Conférences

La mer comme démultiplicateur de puissance : les empires maritimes

Cyrille P. Coutansais
Conseiller juridique à l’état-major de la Marine

Le 03-06-2015

A la suite de cet éloge M. Legohérel présente le conférencier de ce jour, M. Cyrille P. Coutansais, conseiller juridique à l’état-major de la Marine et depuis peu directeur de recherches du Centre d’études stratégiques de la Marine. M. Coutansais a publié en 2012 une Géopolitique des océans : l’eldorado maritime et en 2013, au CNRS, un Atlas des empires maritimes. Celui-ci a retenu l’attention de notre compagnie qui lui a décerné l’un de ses prix.


La longue lutte soutenue par Venise contre la Sublime Porte ou celle des cités grecques contre le gigantesque empire achéménide soulignent mieux qu’un long discours l’apport de la mer dans la puissance d’une nation, d’un pays : elle joue le rôle d’un démultiplicateur dans les domaines stratégique, économique et tout autant culturel.

I – La mer : un dopant stratégique

La mer permet de vaincre… à terre. Quelques exemples, trop souvent analysés sous le prisme continental, nous permettront d’illustrer ce paradoxe. Premier d’entre eux, les guerres médiques. Le plus souvent, ce qui reste de cet affrontement est la bataille des Thermopyles, le sacrifice de Léonidas et de ses Spartiates. Une défaite donc, a fortiori inutile puisque la puissante armée de Xerxès peut poursuivre sa route et détruire Athènes. Le tournant de ce conflit se joue en réalité en mer, à Salamine. Les trières grecques l’emportent sur la flotte perse, coupant du même coup l’armée du roi des rois de toute sa base logistique. C’est en effet cette victoire navale – suivie de celles de Platées et Mycale – qui, en offrant aux Grecs la maîtrise des mers, prive les troupes de Xerxès de tout ravitaillement, renforts et les contraint au final à battre en retraite. Ajoutons que les Hellènes ne se privent pas d’ouvrir de nouveaux fronts : les Athéniens soutiennent, par exemple, la révolte d’Inaros en Egypte en envoyant des trières remonter le Nil pour assiéger Memphis.
Un autre exemple antique souligne l’apport des mers : « l’exploit » d’Hannibal. La fameuse transhumance du stratège carthaginois qui fait franchir les Pyrénées et les Alpes à ses éléphants lors de la deuxième guerre punique est en effet surtout symptomatique de la maîtrise des mers par Rome. Dans l’incapacité d’emprunter la voie maritime, le Barcide est contraint à ce gigantesque détour terrestre et se retrouve, au final, prisonnier de la péninsule, ne pouvant recevoir ni renforts, ni ravitaillement. Son adversaire à l’inverse, débarque où bon lui semble, en Espagne comme en Afrique du Nord : la victoire de Zama est logique, mécanique.
Plus proche de nous, la guerre de Trente Ans s’est jouée de la même façon en mer. Sa maîtrise est vitale pour l’Espagne : l’Atlantique lui permet de recevoir l’or des Amériques – carburant de son gigantesque Empire – et la Méditerranée est l’unique moyen de faire passer ses redoutables tercios sur les théâtres italiens ou allemands. En l’emportant à Barcelone ou Carthagène, la Royale fait de la mare nostrum une mare suum, permettant in fine la victoire française.
Napoléon Ier, à l’inverse, chutera faute de régner sur les mers. Les océans sont en effet la source de la richesse anglaise, moyen pour la « perfide Albion » de financer les coalitions continentales sans cesse renaissantes qui finiront par mettre à bas le grand Empire. La Royal Navy peut de la même façon fournir armes et munitions au soulèvement espagnol puis porter l’estocade en débarquant ses propres troupes.
Dernier exemple enfin de l’impact de la mer sur les victoires terrestres : la guerre sous-marine. On glose souvent sur l’échec des deux batailles de l’Atlantique mais on oublie un peu vite le succès américain dans le Pacifique : si les Etats-Unis ont conclu la guerre avec la bombe atomique, ils l’ont gagnée avec leurs sous-marins. Totalement dépendant de l’importation de matières premières, le Japon voit les navires marchands qui sillonnent la « sphère de coprospérité » être systématiquement pris pour cible. L’industrie nippone s’anémie, le combustible fait défaut, le pays se paralyse peu à peu. Alignant une flotte de 6 millions de tonnes au début du conflit, la marine marchande japonaise n’en totalise plus que 1,8 million en 1945.

