Éloge

Séance du 25 janvier 2017

Eloge de l’ingénieur en chef du génie maritime Jean Alleaume

Cet éloge est présenté par Jacques Dhellemmes, son successeur dans la section Sciences et techniques, en présence de Mme Alleaume ainsi que de quelques-uns de ses enfants et petits-enfants.

Le 4 mars dernier s’éteignait Jean Alleaume. Ayant eu l’honneur de lui succéder au sein de la section Sciences et Techniques, il m’incombe la tâche délicate d’évoquer sa mémoire devant ceux qui l’on bien connu. Délicate car je ne l’ai personnellement que rarement rencontré ; délicate également car, prenant mes fonctions au sein de Gaztransport et Technigaz, mon prédécesseur faisait souvent état de la guerre commerciale et technique qu’ils s’étaient livrés pendant presque quinze ans et soulignait, parfois avec des mots un peu vifs, son esprit combatif.

Jean Alleaume est né le 3 février 1925 dans la Manche. D’origine provinciale, la famille s’expatrie très vite, son père allant travailler dans les mines et aciers de la Sarre alors sous tutorat français. Il entre à l’Ecole Polytechnique en 1945 où il poursuit des études brillantes qui lui permettent d’intégrer le corps très prisé du Génie Maritime.

En 1951, à la sortie de l’Ecole du GM, il est affecté à l’établissement des constructions navales d’Indret, chargé de la réalisation et du suivi en service des appareils propulsifs des bâtiments de la Marine nationale. Travaillant au sein du service « Métallurgie et contrôle des fabrications », il y côtoie les grands spécialistes des matériaux que sont alors Henri de Leiris, le théoricien qui, par la suite, a présidé notre académie, Yvon Bonnard, son chef de service, le praticien, qui fut inspecteur général à EDF lors de la réalisation du premier grand programme électronucléaire français, et Pommelet, le chantre de la propulsion navale à cette époque.

D’une très grande capacité de travail, d’un formidable dynamisme et d’une créativité remarquable, il fait évoluer les appareils propulsifs des navires du programme naval de l’après-guerre, notamment les chaudières à vapeur équipant les grands navires, croiseurs en particulier, dont les tubes de vapeur posaient de gros problèmes de fiabilité. Devenu chef de service, il met au point la méthode de soudage extrêmement pointue de la cuve du réacteur nucléaire de type graphite gaz étudié dans le cadre du premier projet de sous-marin nucléaire français, le Q 244. Il lance les études d’une nuance d’acier plus simple à mettre en œuvre qui sera finalement retenue pour le développement des réacteurs à eau pressurisée de propulsion navale.

Parlant de cette période il dira de lui-même : « Bonnard fut donc mon premier mentor, un mentor exceptionnellement attentif à mes progrès (comme un père peut l’être à l’égard de son fils) ; il m’apprit avec patience les rudiments d’abord puis les raffinements de cette science complexe qu’est la métallurgie. La connaissance des propriétés ultimes de la matière, la maîtrise des techniques de mise en œuvre des matériaux, sont à la base de tout progrès industriel ; elles constituent un art subtil particulièrement difficile à pratiquer ; elles sont l’un des fondements essentiels du métier d’ingénieur ». Ayant eu moi-même la chance de débuter ma carrière dans un des centres d’expertise et d’essais, je ressens particulièrement la pertinence de ces propos : Indret fait de J. Alleaume un ingénieur dans le sens le plus exaltant et le plus complet du terme.

En 1957, il est appelé par EDF pour chercher remède à la grave avarie survenue lors de la construction du premier réacteur nucléaire civil à Chinon. Cette intervention est un succès et la centrale sera couplée au réseau dans les délais prévus. Il suit en parallèle les enseignements de l’Institut National des Sciences et Techniques Nucléaires de Saclay.

