Conférences

La maritimisation, projet de société du XXIe siècle

André Trillard
Sénateur de Loire-Atlantique

Le 06-11-2013

Le thème général retenu pour les travaux de cette nouvelle année académique est l’étude de la « maritimisation » et la première séance est assurée par M. André Trillard, sénateur de Loire-Atlantique, ancien président du Conseil général de ce département, membre de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées de la Haute assemblée. Dans cette commission il a participé au groupe de travail sur la maritimisation et a été rapporteur du rapport d’information intitulé La maritimisation : la France face à la nouvelle géopolitique des océans.
« C’est un plaisir et un grand honneur pour moi, annonce M. Trillard, de vous présenter cette intervention sur « La maritimisation, projet de société du XXIe siècle » préparée à partir des travaux de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, que j’ai eu l’honneur de conduire avec mon collègue Jeanny Lorgeoux sur la maritimisation.
« La maritimisation : la France face à la nouvelle géopolitique des océans ». Tout d’abord, pourquoi le choix d’une telle problématique ?
En premier lieu, une raison évidente : dans le domaine maritime, les choses ont considérablement évolué depuis le Livre blanc de 2008, d’où la nécessité de refaire le point comme dans les autres domaines. Assumant son rôle, notre commission de la Défense a voulu se mettre en capacité de peser sur les grands choix et les grandes orientations qui allaient être décidés au sein de la commission du Livre blanc d’abord, puis dans la loi de programmation militaire.
Mais c’est surtout parce qu’il nous avait semblé que les enjeux maritimes n’avaient pas été perçu à leur juste mesure lors de la rédaction du Livre blanc en 2008, que nous avons conduit les travaux qui ont mené au rapport sur la maritimisation.
Convaincus de l’importance de ces enjeux, nous souhaitions, en effet, que cette faiblesse soit corrigée dans le Livre blanc suivant. Il était de notre responsabilité, en tant que représentants d’une nation maritime, de travailler à l’intégration de ces enjeux dans la stratégie nationale de défense et de sécurité.
C’est donc pourquoi nous avons constitué un groupe de travail. Celui-ci a réuni des parlementaires de droite et de gauche car le sujet dépasse, à l’évidence, les considérations partisanes. Il s’agit tout de même de la stratégie maritime de la France ! Dans le contexte budgétaire actuel, nous devions, plus que jamais, appréhender le plus clairement possible les menaces et les opportunités que présente le contexte international. Il nous fallait également avoir une vision précise de nos priorités, du niveau de nos ambitions et de nos objectifs, et cela afin de déterminer les moyens que nous pouvons et voulons y consacrer.
Notre commission a souhaité préparer très en amont les travaux du Livre blanc, sur lesquels nous entendions, naturellement, peser. Jeanny Lorgeoux et moi-même, co-rapporteurs budgétaires du programme 144 du budget de l’Etat, avons été chargés de ce travail.
Finalement, les enjeux maritimes ont bien été pris en compte dans le nouveau Livre blanc. Je m’en réjouis profondément. Je suis heureux d’avoir pu contribuer – par ce rapport – à cette prise de conscience de l’importance de la mer pour la France et le monde. La loi de programmation militaire est inscrite dans le cadre de la stratégie définie par le Livre blanc. J’y reviendrai.
Mais commençons par le début et tentons de définir ce qu’est la maritimisation ? Terme barbare, mais très illustratif d’un mouvement de fond.
D’un point de vue économique : c’est, tout d’abord, une augmentation sans précédent des flux maritimes. Il faut bien voir que la mondialisation est en fait très largement le produit de la révolution du conteneur. La division internationale du travail actuelle repose, en effet, sur un flux continu de porte- conteneurs qui irrigue tous les jours l’ensemble des économies nationales. Le fonctionnement de l’économie mondiale en flux tendu, le faible coût du transport maritime et les progrès techniques permettant la construction de navires capables d’emporter toujours plus de conteneurs rendent la mer indispensable dans les échanges internationaux.
