Éloge

Séance du 27 janvier 2016

Éloge du Professeur André Lebeau

Cet éloge est prononcé en présence de la famille de M. Lebeau par M. Alain Laurec, son successeur dans la section Navigation et océanologie
C’est un honneur pour moi d’avoir à évoquer la mémoire d’André Lebeau. Je ne l’ai pas personnellement rencontré. L’analyse de ce qui a été écrit à son sujet et de ses livres, les propos de ceux qui l’ont connu m’ont cependant convaincu de l’importance de son legs, de la richesse de la personne. J’ai su ainsi que je n’aurais pas à chercher laborieusement de quoi étoffer mon intervention. Comme l’aurait dit un pêcheur de mes amis, l'homme « faisait la maille ». N’attendez pas de moi cependant une hagiographie, il l’eût à plusieurs titres détesté, ni une biographie exhaustive. Je veux simplement vous faire part des réflexions que me suggère l’analyse du parcours singulier d’André Lebeau. J’évoquerai évidemment ce que furent sa vie professionnelle et ses prolongements, puis sa brillante intelligence, enfin les traits de caractère qui m’ont frappé.

Sa trajectoire professionnelle donc. C’est à dessein que je n’ai pas parlé de carrière. Ce terme peut évoquer le carriérisme, travers dont il était au plus loin. Si la carrière n’est que le destin des médiocres, médiocre il ne le fut en rien. Je préfère évoquer sa trajectoire professionnelle, expression pleinement adaptée à son passé spatial. Il débuta au mieux par des études brillantes, empruntant ce que certains appellent sans crainte de l’oxymore la voie royale de la méritocratie républicaine. Fils d’instituteurs, il rejoignit la section Sciences de l’Ecole normale supérieure, pour en sortir major, passant l’agrégation avant de soutenir une thèse. Les premières années de sa vie professionnelle sont révélatrices. Ayant franchi les passes de l’agrégation, puis celles de la thèse, André Lebeau n’a pas poursuivi dans les eaux balisées d’une carrière d’enseignant chercheur. Sa vie professionnelle fut au contraire un phénomène hautement non linéaire. Il avait saisi dès 1958 la possibilité de participer à la deuxième expédition antarctique française de l’année géophysique internationale. Ce n’était pas le choix le plus confortable à la fin des années 50 ; à titre d’exemple, les possibilités de communication se limitaient à 30 mots de morse par mois, à répartir entre les proches. Il fut ensuite le créateur et le directeur du groupe de recherche ionosphérique, ce qui l’amena à s’investir sur les questions spatiales et la météorologie. Les domaines choisis allaient devenir cruciaux, mais cela n’allait nullement de soi à l’époque. Il a fait partie de ceux qui ont vite défendu le développement de lanceurs français puis européens. Les faits lui ont donné raison. Loin d’user de dons divinatoires André Lebeau avait analysé de façon rationnelle et approfondie les enjeux, les possibilités et les perspectives.

Dès 1965, à 32 ans, il est nommé directeur des programmes du Centre National des Etudes Spatiales, puis quitte le CNES pour l’Agence Spatiale Européenne (ASE/ESA) dont il devient directeur général adjoint. Le parcours semble stabilisé, mais il bifurque en 1980. André Lebeau quitte alors l’ESA pour occuper la chaire de Techniques et programmes spatiaux du Conservatoire National des Arts et Métiers, tout en étant responsable de 1980 à 1983 de la Mission du musée des sciences et techniques, qui prépara à la Cité des sciences de la Villette.

Après ces années marquées par des choix audacieux et une expérience diversifiée, avec une ouverture sur les dimensions internationales, viennent les responsabilités majeures. Il est nommé en 1986 à la tête de la Météorologie nationale puis devient président du CNES en 1995-1996. Tandis qu’il occupait ces hautes fonctions il continuait à transmettre son savoir au CNAM. Il apportait aussi son concours à de nombreux comités et conseils touchant aussi bien le Bureau des longitudes et les Terres Australes Françaises que les recherches polaires et la météorologie. Ces structures dépassaient largement le champ national puisqu’il fut aussi président de l’Organisation européenne pour l’exploitation des satellites météorologiques, et vice-président de l’Organisation météorologique mondiale. Dans cette période riche je souligne en particulier son apport à la météorologie. Il fut en charge de ce domaine pendant huit années, suffisamment longtemps donc pour qu’il y donne sa pleine mesure. Il a permis à la météorologie nationale de réussir une importante délocalisation de Paris à Toulouse associée à un changement de statut. Selon les mots de son ancien collaborateur Pierre Lauroua : « Avec André Lebeau la météorologie nationale est devenue majeure ».