La carrière de J. Alleaume connaît de nouveau une inflexion avec la rencontre de René Boudet et d’Henri Deschenes. Nous sommes en 1961, la production de gaz de houille au Royaume-Uni décline, des réserves très importantes en Algérie cherchent un débouché : l’aventure du transport maritime du méthane débute. J. Alleaume, qui a auparavant rejoint la société Gazocéan pour s’occuper d’une flotte de butaniers propaniers auxquels il apporte des innovations (l’un de ces navires portera plus tard son nom) va, au moment de la scission entre les équipes chargées de surveiller la construction du méthanier Jules Verne et celles chargées de développer une nouvelle technique de cuves à membranes, participer à la création de Technigaz en 1963. Il en sera le patron jusqu’en 1974.

Avec notre regretté confrère Gilbert Massac et avec le soutien de Gilbert Fournier, il va utiliser le brevet du norvégien Bo Bengsston portant sur un pliage de « tuiles » d’aluminium permettant de faire en sorte que, sous l’effet du froid, la rétractation soit isomorphe. Sous son impulsion, une technique aboutie sera développée, permettant le transport maritime d’importantes cargaisons de méthane liquide à la température de -163° C dans des cuves aux parois minces d’acier inoxydable gaufré placées à l’intérieur des navires et supportées par un système d’isolation thermique protégeant la coque du froid.

Il forme ainsi, avec G. Massac et G. Fournier, une équipe remarquablement créative, unie et dynamique qui va trouver les solutions pour assembler les tôles et en faire une cuve reliée à la coque, pour mettre au point les méthodes de remplissage et de vidange des cuves, pour isoler les cuves d’abord avec du balsa puis plus tard avec une mousse de polyuréthane renforcée de fibres de verre, pour définir une barrière de sécurité imposée par le code gaz... Tout était à faire et, sous son impulsion, tout fut fait avec grand succès.

La mise en service en 1971 du Descartes, méthanier de 40 000 m3 exceptionnellement grand pour l’époque, commandé par Gazocéan aux Chantiers de l’Atlantique, fut unanimement saluée comme une grande réussite technique et industrielle. Ce succès sera suivi par la commande d’une série de cinq navires de 125 000 m3 destinés à la liaison Arzew-Fos dont le premier, le Mostefa Ben Boulaïd, fit son premier voyage en 1976 et vient seulement d’être retiré du service.

Il donna beaucoup de sa personne pour que tout se passe bien et ses « virées » automobiles en DS entre Paris, le Havre et Saint-Nazaire, à des vitesses qui aujourd’hui lui feraient retirer sur le champ son permis de conduire, ont laissé à ceux qui l’accompagnaient - notamment G. Massac, devenu directeur général de Technigaz et Bertrand Vieillard-Baron, responsable du contrôle des fabrications - de chauds souvenirs : moins d’une heure et demie pour aller de Paris au Havre rencontrer G. Fournier (le compteur de la voiture pilotée par J. Alleaume descendant rarement en dessous de 160 km/h y compris dans la côte de Bon Secours à Rouen, où il roulait au ralenti !) 

La même technique de membrane gaufrée fut, quasiment en même temps, transposée avec de nombreux succès par Technigaz à des réservoirs terrestres de gaz naturel liquéfié.

J. Alleaume sera, dans l’équipe, celui qui pousse les idées nouvelles. Utilisant une métaphore peut-être hardie, il les cueille partout : il apparaît comme le créatif, comme le novateur, mais surtout il fait preuve d’un entrain, d’une énergie et d’une volonté farouche. G. Massac sera, à côté de lui, « la règle à calcul », celui qui gère les idées, les élague parfois, les concrétise. En face de J. Alleaume, G. Fournier donne la réplique avec une vue d’industriel mais aussi avec l’enthousiasme que nous lui connaissons et R. Boudet les achète !

La récession qui touche la construction des navires méthaniers et l’apparition d’une autre technique de navires à membranes provoque des difficultés chez Gazocéan et la carrière de J. Alleaume va de nouveau s’infléchir. La société E.M.H., petite ingénierie dans le domaine mécanique et hydraulique a, grâce à un de ses ingénieurs, Robert Vilain, remporté un concours organisé par Elf Aquitaine sur les dispositifs de chargement en mer du pétrole. Elle se voit attribuer la commande de trois colonnes articulées pour Elf, Mobil et Shell. Disposant de peu de moyens, E.M.H. est à la peine et les plans de ces colonnes sont parfois plus du « tel que construit » par la CFEM à Dunkerque, que des plans « bon pour fabrication » ! Les difficultés de trésorerie surviennent. J. Deschênes, patron de CFEM, est alors conduit à prendre le contrôle d’E.M.H. et demande à J. Alleaume d’en prendre la présidence. Toujours avec le dynamisme qui le caractérise, J. Alleaume va grandement étendre le marché des colonnes articulées et dispositifs de chargement en mer du pétrole. Il conclura un accord de joint-venture avec la société norvégienne Kvaerner et prendra des marchés de conception, construction et installation hors de la mer du Nord, notamment en Libye, au Mexique et en Chine.