Première conséquence : aujourd’hui, plus que jamais, le fonctionnement normal du pays est dépendant de la fluidité des échanges maritimes internationaux. Qu’un seul détroit, à Suez, Malacca, Ormuz ou Panama, soit bloqué, et en quelques jours des centaines d’entreprises sont contraintes au chômage technique et en quelques semaines nos économies peuvent être paralysées. Seconde conséquence : la liberté de circulation en mer et la sécurité des océans et des détroits sont devenues des éléments essentiels de notre sécurité.
La maritimisation, c’est une question de flux, mais c’est aussi une question de ressources. Avec l’épuisement des ressources terrestres, les réserves d’hydrocarbures et de minéraux des sous-sols marins et le potentiel en énergie renouvelable des océans seront vitaux aux économies de demain. Les entreprises de prospection et même d’exploitation se multiplient. Les océans deviennent un objet de convoitise, faisant de la maîtrise des mers un élément essentiel de la compétition internationale. Demain, une partie de la croissance mondiale viendra de la mer. Ce basculement de la terre vers la mer entraîne des conséquences stratégiques majeures que nous avons détaillées, régions par régions, dans notre rapport.
La maritimisation, c’est donc cette montée en puissance des enjeux maritimes.
Pour finir de l’illustrer, je citerai quelques chiffres assez parlants que vous pourrez utiliser à votre tour : le transport d’un conteneur de 20 tonnes entre la Chine et l’Europe coûte aujourd’hui moins cher que celui d’un seul passager par avion sur le même trajet ; 90 % du commerce mondial transite par la mer, 95 % des données de communication internationale y transitent grâce à un million de kilomètres de câbles de fibre optique ; on trouve en mer 22 % des réserves mondiales de pétrole et 37 % des réserves de gaz ; depuis les vingt dernières années, le tonnage transporté par voie de mer a doublé, il est passé de 4,5 à 9 milliards de tonnes par an ; en cinq ans, la flotte mondiale a cru de 36 % ; le trafic maritime européen a augmenté de 60 % en dix ans.
À partir de là, un premier constat s’impose : la maritimisation des enjeux économiques implique un rôle et une concurrence accrus des États en mer.
D’abord, cette nouvelle donne modifie l’équilibre géopolitique des océans. La mondialisation conduit à une recomposition des routes commerciales maritimes. À la fin du XXe siècle, on a vu les principaux axes maritimes se tourner de l’Atlantique vers l’Asie. Et, à l’évidence, le basculement du centre de gravité de l’économie mondiale redessine les routes maritimes. Aujourd’hui, les incertitudes et les menaces qui pèsent sur l’axe central de l’économie mondiale, qui va de la Méditerranée à la mer de Chine, en passant par l’océan Indien, conduisent, à terme, à rechercher d’autres voies. Celle de Panama, qui va doubler de largeur d’ici peu, celle du cap de Bonne Espérance, plus longue, mais aussi, avec le réchauffement climatique, les nouvelles routes au nord du globe qui placent l’Arctique au cœur de nouveaux enjeux stratégiques. Les Chinois commencent à utiliser cette voie.
Ensuite, la quête des ressources sous-marines et les demandes d’extension du plateau continental entraîneront une recomposition des frontières maritimes des Etats. Partout, la volonté d’appropriation des espaces maritimes conduit à une redéfinition des limites maritimes et à une « territorialisation » des fonds marins. Il y a une véritable compétition juridique des États devant la Commission des limites du plateau continental des Nations unies pour étendre leurs zones économiques exclusives. Cette compétition est juridique, mais elle peut être aussi militaire, comme c’est le cas en mer de Chine.
Enfin, avec l’exploitation des ressources fossiles en mer, on assiste à un début de sédentarisation de l’homme en mer. Tel Ulysse, l’homme a toujours été nomade en mer. Aujourd’hui avec 700 plates-formes off-shore en service, des centaines de milliers de personnes en charge de la production, du soutien et du support de ces plates-formes, y vivent sans compter le million de marins qui sillonnent tout au long de l’année les océans. Donc, l’homme se sédentarise en mer.
Cette économie maritime est désormais aussi un enjeu majeur de concurrence industrielle, dans le domaine de la construction navale bien sûr, dans le domaine militaire, dans celui des services off-shore, mais aussi dans celui des énergies et notamment des énergies marines renouvelables qui sont des marchés en émergence à fort potentiel de croissance.