II – La mer : moyen de s’arroger des monopoles

Maîtrise de la construction navale, de la navigation, de la mer au sens large, la mer offre à celui qui la possède une capacité à monopoliser les grands courants d’échanges et par conséquent à fixer des prix à sa convenance. Cette richesse permet de disposer de forces navales à même de préserver ses monopoles. A cette domination économique s’ajoute une domination culturelle : naviguer de port en port permet de s’imprégner de grands courants de pensée, de mode de vie, d’arts, de techniques différentes, à la base d’une domination culturelle. Pas de hasard si la langue de la puissance dominante devient la linga franca. Quelques exemples entre cent suffiront pour illustrer ce propos.

Le laboratoire crétois
Notre connaissance maritime de la période antique est biaisée : la plupart des frets se sont dissous, se sont évaporés, ont été dispersé façon puzzle : lin, grains, vins, épices, parfums, bois ou tissus souffrent d’une durée de vie en mer plus que réduite et, concernant les matières premières non périssables (or, argent, étain,…), elles ont pour la plupart été recyclées sous d’autres formes. Apprécier la densité des échanges est par conséquent complexe.
Concernant les Minoens nos savoirs sont encore plus réduits. Même la façon dont ils se nommaient nous est inconnue, leur patronyme ayant été imaginé en référence au roi Minos par Evans, l’archéologue amateur qui les a exhumés du passé. Et les tablettes d’argile que l’on a retrouvées nous donnent à voir leur écriture mais sans que l’on puisse la déchiffrer.
Ce que l’on sait cependant c’est qu’ils pratiquaient l’import-export à grande échelle. Captant les lapis-lazulis en provenance d’Afghanistan ou l’or et l’ivoire issus d’Egypte, ils les redistribuaient à l’ensemble de la Méditerranée orientale. Source d’enrichissement, cette activité leur permet de développer un artisanat de céramique et de métallurgie qui conquiert rapidement l’ensemble de la Méditerranée orientale. Le succès est tel qu’il faut bientôt délocaliser la production au Péloponnèse. Ce transfert de technologie avant l’heure est vraisemblablement à l’origine de l’expansion de Mycènes qui profitera d’une série de tremblements de terre pour envahir la Crète et finalement l’asservir.

L’ère phénicienne
Le monde phénicien est pluriel : il recouvre un ensemble de cités à l’image de Byblos, Sidon ou Tyr. Cette dernière bénéficie de « l’or rouge », le murex – coquillage qui, broyé, donne la pourpre – base d’un monopole qui lui permet de développer un artisanat embrassant un nombre de produits considérables. Les bijoux voisinent avec les ustensiles richement décorés, les flacons et autres pots à onguents en pâte de verre. La réussite de Tyr repose aussi sur une politique de comptoirs destinée à préempter les grands circuits d’échanges : l’étain comme l’or, l’ambre ou le cuivre. Assyriens et Babyloniens l’asservissent, elle se relève sous les Perses avant de s’effondrer sous Alexandre. Reste Carthage, qui s’épanouit sur une base monopolistique, en mettant la main sur le trafic du blé (avec la Sicile), des métaux (via la péninsule ibérique), des pierres précieuses d’Asie, des aromates et parfums d’Arabie sans compter les esclaves de Nubie. La confrontation avec les cités grecques lui coûte cher : la défaite d’Himère permet aux Hellènes de mettre la main sur l’ambre et l’étain. La cité punique se tourne alors vers son hinterland et devient rapidement la première puissance agricole de Méditerranée en exportant vin, huile d’olives, figues ou amandes. Cette renaissance trouvera sa fin avec la montée en puissance de Rome.

Le modèle vénitien
La chance de Venise est l’invasion des Petchenègues. Venus du Turkestan, ils atteignent les rives de la Volga, du Dniepr et du Don, coupant du même coup la liaison entre l’Europe du Nord et Byzance. La cité des doges s’empare de ce trafic en allant chercher les marchandises via le Pô, les Alpes, le Rhône, la Champagne et enfin les Flandres. Sur cette base, elle va profiter des croisades pour préempter les terminaux caravaniers des grands trafics orientaux via une série de comptoirs dans les Etats francs, autour de la mer Noire, en Egypte. Quatre grandes flottes vont dès lors desservir ces points d’appuis. Celle de la mer Noire se divise en deux : une vers la Tana – débouché des caravanes mongoles et russes – l’autre à Trébizonde, à la recherche des peaux, de l’or, des perles, du caviar ou des perles. La troisième dessert la Terre Sainte pour embarquer le coton et transite par les îles égéennes afin de charger les productions vinicoles. La dernière enfin, rallie Alexandrie pour convoyer les 10 000 tonnes d’épices qui seront revendues à prix d’or en Europe. Avec Venise, tout est optimisé pour faire de l’argent. Le sel sert ainsi de lest pour les navires transportant les épices, pour être revendu à prix d’or en Italie où la Sérénissime s’est assurée un monopole. Acteur central du transport de pèlerins en Terre Sainte, elle aménage des cabines sur ses navires pour s’assurer l’essentiel d’un transit qui couvre aux deux-tiers le voyage en Orient. En ce sens, elle porte à son summum le modèle des monopoles.