Son parcours est d'autant plus impressionnant qu’André Lebeau s’est vu confier des postes éminents sans être guidé ni appuyé par un grand corps de l’Etat, sans faire partie d’une écurie politique ni bénéficier de l’accélération qu’assure le passage dans un cabinet ministériel. Les compétences scientifiques qu’il a su acquérir très tôt, son expérience, lui ont donné une crédibilité technique qui fit beaucoup pour sa légitimité au sein de structures où il chercha et parvint toujours à susciter l’adhésion. Il a tout au long de son parcours professionnel œuvré pour le service public au sens plein du terme, tout en cherchant à rendre les services plus efficaces, en combattant avec un réel succès les immobilismes. Il eut le courage, loin du confort d’une discipline scientifique isolée, de rechercher les interfaces. C’est vrai de la combinaison des disciplines scientifiques, mais aussi de la liaison entre la science et les autorités politiques comme entre la science et la société : à la fin des années 80 il montait personnellement au créneau pour défendre le travail des prévisionnistes de la Météo devant des médias parfois agressifs.

Quand vint le moment, en 1996, où il estima impossible de suivre le chemin choisi par les autorités politiques, il démissionna et entama non une retraite, mais une nouvelle phase. N’étant plus impliqué formellement dans les circuits de pouvoir, il devint un homme d’influence. Il chercha et parvint à faire bénéficier les autres de son expérience et du fruit de ses réflexions. Il le fit en continuant à enseigner, en se mettant à la disposition des autorités pour des consultations comme celle qui le conduisit à faciliter la réforme du Service hydrographique de la Marine, et notre confère Yves Desnoës pourrait vous dire à quel point l’analyse et l'appui d’André Lebeau lui furent précieux. Approfondissant sans cesse ses réflexions il semble en outre avoir été saisi dans ses ouvrages récents d’un sentiment d’urgence face aux défis qu’allait poser à l’humanité la rencontre entre les limites de la planète et la croissance démographique. Les débats sur l’effet de serre, sur lesquels il apporta des éclairages précieux, sont à raison pour lui la première facette d’un défi d’ensemble. Ses derniers ouvrages montrent à la fois sa capacité à approfondir sans cesse ses réflexions, ancrées dans son expérience, nourries de lectures toujours élargies, et son espoir de susciter des prises de conscience et de lancer des débats.

Un mot enfin pour clore cette première partie : les liens entre André Lebeau et le monde maritime. Il fut élu comme membre de cette Académie en 2001. Il soulignait alors à juste titre l’importance de son service militaire de 30 mois au sein du Service hydrographique de l’époque, y compris de nombreux mois de navigation. Sa contribution ultérieure à la prise en compte des liaisons océan-atmosphère fut essentielle et a directement bénéficié à la météorologie marine. A lui seul l'apport des techniques spatiales à la navigation aurait justifié son appartenance à la section Navigation et océanologie, dont il fut d’ailleurs élu président en 2006. Il avait enfin pour le monde des pêcheurs une sympathie qui datait de ses premiers contacts avec eux et ne se démentit jamais.

Pour en venir à sa brillante intelligence, son éminente aptitude pour la physique avait été démontrée dès son passage rue d’Ulm. Les réussites aux concours ne démontrent pourtant que l'aptitude à résoudre des problèmes choisis et clairement posés par d’autres. La thèse indiqua quant à elle une aptitude à l’autonomie et à la créativité. André Lebeau a montré ultérieurement bien plus encore, faisant preuve d'un éclectisme étonnant, d'une capacité de synthèse hors norme. Gourmand de toutes les formes de savoir, faisant son miel de tous les produits de l’intelligence humaine, il disposait d’une culture vaste qui englobait mais dépassait les sciences dures. Dans ses livres les références embrassent les textes les plus récents comme les sagesses les plus anciennes. Sa curiosité intellectuelle semble n’avoir pas eu de limites, ni en termes de domaines ni dans le temps. D'un de ses livres à l’autre, et ce jusqu’aux derniers, il a incorporé de nouvelles références. Il a toujours démontré son intérêt pour les aspects économiques et sociétaux, même s’il a souvent marqué sa déception quant à l’apport effectif des sciences humaines, en l’état actuel des disciplines. L’épistémologie et la philosophie ont de même retenu son attention. Les multiples citations dont il tisse ses livres, qui incluent aussi bien Henri Poincaré que Karl Popper, Brillouin que J.-L. Borges, Leroi-Gourhan qu’Occam (dans le latin d'origine pour ce dernier), Rutebeuf et Villon que Stephen Gould et Jarel Diamond, sont faites sans trace de cuistrerie. Elles viennent à point renforcer le propos. L’intérêt pour les lettres d’André Lebeau était manifeste. La lecture de ses livres le montre et ses proches le confirment ; il fut grand amateur de littérature, avec une prédilection pour la poésie et pour Marcel Proust. C’est un des facteurs qui expliquent la qualité de la langue dont il use. La malchance m’a valu de commencer mes lectures de ses ouvrages par une phrase un peu ardue, qui me fit craindre qu’André Lebeau ait été un « autre écrivain latin de langue française ». Il n’en est rien et, même s’ils sont souvent denses, ses textes sont d’une clarté qui approche le classicisme, avec une aptitude savoureuse aux formules ciselées, jamais pesantes ni grandiloquentes. A titre d’exemple il qualifie la non-intervention des autorités britanniques lors des famines du XIXe siècle en Irlande de « génocide par omission ». On peut difficilement faire plus bref et plus caustique.