Deuxième constat : ces évolutions présentent des opportunités, mais aussi des risques et des menaces.
Du côté des menaces, il y a le risque terroriste. Jusqu’à présent nous avons été préservés d’une bombe sale cachée dans l’un des millions de conteneurs qui entrent chaque année dans nos ports. Mais c’est une menace sérieuse pour le trafic maritime et pour la sûreté nationale. Il y a la piraterie, comme au large de la Somalie ou dans le golfe de Guinée. Cette piraterie est favorisée par le progrès technique et par des zones de non droit qui bordent certains océans. On assiste à l’émergence d’une véritable industrie de la piraterie maritime que les mesures prises peinent à endiguer. Il y a les flux criminels de drogue, d’armes, d’êtres humains. Il y a également les risques croissants pour l’environnement marin qu’occasionne cette appropriation progressive de la mer par l’homme. C’est un enjeu fondamental, je suis volontairement synthétique, il y aurait beaucoup à dire, et le rapport de plus de deux cents pages s’y attarde.
La multiplication des risques exige une implication croissante des États pour surveiller, contrôler et appréhender avec un niveau de violence sans cesse croissant. Aujourd’hui des pêcheurs en infraction dans les eaux guyanaises tirent à vue, les pirates de l’océan Indien possèdent des roquettes, les trafiquants ont des mini-sous-marins.
Mais, parfois, c’est la concurrence entre ces Etats qui constitue le principal risque. La maritimisation, c’est aussi une augmentation de risques de conflits engendrés par la convoitise des États devant les ressources sous-marines d’hydrocarbures ou la volonté de certains acteurs de s’approprier des routes maritimes stratégiques.
Chacun connaît la situation en mer de Chine, où les revendications nationales de ce pays sur son espace maritime éponyme provoquent une véritable course à l’armement dans l’ensemble de la zone et des incidents de plus en plus fréquents. Résultat : une augmentation massive des moyens navals avec des taux de croissance des budgets militaires navals de l’ordre de 10 % par an sur l’ensemble de la zone, là où le budget de nos marines européennes diminue chaque année de 1 %. N’oublions pas que la mer porte 50 000 navires de commerce ayant transporté en 2010 huit milliards de tonnes de marchandises, et que près de trois cents sous-marins appartenant à quarante nations circulent sous la mer…
Mais ce qui se passe en Chine pourrait très bien arriver en Méditerranée, où la découverte de nouveaux gisements d’hydrocarbures dans une zone entre Israël, le Liban et Chypre pourrait attiser les convoitises et être demain une source de conflit.
Dans ce contexte, où se situe la France dans cette nouvelle géopolitique des océans ? Quelles sont les conditions de la création d’un projet de société basé sur la mer ?
Premier constat : La France a des atouts.
1. Comme vous le savez, nous disposons du deuxième domaine maritime mondial, avec onze millions de km2, grâce à nos territoires d’outre-mer dont 80 % dans le Pacifique, ce qui représente deux fois la superficie de l’Europe, loin de la Métropole. Ce domaine regorge de ressources naturelles, il est encore peu exploré, peu exploité ni valorisé, et parfois mal délimité. Mais nous savons d’ores et déjà qu’à partir de 2019, la Guyane devrait produire du pétrole, peut-être à hauteur de 200 000 barils par jour. Les premières explorations à Wallis et Futuna semblent indiquer la présence de terres rares, ces métaux stratégiques essentiels aux nouvelles technologies. Nos zones économiques exclusives dans les zones tropicales apparaissent par ailleurs comme des champs d’expérimentations tout particulièrement adaptés pour les énergies marines renouvelables qui sont une filière industrielle d’avenir pour laquelle nous avons des champions nationaux.
La France a, dans cette compétition internationale, une carte à jouer, une carte à défendre et pas seulement en raison de ce territoire maritime qui pourrait, par ailleurs, bientôt s’accroître d’un million de km2. Mais pour que tout cela ait un sens, il faut avancer beaucoup plus vite sur l’exploration de nos ZEE (nous avons l’impression que l’exploration n’est pas à la hauteur de l’enjeu) et dans un premier temps que tous les territoires destinés à devenir des aires marines protégées soient préalablement explorés et que les décisions prises pour leur protection soient prises d’une manière professionnelle.
