannes et il a peu de succès. Pourtant c’est très beau, vraiment beau, un régal en noir et blanc.

A propos de Simenon on dit souvent qu’il est le chantre des bistrots parisiens fleurant bon le miroton et le vin des Côtes du Rhône. Ce n’est pas faux, mais on oublie que Simenon est le romancier francophone ayant le plus fréquemment et le plus abondamment décrit l’espace des ports. J’ai repéré dans sou œuvre des peintures de ports aussi divers que La Rochelle, Fécamp, Concarneau, Dieppe, Rouen, Ouistreham, Port-en-Bessin, Anvers, Hambourg, Reykjavik, Libreville, Panama, Papeete et j’en oublie. Simenon, ce n’est pas seulement Maigret mangeant avec Mme Maigret des pissenlits au lard ! Tourner dans un port est plutôt confortable ; on y retrouve la configuration du studio. La difficulté est l’absence de vagues. Les cinéastes ont trouvé une technique géniale que j’ai vue mettre en œuvre lorsque l’on a tourné Mon frère Yves à Saint-Malo. C’est une planche placée sur des vérins hydrauliques près du bateau et l’on agite. Cela crée une belle illusion. Les Américains utilisent un autre système, inspiré de la construction des porte-avions anglais, avec un tremplin sur lequel ils font couler de l’eau de chaque côté du navire. Lorsque les deux courants se rencontrent il se produit une énorme gerbe, très spectaculaire.

Les ports de cinéma sont rarement souriants ; ils sont attirés par le drame comme le papillon par la lumière. L’un des sommets de la cinématographie portuaire est évidemment Le cuirassé Potemkine (1925) d’Eisenstein, désigné par un jury d’historiens comme le meilleur film d’histoire. Le cuirassé utilisé dans le film est de la même série que le Potemkine et avait été baptisé Les douze apôtres. L’une des séquences parmi les plus marquantes du film est le landau qui dévale l’escalier d’Odessa. C’est devenu un morceau d’anthologie. On peut dire que le port d’Odessa est l’un des co-auteurs du film car il s’y est produit la circonstance suivante. Einstein devait tourner un film commémoratif, de préférence dans le port de Saint-Pétersbourg ; il y a trouvé un temps tellement abominable qu’il s’est tourné vers Odessa où il a découvert les 192 marches et un livre de la bibliothèque racontant l’anecdote du landau, probablement imaginaire. On peut donc dire que l’un des co-auteurs du Cuirassé Potemkine est la ville d’Odessa.

Un autre film portuaire très affirmé est évidemment Sur les quais de Kazan (1954). Dans le port de New York la Mafia écrase les dockers. C’est une image. Pour Kazan la Mafia est tout ce qui peut faire pression, aussi bien le pouvoir de l’argent que celui de la politique, et pas seulement les Mafiosi. Les travailleurs exploités sans pitié ont pour seule possibilité d’accepter la loi des gangsters sauf à être assassinés, jusqu’au moment où l’un d’eux relève la tête – c’est Brando – soutenu par sa fiancée et par un prêtre. Le thème de la lutte d’un homme seul contre une organisation criminelle n’est pas nouveau ; on l’a vu mille fois. Ce qui est intéressant est la façon dont Kazan l’a situé dans un port. Il aurait pu choisir tellement d’autres univers ! Il faut savoir que Kazan est un émigré et le port est sa première découverte de l’Amérique. A cet égard il y a dans le port au cinéma un point important : les marchandises manutentionnées par les dockers sont parfois précieuses et le travail est toujours risqué. On arrive à une équation : trésor + danger = suspense. C’est l’équation cinématographique de tout thriller réussi.

Dans le domaine du drame portuaire, après Einstein et Kazan, il faut accorder une place d’honneur à Marcel Carné, à son goût et son génie pour les photos nuiteuses, brouillardeuses et cafardeuses des ports, notamment dans son célébrissime Quai des brumes (encore Gabin, il est incontournable !). La curiosité de ce film tiré de Mac Orlan est qu’il ne se passe pas du tout dans un port, mais à Montmartre, au Cabaret du lapin agile. Et c’est bien ce qu’avaient l’intention de faire Carné et son complice Prévert. On est en 1938 et Gabin a signé avec une maison de cinématographie allemande un contrat l’obligeant à tourner en Allemagne. Il n’y a pas d’équivalent de Montmartre en Allemagne et Carné refuse de reconstituer Montmartre en studio car « … ça n’aura pas l’air de Paris… ». On demande au scénariste Jacques Prévert d’adapter le livre et de placer l’action ailleurs. Il choisit le port de Hambourg, ce qui n’est pas une punition pour lui. Pensez à Rappelle-toi Barbara et Il pleut sur Brest… Avant le début du tournage la maison allemande est passée sous le contrôle des Nazis et elle a refusé le film au prétexte qu’il est ploutocrate et décadent. Il a donc été décidé que le film se passerait en France, au Havre. La censure a demandé que Gabin ne soit pas un légionnaire déserteur : légionnaire, oui ; déserteur, non. Elle a refusé aussi, ce qui a fait beaucoup rire Carné et l’équipe du film, une scène dans laquelle Gabin jette ses vêtements en vrac au pied du lit avant de se coucher ; il doit les plier soigneusement, ce qui a été accepté. La brume est obtenue par la combustion de goudron dans des braseros, donnant une fumée asphyxiante qui fait tousser tout le monde. Autre avantage selon Marcel Carné : elle dissimule les agissements des garçons présents sur le tournage, sensibles au charme ravageur de Michèle Morgan, alors âgée de 18 ans. Ce filme permet aussi de se rendre compte de l’ancienne organisation architecturale du Havre.

