Conférences

Où sont nos navires ?
Histoire de la marine marchand

Jean-François Pahun
Fondateur de la société de production cinématographique Sundeck Films

Le 20-11-2013

Le conférencier, fondateur de la société de production cinématographique Sundeck Films établie en Bretagne, s’est spécialisé par goût dans la réalisation de films documentaires portant sur les activités maritimes, diffusés sur plusieurs chaines de télévision, en particulier Public Sénat et France 3.
Il vient d’achever le montage d’une œuvre intitulée « Où sont nos navires ? » avec pour sous-titre « Une histoire sentimentale et raisonnée de la marine marchande française » et il a bien voulu présenter ce travail original devant l’Académie.
Le titre de film est emprunté à une série d’articles publiés de 1945 à 2000 dans la page marine du quotidien Ouest-France. Et ces navires, poursuit-il, étaient vraiment « nos » navires : nous les avions construits dans les difficiles matins de l’après-guerre. Ils transportaient les marchandises que nous avions fabriquées et nous rapportaient les matières premières des lointains outre-mer. Nos navires étaient ceux sur lesquels naviguaient les marins des régions entières de la Bretagne : Paimpol, Ouessant, Etel… Nos navires apportaient la vie au cœur même des villes : Dunkerque, Le Havre, Nantes, Bordeaux, Marseille… Nos navires étaient enfin de puissants indicateurs économiques : leur nombre et leur activité étaient les signes indiscutables de nos fortunes ou de nos infortunes.
Pourtant, un jour, dans les années 2000, la rubrique « Où sont nos navires ? » a disparu des colonnes du journal. Cela s’est produit dans la plus grande indifférence et aucune chaîne de solidarité ne s’est créée afin d’exiger son maintien. La disparition de cette rubrique signifiait-elle également la disparition de nos navires ?
De sa renaissance à son déclin, en passant par son apogée, M. Pahun a voulu raconter cette histoire de la marine marchande depuis 1945. Une histoire raisonnée et sentimentale qui prête attention autant aux hommes qu’aux événements, écrite en deux grandes époques, elles-mêmes divisées en deux grands chapitres : une première époque, « Marée haute », avec le « Temps des Liberty » et le « Temps des Marins » ; une seconde époque, « Marée basse », avec le « Temps des tempêtes » et le « Dernier Carré ».
Le premier chapitre de la série est donc placé sous le signe des Liberty Ships, ces cargos « à tout faire » construits dans la plus grande urgence aux Etats-Unis. Il fallait produire davantage de cargos que les sous-marins allemands ne pouvaient en couler, et les Américains ont ainsi lancé 2 710 Liberty Ships dont 700 ont été coulés durant la guerre. La paix revenue, afin de ne pas écraser le commerce mondial, les Américains distribuent à leurs alliés une partie des 2 000 Liberty Ships restant. 76 équipages français vont ainsi prendre possession de leurs nouveaux cargos.
Ces 76 Liberty constituent le renouveau de la marine marchande française d’après-guerre, 60 % de la flotte de commerce ayant été anéantie durant le conflit. Une marine qui retrouve facilement les routes de l’empire colonial de l’Afrique du Nord à l’Indochine et embarque les jeunes qui sortent des écoles d’apprentissage maritime ou d’hydrographie.
Au cours des dix années qui suivent la guerre, ce n’est pas seulement la flotte qui repart, mais également la construction navale. Les Français ne se contentent plus de la générosité américaine ; les chantiers, depuis Dunkerque jusqu’à La Ciotat, construisent à pleine capacité.
Au milieu des années 1950, avec plus de 500 navires de commerce répartis entre soixante compagnies d’armement, la France occupe le neuvième rang mondial parmi les flottes de commerce, soit une flotte à peu près analogue à celle qu’elle avait avant la guerre.
Après la reconstitution et la reconstruction de la marine marchande française s’ouvre, de 1955 à 1975, une période faste que l’on peut qualifier de « Temps des Marins ».
En 1955 – qui marque une apogée – le nombre des navigants au commerce est de 43 550. Ouessant, Etel, Paimpol, Moëlan…, ce sont des cantons entiers de la Bretagne qui naviguent au long cours. A cette époque, hormis quelques voyageurs professionnels ou touristes privilégiés, les marins sont les seuls à parcourir le monde et à le voir dans sa beauté mais aussi dans sa dureté. Ils partent pour de long mois, parfois plus d’une année et communiquent comme ils le peuvent avec leurs familles par des lettres, des films et même des dessins. Chaque témoignage raconte cet âge d’or de la marine marchande française qui transporte aussi bien les marchandises que les passagers. Les paquebots règnent encore sur l’Atlantique ; ils s’appellent Liberté, Flandre, Antilles et bientôt France qui sera mis en service en 1962 après plus de huit ans de construction aux chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire.