2. Ce contexte est également favorable parce que la France dispose d’une tradition maritime ancienne et d’une industrie civile et militaire navale particulièrement compétitive. Nous avons dans le domaine de la construction navale, du transport, de l’exploration maritime, des services, des entreprises qui sont parmi les leaders mondiaux. Et je salue ici le Cluster maritime, superbe outil de développement et de partenariat du monde de la Mer.
La multiplication des activités en mer, des plates-formes off-shore, pétrolières ou minières, la montée en puissance des marines des pays émergents, sont autant de nouveaux marchés pour nos industries et donc pour la croissance dont nous avons tant besoin pour redresser le pays.
Avec ses territoires d’outre-mer, la France dispose enfin d’un atout stratégique important qui lui assure une présence sur les trois océans. Grâce à ses appuis, et à une marine océanique de premier plan, la France est une puissance maritime reconnue.
3. La France a des atouts, mais aussi des handicaps, que sont des voies d’approvisionnement vulnérables, qui traversent un arc de crise, des infrastructures portuaires inadaptées, qui l’empêchent de devenir la porte d’entrée maritime de l’Europe, ce que la géographie lui permettrait pourtant d’être. Comme chacun le sait, le premier port de France est Anvers. Beaucoup de problèmes ont été réglés mais il en reste aussi beaucoup à traiter, en particulier sur nos ports ; ainsi la prise en compte des intervenants non maritimes sur nos ports doit être améliorée. Un porte-conteneurs de 15 000 conteneurs, c’est aussi de très nombreux trains ou 15 000 camions au déchargement.
En ce qui concerne la construction navale, il faut continuer à réfléchir à une organisation plus intégrée. Il est vrai que le succès en aéronautique d’Airbus ex-EADS nous fait tous rêver.
Rêvons un peu, puis agissons !
4. Dernières caractéristiques : la France dispose d’un espace maritime qui avant tout est celui des territoires d’outre-mer. Autrement dit l’avenir de ce domaine maritime dépendra de la qualité des relations entre la métropole et ces territoires, pour lesquels la valorisation et la sécurisation des activités maritimes sont des défis majeurs. Les conventions entre l’Etat et ses territoires doivent être précises et la sécurité des sites offshore assurée sur les ressources fiscales provenant des productions offshore, sans doute jusqu’à hauteur de 10 à 20 % de ces recettes car le budget de la Défense n’a pas à supporter cette dépense d’exploitation. Je vais y revenir. De même cette rente doit permettre de mettre en place des systèmes d’énergies marines renouvelables et permettre à nos territoires ultramarins de tendre vers une autonomie énergétique.
Deuxième constat : pour sécuriser ces activités et peser sur les équilibres internationaux, la France dispose d’une marine, dont le format étriqué lui permet de plus en plus difficilement de concilier l’ensemble de ses missions.
1° Il est vrai que la France possède une marine de haute mer à large spectre et une organisation de l’action de l’Etat en mer efficace. L’année 2011, pendant laquelle elle a multiplié les missions, dont la Libye et la Côte d’Ivoire, a illustré ses performances et elle a été indispensable pour SERVAL.
Avec un porte-avions et son groupe aérien embarqué, quatre bâtiments amphibies dont trois BPC, dix-huit frégates dont six de surveillance, dix-huit patrouilleurs, une force de guerre des mines, des sous-marins nucléaires d’attaque ou lanceurs d’engins et une aéronautique navale complète, la Marine française a jusqu’à présent porté haut la voix de la France. Elle a défendu ses intérêts et son influence grâce à une grande maîtrise de ses outils et un niveau opérationnel très élevé. Et, je veux ici saluer le dévouement et la qualité de nos marins.
2° Mais, avec un format en nette diminution depuis 2000, des renouvellements repoussés d’année en année, la Marine fait aujourd’hui le grand écart.