Un autre fou des ports est Jacques Demy avec Les parapluies de Cherbourg, choisi au détriment des Gants du Havre. Voici une jolie histoire à ce propos. La malheureuse productrice Mag Bodard n’avait pas de quoi financer le film, personne ne voulait lui prêter de l’argent et on lui disait : « Un film chanté du début à la fin, qui n’est pas un opéra, n’aura aucun succès ». Il lui fallait 1 300 000 francs. Elle a eu l’idée d’aller voir Pierre Lazareff, directeur de France-Soir et producteur de Cinq colonnes à la une et lui a dit : Je cherche 1 300 000 francs. Comment faire ? Réponse de Lazareff : Je vais te les trouver. Il s’est rendu auprès de Darryl Zanuck qui tournait Le jour le plus long : - J’ai besoin de 1 300 000 francs. – Je voudrais bien les avoir, car mon film me coûte très cher. Je ne vais certainement pas te les donner. – Si tu les donnes à ma copine Mag Bodard je te mets un formidable reportage sur Le jour le plus long dans Cinq colonnes à la une. Zanuck a donné son accord et il est devenu l’un des producteurs des Parapluies de Cherbourg.

Il faut parler de Marcel Pagnol, un autre chantre des ports, avec sa trilogie Marius, César, Fanny. Aujourd’hui on dit « Son vieux film ». En réalité c’est très novateur car le cinéma sonore commençait et Pagnol, après s’être rendu en Angleterre et avoir assisté à la projection d’un film parlant, avait déclaré : « C’est l’avenir, je vais faire du cinéma parlant. » Il a commencé avec Marius. Ce qui est merveilleux est que tout a été fait à Marseille. Il écrivait ses films, les tournait, les développait, les montait à Marseille. Il a fait davantage pour Marseille, dit-on, que le soleil et le pastis réunis.

Il y a bien sûr un autre visage du port : celui du port des émigrants. On se rappelle l’un des films parmi les plus emblématiques, celui de Chaplin en 1917. Un film de trente minutes, trente minutes d’émotion. Il ne savait pas alors qu’il devrait un jour reprendre le bateau dans l’autre sens, mis au ban des Etats-Unis sous le prétexte qu’il était un bolchevik. Hollywood est né grâce à l’émigration européenne du début du XXe siècle, puis durant la Seconde Guerre mondiale avec la fuite pour la vie des créateurs juifs. Ceux-ci ont donné au cinéma américain ses plus grands chefs-d’œuvre. Les fameux studios Metro Goldwyn Meyer, Warner Brothers, XXth Century Fox, Paramount ont été créés par des Juifs venus de d’Europe orientale. David Selznick n’a pas créé de studio mais il a fait quelque chose d’inoubliable pour le cinéma avec le film Autant en emporte le vent. Il faut citer encore tous les beaux films sur l’émigration : La porte du Paradis de Michael Cimino, America America, de Kazan. J’ai un faible pour Kazan et pour sa façon de montrer les ports. Et aussi Martin Scorsese avec Gangs of New York. Scorsese voulait tourner Gangs of New York dans le port même, déguiser les façades, mettre des décors, mais cela n’a pas été possible ; il est donc allé le réaliser à Cinecitta, à Rome.

Je ne doute pas que la tragédie des migrants à laquelle nos sociétés sont confrontées n’inspirent des œuvres fortes et généreuses aux cinéastes d’aujourd’hui, mais avant de faire des œuvres cinématographiques je pense qu’il est urgent de faire, et de faire très vite, œuvre de solidarité et de fraternité. Le cinéma étant un lanceur d’alerte, un éveilleur de conscience, permettez-moi de vous signaler à l’avance pour votre plus grand plaisir et pour votre réflexion, car la chose est belle, le film de Gianfranco Rosi qui sortira le 28 septembre à Paris. Il a reçu l’Ours d’or de la Berlinale 2016, le prix du Jury œcuménique et le prix d’Amnesty international. Ce n’est pas rien que ce film intitulé Fuocomare. Il raconte l’histoire de Samuel, 12 ans, qui vit sur une île au milieu de la mer. Il va à l’école, il adore tirer et chasser avec sa petite fronde, il adore jouer, même si autour de lui on parle des hommes, des femmes et des enfants qui tentent de traverser la mer pour rejoindre son île. Celle-ci n’est pas comme les autres ; elle se nomme Lampedusa et elle est traversée par des milliers de migrants en quête de liberté, d’un nouveau port d’attache, d’un nouveau scénario pour une autre vie. Voyez ce film, vous ne perdrez pas votre temps.

Débat. B. Galimard-Flavigny (invité permanent) : Dans le Titanic de Cameron j’ai été agacé par des erreurs. R. J’ai été pantois en voyant ce film et je suis resté abasourdi par la manière dont Cameron a monté ce film et surtout par le naufrage, par la cassure du navire en deux, d’autant que j’ai écrit un livre, La femme de chambre du Titanic, mis à l’écran par Bigas Luna. J’ai deux regards sur les films, un regard admiratif sur ce que raconte l’auteur, ce qu’il veut partager avec moi, et puis la technique. Je partage vos réserves malgré mon admiration. Tout ce qui concerne la pierre précieuse est « nouille » et il y a des erreurs historiques. Mais un film ayant ce succès mondial, capable de faire venir des millions de gens dans les salles obscures, pouvant faire entrer dans les caisses des sociétés de production des sommes permettant de faire d’autres films, parfois plus exigeants, plus intelligents, est remarquable. F. Bellec : Fellini montre dans E la nave va les techniques des studios de cinéma.

C&M 3 2015-2016

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