Les textes cités ont manifestement été pour beaucoup longuement analysés. André Lebeau avait comme ce fut dit une capacité de synthèse exceptionnelle, percevant dans un domaine a priori hétéroclite des lignes de force comme lorsque, dans son ouvrage L’engrenage de la technique, il propose un ordonnancement dans le foisonnement des techniques. Cela lui a permis de proposer toujours des priorités claires, d’élaborer des stratégies judicieuses. L'esprit était aussi profond qu’il était brillant et éclectique.

Pour en venir enfin aux traits de caractère, de brillantes qualités intellectuelles peuvent rester vaines si la personnalité n’est pas suffisamment affirmée, mais André Lebeau fut une très forte personnalité. Certaines aptitudes, comme le sens de l’organisation et des responsabilités, le charisme, sont des conditions sine qua non pour réussir comme il le fit à la tête d’organismes aux effectifs et budgets importants. Il fit preuve de ces qualités de manière exceptionnelle. Je n’y reviendrai pas, pas plus que sur la curiosité intellectuelle et l’audace déjà évoquées. Je voudrais en revanche mettre en avant d’autres traits singuliers.

Le premier est la combinaison de ténacité et de rigueur, rigueur morale comme intellectuelle. L’homme était droit dans ses convictions. Le différend qui marqua son départ du CNES, lié au fait que les autorités politiques voulaient accorder au financement des vols habités une importance qu’il jugeait excessive, montre sa rigueur morale. Il a maintenu son opinion et l’histoire lui a là encore donné techniquement raison. Au-delà de cet événement majeur, ceux qui l’ont connu le décrivent comme un homme de devoir, appuyé sur ses convictions, faites avant tout d’analyse et de réflexion. Il fallait de la ténacité et de la rigueur pour mener à bien la réforme de la Météorologie nationale, au-delà des refus et des grèves. Même ceux qui n’étaient alors pas en accord avec lui soulignent le respect et l’estime qu’ils avaient pour la droiture d’André Lebeau. Au plan de la rigueur de pensée, ses livres montrent un souci constant de respecter les nécessaires étapes, où l’analyse précède la synthèse, faute de quoi celle-ci risque, selon sa propre expression, de se « réduire à de vagues prophéties », de séparer prévision, prédiction et préconisation. La volonté de rigueur l’amène au passage à toujours rechercher le mot juste. Son refus vigilant des anglicismes est bien plus que la coquetterie d’un honnête homme de l’ancienne école ; elle montre sa crainte d’une dérive vers la confusion des esprits. « Si l’on cède sur les mots on est prêt à céder sur les choses » disait Freud. C’est à juste titre qu’André Lebeau épinglait ainsi ceux qui, paraphrasant Popper, parlent de « falsification » de la science là où il convient de parler de réfutation.