La France souhaite disposer d’une marine de guerre porteuse de la dissuasion nucléaire et capable d’entrer en premier sur un théâtre d’opérations avec un groupement aéronaval. Elle veut simultanément une marine capable de sécuriser l’ensemble de ses zones économiques exclusives et de pouvoir comprendre, prévenir, protéger, projeter, voire intervenir sur l’ensemble des océans de la planète.
Dans la réalité, force est de reconnaître qu’elle n’y arrive plus tout à fait et qu’elle y arrivera de moins en moins.
Car si la guerre en Libye a démontré la cohérence des choix capacitaires, les performances de nos armées, elle a aussi révélé nos limites. Nous avions à affronter un ennemi dont la capacité de nuisance était somme toute limitée. Cela serait très différent si, par malheur, il nous fallait intervenir en Syrie ou en Iran. Et pourtant nous n’avons pu mener nos missions au sein de la coalition en Libye qu’en passant à la trappe certaines missions permanentes, en détournant un SNA ou en annulant des opérations contre les narcotrafiquants.
Nous avons regardé de près les chiffres, l’âge des bâtiments, les taux de disponibilité, vous trouverez tout cela dans le rapport, je ne vais pas ici vous assommer de chiffres.
J’en prends un seul : si l'on considère les retraits temporaires de capacités, sur la période 2000-2012, le nombre de frégates a été diminué de 43 %. C’est d’autant plus important que les frégates sont la colonne vertébrale de notre marine.
Prenons un deuxième exemple, le renoncement à un deuxième porte-avions. Il conduit à de nécessaires périodes d’entretien du porte-avions Charles de Gaulle. Résultat : le groupe aéronaval n’est disponible que 65 % du temps.
Troisième exemple : les capacités en patrouilleurs hauturiers qui assurent la surveillance des ZEE des territoires d’outre-mer : elles baisseront de 70 % à l’été 2016, si l’on ne trouve pas de solution d’ici là.
Globalement, sans renouvellement, le vieillissement de la flotte conduira dans les prochaines années à des impasses capacitaires majeures.
En effet, entre 75 et 100 % des équipements doivent être modernisés ou remplacés dans les 10 prochaines années.
Alors que les missions augmentent du fait de la maritimisation du monde, les moyens de la Marine sont, non seulement sous le seuil de suffisance, mais risquent, à budget constant, de diminuer encore pour plusieurs raisons : 1. la flotte vieillit ; 2. nous avons décroché de la trajectoire fixée par le format 2008 ; 3. ce format avait lui-même, en 2008, sous-estimé les besoins liés à cette nouvelle donne stratégique ; 4. la maritimisation des enjeux s’accentue.
Nous sommes donc à la croisée des chemins. Il faut garder la hauteur de vue suffisante pour couvrir la décennie et plus ‒ des programmes comme le Barracuda nous engage jusqu’en 2065 ‒ et en même temps faire preuve de pragmatisme et de réalisme. Il faut une vision à long terme, mais ancrée dans le réel. Trop longtemps les lois de programmation ont été des vœux pieux, la grandeur de la France telle qu’on l’aimerait.
Chacun connaît les programmes de modernisation et de renouvellement envisagés par la Marine. Certains sont programmés depuis une décennie. Ils devront trouver des financements, dans un contexte budgétaire particulièrement contraint.
Il faut avoir à l’esprit que les choix qui seront faits engagent le pays sur le long terme et seront, pour certains, difficilement réversibles. On le voit dans le cas anglais : la perte de compétence dans le domaine des porte-avions mettra des décennies à être comblée, malgré l’aide des Français et des Américains.
Deuxièmement, il faut prendre la mesure de l’augmentation des menaces et des risques qui vont de pair avec la croissance du nombre des acteurs et des activités en mer.
Aujourd’hui pour appréhender des narcotrafiquants qui utilisent des go-fast et des lance-roquettes, il faut des moyens de haute mer. Demain, si nous construisons des champs d’éoliennes off-shore dans la Manche ou des centrales d’énergie thermique des mers à La Réunion ou dans les Antilles, il faudra des moyens pour sécuriser ces installations.
Troisièmement, il faut prendre la mesure des risques de conflits liés à la volonté d’appropriation des espaces et des routes maritimes.