Il règne alors chez E.M.H. une période exceptionnelle d’enthousiasme et de dévouement à l’entreprise. Malgré des marchés pris souvent avec des clauses favorables au donneur d’ordre et devant des difficultés sérieuses qui auraient pu mener l’entreprise à la déconfiture, l’énergie d’organisateur et l’habileté négociatrice dont J. Alleaume fait preuve, permet en maintes occasions de trouver une issue satisfaisante à la fois pour le client et pour E.M.H. Pour J. Alleaume, l’exercice de son métier est un impératif absolu qui ne souffre aucun compromis et l’objectif du succès impose que l’on prenne tous les risques raisonnables, que l’on endure toutes les peines. C’est l’une des raisons pour lesquelles il est devenu une « figure » pour les donneurs d’ordre, les grandes compagnies pétrolières : il a le feu sacré comme eux, il raisonne comme eux mais en fait il prend beaucoup plus de risques financiers qu’eux car E.M.H. n’a jamais été adossée à un grand groupe d’envergure internationale. C’est l’une des raisons pour lesquelles, dans les années 1980, après être passé du groupe CFEM au groupe Spie, E.M.H. s’est vue mettre en difficulté par des contrats déficitaires, en Chine notamment.

En 1987, J. Alleaume, qui a soixante-deux ans, quitte E.M.H. et devient conseil auprès de diverses entités. A la DCN il est fait appel à ses services dans le cadre d’un projet de vente de sous-marins nucléaires à la Marine Royale Canadienne. Pour cela, il est apparu nécessaire de créer - à l’initiative de J. Alleaume - une structure de droit privé, DCN International. L’échec de la vente au Canada, imputable à des raisons de politique intérieure canadienne qui ont prévalu sur le soutien de l’État-major de la Marine Royale Canadienne à l’option DCN, n’a pas arrêté DCN International qui devient en quelques années le principal vecteur de l’exportation de navires militaires construits par la DCN et qui réalise par ailleurs quelques contrats civils tels la construction de deux plates-formes de forage offshore pour Sedco-Forex. A la suite d’une étude menée par notre confrère l’Ingénieur général Poimboeuf, étude à laquelle J. Alleaume a activement participé, il est décidé à la fin des années 1990 de transférer tous les actifs industriels de la DCN (y compris les actifs immatériels tels que les bureaux d’études, etc. ...) à une société privée sous contrôle de l’Etat. Cette société qui a absorbé DCN International, est l’actuelle DCNS.

Il rejoint notre académie en 2000 et optera pour l’honorariat à la fin de 2008.

C’est donc un ingénieur exceptionnel et un exceptionnel meneur d’hommes que nous honorons aujourd’hui. C’est un inventeur qui contribua par une cinquantaine de brevets français et étrangers au développement des techniques de transport maritime et de stockage du GNL et aux techniques de l’offshore pétrolier.

J. Alleaume était commandeur dans l’ordre de la Légion d’honneur et chevalier du Mérite maritime.

J. Alleaume était marié et père de famille, et je terminerai en le citant une fois de plus, parlant de son épouse : « Modèle même de la femme forte, telle que la Bible la raconte, c’est sur elle que depuis plus d’un demi-siècle, je m’appuie avec confiance sans qu’elle défaille jamais. C’est elle qui, pierre après pierre, a construit notre foyer, un foyer chaud et accueillant qu’elle a voulu beau, où elle a su élever admirablement quatre enfants, souvent seule, en palliant avec maestria les défaillances d’un chef de famille trop souvent absent trop longtemps ».

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