Pourtant, dans ce ciel bleu du « temps des marins », des nuages se lèvent sur l’océan : 1954, indépendance de l’Indochine et début de la guerre d’Algérie ; 1956, fermeture du canal de Suez et nationalisation par l’Egypte. Les routes maritimes se compliquent et les destinations changent. Cependant la prodigieuse vigueur des « trente glorieuses » atténue largement les effets de ces crises et personne ne prend réellement en compte la mesure des chocs à venir.
Au début des années 1970, la flotte marchande a déjà perdu près de 300 unités par comparaison avec les années 1960. Les équipages, encore tous de nationalité française, ont entamé une inexorable décrue ; l’automatisation se développe. Le « temps des tempêtes » approche.
La tempête a sans doute commencé avec le premier choc pétrolier d’octobre 1973. Les vents contraires de ces années dispersent la marine marchande française au point qu’à la fin des années 1990 on ne sait plus très bien « … où sont nos navires ? »
Première victime de cette tempête : le paquebot France qui sera relégué au « quai de l’oubli » au moment même où les plus grands pétroliers jamais construits au monde et qui battent pavillon français paraissent sur les mers. Le paysage maritime est bouleversé par l’apparition du conteneur qui modifie les bateaux, les équipages et les ports. A partir des années 1980 la tempête souffle également sur les chantiers navals français qui ne peuvent résister à la concurrence des chantiers du Japon et de la Corée.
Pourtant les navires français embarquent toujours des boscos ou des mécaniciens bretons. Ils embarquent aussi, en qualité d’officiers, les premières femmes de la marine marchande.
L’hebdomadaire Le Marin a décrit toutes ces tempêtes. Ce furent des années difficiles ponctuées par une série de catastrophes humaines et écologiques : le 18 mars 1978, le pétrolier Amoco Cadiz s’échoue sur les roches de Portsall et provoque la plus grande marée noire de tous les temps. Peu après le Betelgeuse explose à Bantry Bay, le François Vieljeux coule au large du Portugal et l’Emmanuel Delmas brûle en Méditerranée. 86 marins perdent la vie dans ces catastrophes de l’année 1979.
En 2001, 63 % de la flotte mondiale navigue sous pavillon de complaisance… Ne subsiste qu’un dernier carré comprenant armateurs, officiers et quelques marins qui naviguent encore avec le pavillon national à leur poupe… C’est à la fin du mois de janvier 2000 que la rubrique « Où sont nos navires ? » disparaît de la page marine du quotidien Ouest-France.
Cette disparition ne signifie pas pour autant la disparition du pavillon français dans le transport maritime international. Un « dernier carré », comprenant quelques armateurs, quelques officiers et quelques bateaux naviguent pour le plus grand nombre sous un pavillon « économique », le RIF ou Registre International Français, né en 2005, dans un contexte de compétition commerciale acharnée, chaque nation maritime se fabriquant un tel pavillon économique afin d’éviter de voir partir tous ses navires vers le Panama ou le Libéria.
En 1960, 798 navires de plus de cent tonneaux battaient pavillon français ; en 2000, il en reste 200. Le tonnage porté par la marine française diminue tout aussi rapidement, de 20 700 000 tonnes en 1978 à 6 300 000 tonnes en 2002. L’époque n’est pas seulement dure pour les navires et les marchandises, elle l’est aussi et surtout pour les hommes… Les marins bretons sont remplacés par des marins roumains, puis Philippins ou ukrainiens.
La France est aujourd’hui la 27e puissance maritime dans le commerce mondial ; les jours glorieux sont derrière nous. Cependant, au Havre, à Saint-Malo, Nantes et Marseille s’impose l’Ecole Nationale Supérieure Maritime. Elle y accueille un millier d’élèves et les officiers français demeurent très recherchés en raison de la formation polyvalente – pont et machine – qu’ils reçoivent. Tant que l’on formera des marins, il y aura toujours l’espérance d’une marine française et l’on continuera de se poser la question de savoir : « Où sont nos navires ? »

C&M 2013-2014 n° 1

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