À l’évidence, le Livre blanc de 2008 avait sous-estimé le phénomène. Comme le disait le Général de Gaulle à Brest en 1969 : « L’activité des hommes se tournera de plus en plus vers la recherche de l’exploitation de la mer. Et naturellement, les ambitions des États chercheront à la dominer pour en contrôler les ressources ». Il était, comme souvent, visionnaire.
C’était il y a quarante ans, et bien nous y sommes. Alors que les pays émergents sont en train de constituer des marines puissantes, les enjeux maritimes doivent être au centre des réflexions stratégiques du Livre blanc.
Entre 2011 et 2016, le budget « naval » de la Russie devrait augmenter de 35 %, celui de la Chine de 57 %, le Brésil de 65 %, l’Inde de 69 %. On nous dit : « Ils partent de si loin ! » C’est vrai, mais ils nous ont aujourd’hui dépassés en termes de tonnage. Celui des BRIC est supérieur à celui cumulé des marines françaises et britanniques. Vous nous direz : le tonnage ne fait pas tout, il y a la capacité de manier des systèmes d’armes complexes et polyvalents. Vous avez raison. Mais l’histoire économique nous montre que les pays émergents apprennent vite. Et pendant ce temps-là, la crise économique et financière européenne conduit les États du vieux continent à repousser dans le temps le renouvellement de leur flotte.
Ce qui est en jeu dans cette compétition, c’est non seulement nos intérêts dans l’ensemble de l’océan Indien et du Pacifique, mais c’est aussi sur le long terme la préservation des principes qui ont inspiré le droit maritime international et en particulier, la liberté de circulation en mer.
C’est enfin aussi la préservation de nos intérêts industriels et technologiques qui sont en jeu. La réduction des budgets de la défense européenne affaiblit sa base industrielle à un moment où les concurrents des pays émergents comme la Corée prennent des marchés dans des secteurs de plus en plus innovants.
Quatrième constat : il y a un risque de déclassement de la France et de l’Europe. On dit le monde réarme, l’Europe désarme, mais c’est dans le domaine naval une réalité qui doit nous conduire à accélérer la construction d’une défense de l’Europe.
Avec un PIB comparable aux États-Unis, l’Europe aligne un porte-avions quand les Américains en possèdent onze.
Compte tenu des restrictions budgétaires, la situation ne pourra que s’aggraver.
Plusieurs des capacités navales discriminantes, celles qui donnent l’avantage en cas de confrontation sont, en Europe, détenues par la France et par elle seule : projection d’une aviation de chasse puissante à partir de la mer, grands bâtiments amphibies capables de mettre en œuvre des groupes aéromobiles significatifs. D’autres ne sont partagées qu’avec un ou deux autres pays européens : sous-marins nucléaires, aviation de patrouille maritime, capacité de projection à longue distance d’une force de guerre des mines.
Les réduire ou les faire disparaître reviendra à priver l’Europe de ses capacités.
La crise financière que traverse l’Europe est un désastre. Elle peut être aussi une opportunité pour avancer vers une mutualisation partielle des dépenses navales, une rationalisation des forces, voire une utilisation commune des bâtiments.
Le traité franco-britannique de Londres pouvait constituer un nouveau départ vers un ensemble plus vaste. Les Britanniques et les Français possèdent, en effet, 60 % des navires européens de haute mer. La réalité de la mise en œuvre du traité de Lancaster illustre les difficultés de l’exercice.
La clef du succès reste le partage des visions stratégiques et une définition commune des intérêts vitaux. C’est pourquoi il faut se hâter de poursuivre la construction politique de l’Europe. C’est compliqué, mais c’est une impérieuse nécessité ! Pour moi, cette construction d’une marine européenne n’est pas crédible dans un délai court, mais les enjeux maritimes pour l’économie de l’Europe sont tellement importants que la piste d’une participation du budget européen au financement de la construction de navires de haute mer doit être travaillée.
Quelles conséquences tirer de ces observations sur le format de la Marine ?
En résumé, les missions augmentent et les moyens de la Marine diminuent. Dans ces conditions, si le budget de la Défense doit naturellement apporter sa contribution à la réduction du déficit des comptes publics, une contribution homothétique de la Marine conduirait à accroître encore le décalage entre les enjeux et les moyens. Vous l’aurez compris, notre conviction est que la Marine ne doit pas être la variable d’ajustement du ministère de la Défense, parce que le contexte naval a changé.