L’Espagne chimérique
La domination espagnole est née de hasards maritimes : la recherche d’une voie alternative à celle du cap de Bonne Espérance pour atteindre les épices occasionne la divine surprise de l’Amérique, son or et son argent. Le tour du monde de Magellan permet de constituer une emprise à l’échelle du Globe et des circuits reliant la Chine à l’Europe via le Nouveau monde. La logistique à imaginer est démentielle : l’aller-retour Séville – Vera Cruz demande 15 mois, il en faut 20 pour atteindre le Pérou du fait du portage induit par l’isthme de Panama et le fameux galion de Manille assure une rotation sur cinq ans.
Les Antilles deviennent l’entrepôt de ce commerce mondialisé. Elles concentrent les produits à expédier – or, argent, cochenille, indigo – et reçoivent les arrivages européens. Reste que Madrid ne profite pas de ce réseau : perdue dans ses chimères de domination universelle, elle se contente de monopoliser les métaux sans voir plus loin. Elle vit au fond sur un modèle daté quand ses concurrents européens s’ingénient à défricher l’avenir, celui des marchés captifs.

III – La quête de marchés captifs

Le brouillon portugais
L’irruption de Vasco de Gama en océan Indien fait rêver Lisbonne, laisse espérer un avenir doré centré sur le monopole des épices. Instant fugace. La raison ? Les structures financières archaïques du royaume qui contraignent à rassembler péniblement des monceaux d’argent en métropole avant de les convoyer vers les Indes où ne demeure bien souvent pour toute épice que de méchants rebuts qui se dégradent sur le chemin du retour. Venise, forte de sa finance précapitaliste – lettres de change, etc. – préempte les meilleures et reprend vite la main sur ce trafic.
Dépités, les Lisboètes se replient sur le « commerce d’Inde en Inde » en s’efforçant de capter les flux commerciaux les plus rémunérateurs. Le monopole du transport des pèlerins à La Mecque leur est accordé par le grand Moghol Akbar et le marché des chevaux, très demandés en Inde, génère des profits supérieurs à celui des épices. Ce faisant, ils tracent le brouillon d’un modèle appelé à un bel avenir : celui des marchés captifs.
Reste que les retombées ne seront pas à la hauteur des investissements consentis. Doté d’un arrière-pays improductif, le Portugal voit l’ensemble des denrées exotiques acheminées vers Lisbonne prendre le chemin d’Anvers, seule façon de se procurer ce qui lui manque : céréales, textiles, métal brut ou travaillé, monnaies d’argent et de cuivre. Trop faiblement peuplé – autour de 1,5 million d’habitants en 1530 – il se révèle en outre dans l’incapacité de faire naître une classe de commerçants, de négociants et tombe très vite entre les mains d’intermédiaires étrangers, hollandais au premier chef.

La fabrique du capital hollandaise
La Vereenigde Oostindishe Compagnie (VOC) voit le jour en 1602. Pourvue d’une armée, d’une flotte, elle se charge de favoriser une implantation durable en océan Indien. Elle parvient à s’assurer l’ensemble du marché des épices fines en introduisant la pratique de l’achat au comptant ou sur avance, moyen de négocier les prix à la baisse et d’évincer les concurrents peu fournis en capital. La marchandise est ensuite stockée dans les gigantesques magasins d’Amsterdam pour mieux attendre – ou provoquer – une hausse des prix à la revente. Monopole intéressant vis-à-vis de l’Europe par conséquent mais les Provinces-Unies voient plus loin.
La West-Indische Compagnie (WIC), qui accueille dans ses entrepôts des Antilles – Curaçao, Bonaire, Saint-Eustache, Saba et Saint-Martin – les fourrures de ses possessions de Nouvelle Hollande, le sucre de Guyana mais aussi du Brésil, permet en effet de bénéficier d’un réseau commercial à l’échelle du Globe. Jonglant dès lors entre le sucre de Chine, du Bengale, du Siam comme du Pernambouc, Amsterdam peut fixer à loisir le prix d’achat optimal pour maximiser ses gains lors de la revente sur les marchés européens.
Mais loin de se satisfaire d’un rôle d’import-export, les Provinces-Unies vont chercher à transformer ces matières premières, moyen d’en démultiplier les gains. On voit ainsi fleurir des raffineries de sucre, des manufactures de tabac, des tailleries de diamant mais encore des savonneries ou huileries qui viennent s’ajouter à une production textile centrée les draps de Leyde. Plus novateur encore, la production vivrière est abandonnée au profit d’une spécialisation sur des cultures exportatrices beaucoup plus rémunératrices. L’importation massive de grains nordiques permet ainsi une montée en puissance de productions maraîchères et florales et une extension de l’élevage à l’origine de fromages qui envahissent l’Europe entière.
Reste que ce modèle d’économie ouverte va butter sur celui des colonies de peuplement, terreau de la révolution industrielle.