Au titre des traits majeurs je suis également admiratif de sa volonté constante de préserver sa liberté intellectuelle et son indépendance d’esprit. André Lebeau se défiait des écoles de pensée, des querelles quasi théologiques telle celle qui oppose certains à propos de la place du réductionnisme en sciences : il refusait de prendre parti entre ceux qui lui semblaient de parti pris. Il écartait les dogmes et les tabous, déplorait une séparation insuffisante entre ce qui relève d’une part de la science réfutable et d’autre part des croyances ou de simples intuitions ou extrapolations, même habillées d’un vocabulaire scientifique. Il se défiait des tentations du confort intellectuel. Cela doit d’ailleurs être rapproché de ses choix professionnels qui ont privilégié les interfaces et le renouvellement des problématiques. Il n’hésitait pas à se référer à des auteurs qui pour d’autres sentent le souffre, que ce soit Malthus, Marx ou Fukuyama, analysant avec soin les ouvrages de ceux dont il ne partageait pas les conclusions. Son refus du confort intellectuel l’amenait enfin à se défier des prévisions rassurantes trop vite acceptées. C’est vrai de la certitude de certains pour qui les crises apportent toujours en elles-mêmes les solutions aux problèmes en cause, comme de la foi en la technique, d’autres pour qui la science apportera nécessairement la réponse à tous les problèmes. Il reprend ainsi à plusieurs reprises l’expression d’ « arrogance de l’humanisme » qu’il emprunte à David Ehrenfeld. Il dénonce à juste titre la facilité avec laquelle beaucoup considèrent que la démographie humaine va spontanément se réguler. Il refusait toujours de se voiler la face.

André Lebeau était en outre animé d’une forte volonté de transmettre ses savoirs et le fruit de ses réflexions, ce dont témoigne son long engagement au CNAM, comme sa participation à des émissions radiophoniques à caractère pédagogique. Une phrase, extraite de l’avant-propos de son livre L’enfermement planétaire, est particulièrement révélatrice : « La clarté de la vision d’un individu isolé, la pertinence de ses préconisations n’ont évidemment aucun effet à moins que, d’une façon ou d’une autre, ils ne se propagent et ne déterminent des comportements collectifs ». C’est cette analyse qui l’a amené à chercher, notamment par ses livres, à convaincre ses contemporains de l’urgence des dossiers que son expérience et sa réflexion lui faisaient percevoir comme cruciaux.

André Lebeau savait certainement être froid et ferme, comme ses fonctions l’exigeaient et pouvait même, selon les syndicalistes qui ont négocié avec lui, aller jusqu’à la colère. Mais tous lui reconnaissent un souci des autres constant. Lors de la migration des services de la météorologie, il se préoccupa de ce que tous les conjoints du personnel déplacé à Toulouse trouvent une solution professionnelle satisfaisante. Cette ouverture aux autres allait de pair avec la capacité d’écoute dont il a constamment fait preuve avec tous, proches et amis comme au plan professionnel. Son refus des injustices l’a amené à défendre ceux qui selon lui étaient les vrais initiateurs de la politique spatiale française, sans bénéficier de la notoriété méritée, égratignant au passage les nombreux pères autoproclamés du programme Ariane.

Pour évoquer un dernier trait de caractère je vous invite à vous tourner vers la photographie que son épouse, Madame Anne Lebeau, a bien voulu confier à notre Académie. André Lebeau y sourit et, si je puis me permettre, nous gratifie d’un regard malicieux. Il avait, ce que m’a suggéré la lecture de ses livres, et qui m’a été confirmé, un goût affirmé pour l’humour, et plus particulièrement pour un humour à froid, parfois caustique, « sans rien en lui qui pèse ou qui pose ». Il le révèle au travers de diverses citations qui émaillent même les chapitres les plus austères de ses livres. Il emprunte ainsi à Bussy-Rabutin la remarque selon laquelle « Dieu est d’ordinaire pour les gros bataillons contre les petits ». Il cisèle de lui-même des remarques malicieuses, comme par cette noétique : « le besoin de se placer dans un groupe aussi haut que possible, et de transmettre cet avantage à ses descendants, est commun aux babouins et aux familles aristocratiques ».

Mon intervention touchant à sa fin je voudrais souligner pour conclure l’importance de l’apport d’André Lebeau. Il a joué un rôle majeur dans des choix stratégiques qui, par leur pertinence, ont été et restent un atout pour notre pays, notamment dans le domaine spatial et la météorologie. Son refus des idées reçues comme des excès irrationnels, son ouverture intellectuelle, son expérience des relations humaines ont fait de lui une figure éminente de rationnel raisonnable. Il fut et reste un exemple. Il nous laisse des ouvrages solidement nourris et structurés dont je recommande vivement la lecture. Au-delà des raisonnements exemplaires ils sont une mine de chiffres clefs et une source de références dont beaucoup méritent une lecture attentive. J’espère ainsi que les débats auxquels ses livres appellent seront repris et approfondis.

Un dernier mot enfin… Si j’ai d’emblée noté que je n’avais pas connu André Lebeau, après toutes les heures passées en sa compagnie pour préparer cette intervention, je dois vous le dire, je le regrette désormais vivement.

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