Plutôt que de dresser une liste des équipements à renouveler par ordre de préférence, le groupe de travail a développé dans son rapport écrit les principes directeurs qui devraient caractériser la marine de demain. Je pense notamment à la permanence, au pré-positionnement en mer, à la polyvalence, à la précision, à la complémentarité et l’interopérabilité.
On ne peut, par exemple, qu’être frappé par la dissémination des sous-marins. Aujourd’hui quarante Etats en possèdent, 270 sous-marins d’attaque sillonnent les profondeurs, qui sont de plus en plus peuplées,… de moins en moins le monde du silence. Leur nombre ne cesse de croître. De ce fait, la modernisation de frégates de lutte anti-sous-marine est aujourd’hui une nécessité. Cohérence avec nos zones d’intérêt et nos approches maritimes, je pense à la Méditerranée qui est devenue une zone d’incertitude avec les recompositions politiques qui ont suivi les printemps arabes, mais aussi à nos ZEE et à nos routes d’approvisionnements qui passent par l’océan Indien ou Ormuz.
J’entends déjà quelques-uns dire qu’il faut réviser nos ambitions pour les ajuster à nos moyens. Le problème, c’est que ne choisissons pas le niveau de risque et de menace auquel nous sommes confrontés. Il n’y a pas si longtemps, on évoquait volontiers, à la fin de la guerre froide, les dividendes de la paix. Le monde multipolaire se révèle beaucoup plus instable que celui de la guerre froide. La communauté nationale doit réaliser que sa sécurité et sa défense ont un coût.
Mais, ne nous voilons pas la face, nous sentons poindre un risque de déclassement de la France. Pour conjurer cette tendance, il n’y a pas trente-six voies, il nous faut créer de la richesse et retrouver de la croissance. L’économie maritime peut y contribuer. Il y a là de nouvelles filières industrielles qui peuvent être les emplois de demain. L’État peut accompagner ces filières d’avenir, mais il faut trouver la juste mesure.
C’est pourquoi nous estimons que cette stratégie militaire doit être accompagnée d’une stratégie industrielle de valorisation du secteur maritime et d’une stratégie diplomatique européenne en faveur d’un modèle maritime international responsable.
Soutenir l’économie maritime française, c’est : soutenir la filière industrielle des chantiers navals dans la compétition internationale ; développer les ressources énergétiques et minérales marines ; définir une véritable stratégie portuaire pour favoriser l’inter-modalité et la compétitivité ; développer une pêche et une aquaculture durables ; suivre et évaluer notre politique maritime.
Chacun de ces thèmes mériterait un rapport. Je voudrais vous exposer deux pistes : la première est de créer un commissariat aux énergies marines renouvelables qui puisse fédérer les acteurs publics et privés de ce secteur afin d’accélérer la mise en place de ces nouvelles technologies ; la seconde est de renforcer les moyens en expertise du Secrétariat général à la mer et son rôle notamment dans la déclinaison du format de la fonction garde-côtes.
De même, il nous paraît impératif de développer des coopérations internationales en faveur d’un modèle maritime international responsable.
Il nous faut approfondir la construction d’une Europe de la mer. L’Union européenne doit jouer à l'avenir un rôle croissant au sein des enceintes internationales du domaine maritime (OMI, OMC, ONU) dans le cadre d’une véritable politique maritime.
La France doit avoir une démarche active dans la définition de cette politique maritime européenne.
Une attention particulière doit être accordée à la Méditerranée qui se caractérise par une forte dépendance écologique réciproque entre les pays riverains.
Vous l’aurez compris, la maritimisation est un enjeu majeur de l’évolution du contexte stratégique. Dans la situation budgétaire actuelle, le défi auquel sont confrontés les pouvoirs publics est de réduire les dépenses sans injurier l’avenir. C’est pourquoi il faut bien réfléchir à la pertinence des choix que nous serons amenés à prendre dans les prochains mois en matière d’investissement et de défense, et garder à l’esprit le grand large et le « temps long ».

C&M 2013-2014 n° 1

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