Conférences

Histoires parallèles : le drame du Karluk et l’odyssée de l’Endurance

Laurent Letot

Le 30-04-2014

M. Laurent Letot, docteur en sciences physiques, a travaillé durant deux années en Arctique afin d’effectuer des sondages sismiques d’exploration pétrolière pour le compte de la Compagnie générale de géophysique, puis il a été engagé par le CNRS dans la fonction de directeur de recherches où il a passé neuf ans. Il est ensuite entré dans la Marine où il a poursuivi une carrière jusqu’au grade de capitaine de vaisseau. Dans ces différentes fonctions il n’a cessé de s’intéresser au déroulement des expéditions scientifiques polaires et aux résultats de leurs travaux.


Dans son exposé M. Letot compare deux voyages, l’un en Arctique, l’autre en Antarctique, avec un déroulement et des personnalités très différentes.

Avec le succès de l’expédition conduite par l’américain Robert Edwin Peary, qui réussit le 6 avril 1908, après sept tentatives infructueuses, à gagner le pôle Nord, le gouvernement canadien veut affirmer sa souveraineté sur l’Arctique et il organise une expédition d’exploration dont la direction est confiée à l’anthropologue Vilhjalmur Stefansson, avec pour second le capitaine Robert Barlett, pratique de la navigation dans les eaux du Grand Nord grâce à sa participation aux tentatives de Peary. Les autorités canadiennes lui donnent le commandement du brigantin Karluk, ancien baleinier équipé pour la recherche scientifique, avec treize marins, dix scientifiques et une famille d’Inuit.

Il appareille en juin 1913 depuis un port de la Colombie britannique pour gagner l’île Herschel dans la mer de Beaufort ; en août, il est pris dans des glaces et ne peut continuer son trajet. Peu après, Stefansson quitte le bâtiment pour partir en reconnaissance avec une petite équipe ; incapable de retrouver le Karluk car celui-ci a dérivé, il décide de l’abandonner et de poursuivre les objectifs scientifiques de l’expédition. Partisan de l’exploration « à l’esquimaude » qu’il avait préconisée dans son ouvrage L’Arctique amical, il organise une station flottante sur la banquise, hiverne chez des Esquimaux dont il étudie le langage et les mœurs, dresse une carte des régions parcourues. Après quatre années de voyage, il se dirige vers le sud avec un matériel scientifique important et est publiquement honoré pour le résultat de ses travaux.

Cependant, le gouvernement canadien fait des réserves sur la gestion de l’expédition. Après le départ de Stefansson, le Karluk dérive à travers la mer de Beaufort puis il est écrasé par la glace et coule. Barlett et son personnel tentent de gagner l’île Wrangel distante de 130 kilomètres. Cependant, les déplacements sur le pack sont difficiles et dangereux pour des hommes peu expérimentés et huit hommes décèdent au cours de cette marche. Une fois les survivants établis sur Wrangel, Barlett, accompagné d’un Esquimau, gagne la côte de l’Alaska en plusieurs semaines d’un trajet difficile. Les conditions climatiques ne permettant pas d’organiser immédiatement une expédition de secours, trois des survivants décèdent et les autres sont sauvés en septembre 1914. Il y a donc onze décès pour un équipage de 23 hommes. Les survivants, tout en disant leur admiration pour le comportement de Barlett, critiquent l’organisation du voyage par Stefansson, en particulier le choix de novices n’ayant pas l’habitude de la navigation polaire. L’anthropologue français Henri Beuchat, embarqué dans cette expédition et qui y décédera, dénonce, dans des lettres adressées à sa famille avant le départ, un recrutement bâclé, un manque de cohésion de l’équipage, une volonté « narcissique » de Stefansson de tirer parti de ce voyage pour se faire connaître.

L’expédition, dirigée par l’anglo-irlandais Ernest Shackleton au pôle Sud, est tout aussi difficile, mais son issue est plus heureuse. Officier de la marine marchande, il est engagé, puis commande trois expéditions d’exploration en Antarctique, dont la dernière atteint un point situé à 100 milles du pôle, exploit qui lui valut d’être anobli en 1907. Il organise en 1914 une traversée du continent depuis la mer de Weddell jusqu’à la mer de Ross, via le pôle (atteint en 1912 par Amundsen). Sur un bâtiment baptisé Endurance – Shackleton assure le financement de ses voyages grâce à des dons et au produit des entrées dans des conférences payantes ‒ il embarque 27 volontaires et appareille de Plymouth en août 1914. Arrivé en Géorgie du Sud au début de novembre, il atteint la mer de Weddell en janvier 1915. Cependant il ne parvient pas à débarquer et son navire est pris dans la glace. Il attend la fonte de celle-ci, mais en octobre l’eau commence à s’infiltrer dans la coque et il donne l’ordre d’évacuer le bâtiment avec le ravitaillement et le matériel. Après le naufrage de l’Endurance il espère que la dérive de la banquise l’amènera vers l’île Paulet où se trouve une réserve de ravitaillement. En avril 1916 la glace commence à fondre et Shackleton fait embarquer ses hommes sur les canots et après cinq jours d’une navigation épuisante l’équipage arrive à l’île Eléphant, rocher escarpé et couvert de glace. Il prend alors le risque d’aller dans le sens du courant avec le plus grand des canots et cinq compagnons vers la Géorgie du Sud où il sait pouvoir trouver de l’aide dans les stations baleinières. Il atteint cette destination le 9 mai, mais il aborde sur la rive sud, déserte, alors que les habitations se trouvent sur la côte septentrionale et il est impossible, en raison de l’état de la mer, de gagner celle-ci. Laissant trois compagnons sur place, il décide de traverser l’île par un chemin très escarpé et il y parvient en trois jours. Il organise alors le sauvetage de ses compagnons tant sur l’autre rivage de la Géorgie du Sud qu’à l’île Eléphant et rentre en Europe avec tous ses hommes vivants. C’est un succès remarquable !

En 1921 il organise une nouvelle expédition et meurt lors de son arrivée en Géorgie du Sud en janvier 1922.

Quelles sont les leçons de l’expédition de l’Endurance ? Dans des circonstances extrêmes Shackleton a réussi à maintenir son équipe unie et à réaliser une opération de survie parmi les plus mémorables de l’histoire polaire. C’est un succès personnel : le commandant laisse une grande liberté tout en étant très autoritaire lorsque les circonstances l’exigent ; il propose des objectifs clairs et sait les faire partager par ses compagnons ; il sait tirer les enseignements de ses erreurs et de celles des autres. Les volontaires ont été soigneusement choisis (Shackleton a reçu plus de 5 000 candidats) en recherchant la loyauté, la camaraderie et l’optimisme, et le moral des hommes est conservé tout au long de cette aventure dramatique. C’est un modèle de chef dans une situation de crise.

C&M 2013-2014 n° 3

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