Royaume-Uni : la révolution industrielle
Longtemps approchée – la Rome des Césars était à ses portes, des prémices similaires se décelaient en Chine – la révolution industrielle ne prend pas sa source en Angleterre par hasard. C’est l’Amérique qui va permettre de fracasser le plafond de verre sur lequel buttaient jusqu’alors les civilisations : l’incapacité de l’agriculture à nourrir une armée de classes urbaines laborieuses. Les Indes occidentales offrent un exutoire à la surpopulation par l’émigration tout en fournissant des cultures nouvelles, nourrissantes et dotée d’un rendement hors de pair à l’image de la pomme de terre. S’y ajoute, et cela explique pour partie l’éclosion de la révolution industrielle en Angleterre, l’existence de marchés captifs : toiles et ferronneries trouvent à s’écouler sans difficulté dans les treize colonies. Or cette conquête de l’Amérique est directement liée à la puissance maritime de Nations européennes qui sauront tenter l’aventure du grand large quand l’Empire ottoman ou la Chine y renoncent.
Cette nouvelle phase de l’économie mondiale accouche logiquement d’un autre type d’Empire. Ce que l’on trouvait en jachère en Hollande atteint alors une dimension hors norme : il ne s’agit plus d’acquérir le monopole de certains produits ou de certains trafics mais de mettre la main sur les matières premières indispensables au fonctionnement de la toute nouvelle industrie de métropole et plus encore des marchés captifs où écouler sa production. La décolonisation change bien entendu le paradigme mais n’affecte pas un invariant : la puissance vient des mers.

L’héritier américain
L’U.S. Navy règne bien entendu sur les océans mais plus globalement la puissance économique des Etats-Unis prend racine en mer. Les Américains sont les inventeurs du conteneur et, à ce titre, les initiateurs d’une globalisation qui se nourrit d’une autre de leur création : internet, les réseaux numériques. Ils tiennent aujourd’hui encore dans leurs mains l’essentiel du réseau de câbles sous-marins par lequel passent 99 % des communications intercontinentales du réseau des réseaux. L’affaire Snowden a montré à quel point cette maîtrise pouvait représenter un avantage d’un point de vue stratégique comme économique. Rançon de cette puissance, l’« american way of life » demeure l’horizon de millions d’individus à travers le monde.
Les évolutions à venir tiennent une fois encore à la mer, vue désormais comme un nouvel eldorado. Longtemps cantonnés à la seule exploitation des ressources halieutiques, les océans laissent entrevoir de nouvelles espérances. Les hydrocarbures sont connus mais il faut y ajouter les ressources génétiques marines – à l’origine de médicaments comme de cosmétiques – ou minérales. A cet aune, la puissance pourrait reposer désormais sur la possession de zones économiques exclusives susceptibles de renfermer ces richesses. Inutile de souligner que la France est particulièrement bien placée pour entrer dans ce nouvel univers.

Débat

C. Buchet. – Ce bel exposé montre combien l’histoire de la mer aide à la compréhension de l’histoire générale. Il convient donc de l’introduire dans les programmes d’histoire de l’enseignement secondaire.

Lars Wedin. – La puissance navale est classiquement constituée par une importante flotte de guerre et une grande marine marchande ; ce concept n’existe plus de nos jours car les grandes marines marchandes ne sont plus associées à des forces militaires, mais il pourrait très bien être rétabli en raison d’une menace à la suite de laquelle les armateurs abandonneraient le pavillon de complaisance pour venir se placer sous leur pavillon national.

C&M 3 2014-2015

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