Conférences

Recherche et innovation : l’avantage technologique

Alain Bovis
Directeur de DCNS Nantes-Indret

Le 13-12-2017

Jean Pépin-Lehalleur, président de la section Sciences et techniques, présente M. Alain Bovis. Il souligne la diversité et la qualité de ses expériences dans l’industrie, comme directeur de DCNS Nantes-Indret ; dans la recherche, avec la fondation de DCNS Research ; dans l’enseignement de l’hydrodynamique et de l’architecture navale à l’ENSTA.

Le progrès technique est inhérent à l’évolution des armements depuis leur origine, annonce M. Bovis, mais, en tant que concept stratégique, l’avantage technologique a été théorisé, dans le domaine naval, au début du XVIIIème siècle et a été pendant deux siècles un instrument d’égalisation de puissance du « faible », la France, mais aussi des jeunes Etats-Unis d’Amérique face à la puissance dominante, l’Angleterre.

La montée de nouvelles puissances navales, les deux conflits mondiaux puis la guerre froide, ont alimenté une course à la technologie qui a pu s’appuyer sur l’accélération du progrès scientifique et qui visait dès lors, contrairement aux siècles précédents, la suprématie militaire.

L’avantage technologique, concept théorique, ne peut être avéré que par l’expérience opérationnelle. Il n’est qu’une facette de la suprématie militaire qui repose sur bien d’autres facteurs structurels et humains.

L’affrontement technologique, dans sa forme actuelle, relève de la guerre totale car il mobilise l’ensemble des ressources scientifiques, industrielles, financières et humaines (éducation) des adversaires. Par la multiplication et la diffusion des technologies duales, il se déplace de plus en plus sur le terrain économique.

Le progrès technologique tend vers une im-personnalisation des combats (armes « au-delà de l’horizon », missiles « tire-et-oublie », drones, cyberguerre) et modifie la nature, le but et l’éthique de la guerre.

1. L’avantage technologique ou la science utilisée comme arme stratégique

Durant tout le XVIIIème siècle, la France est en proie à des crises financières successives. Les budgets militaires y sont en majeure partie alloués à l’armée de Terre, l’œuvre de Colbert et de Seignelay largement effacée par l’opposition entre Plume et Epée. En 1720, la Marine ne compte plus que 33 vaisseaux lorsque la Royal Navy en aligne 155.

A partir de 1723, le nouveau secrétaire à la Marine, Maurepas, entreprend, avec des moyens limités, la reconstruction de la Marine. La science est vue comme « un égalisateur de puissance ». Maurepas nomme un savant, membre de l’Académie des Sciences et botaniste de formation, Inspecteur général des constructions navales. Duhamel du Monceau s’attachera pendant 40 ans, s’appuyant sur l’Académie des Sciences, puis sur l’Académie de Marine qu’il contribue à créer, à développer les sciences et l’architecture navales dont il diffuse la connaissance aux futurs ingénieurs-constructeurs dans la « petite école » du Louvre qu’il fonde en 1741.

Plans en trois vues et calculs imposés contribuent à réaliser des navires plus stables, plus rapides et mieux manœuvrant que leurs contemporains. Il en est ainsi du vaisseau de 74 canons qui devient le standard de la marine française. L’un d’eux, L’Invincible, capturé en 1747 au large du cap Finisterre sera étudié en détails par les officiers anglais (le Captain Koppel, écrit :«Invincibleoutsails the whole of the Navy of England») et sera reproduit dans toutes les marines européennes.

En 1782, alors que s'achève la guerre d'indépendance américaine, l'ingénieur-constructeur Jacques-Noël Sané normalise les plans-types à l'échelle 1/48 ; les équipements, en particulier la mâture, sont standardisés. LeTéméraire de 74 canons sera le premier d'une longue série de plus de 100 navires construits jusqu’en 1814.

Plus des trois quarts des vaisseaux engagés à la bataille de Trafalgar par la France, l’Espagne et l’Angleterre seront du type « 74 canons » inspiré de L’Invincible.

Le XIXème siècle connaîtra quatre innovations majeures : la vapeur, le fer et l’acier, l’artillerie moderne, et enfin, le sous-marin.

La vapeur et le fer seront introduits par le développement rapide du commerce et soutenus par la puissance industrielle et financière anglaise. La navigation à vapeur se développe sur les grands fleuves américains dès le début du siècle pour s’étendre rapidement aux fleuves européens et au cabotage. L’architecte Brunel concevra en 1838 le Great Western, premier transatlantique à vapeur. Forte de son industrie sidérurgique unique au monde, la Grande-Bretagne va également développer la construction en fer qui permet d’augmenter la taille et la résistance des navires. Le Great Eastern, conçu par Brunel et construit par John Scott Russel en 1858, sera, avec ses 32 000 t de déplacement le plus grand navire construit jusqu’à la fin du siècle.

La Royal Navy se montre hésitante à suivre la voie de la marine marchande au nom des traditions de la marine à voile mais aussi en raison du poids, de l’encombrement, du peu de fiabilité et de la faible puissance des premières machines à vapeur à roues peu compatibles avec un navire militaire.

En France, la Restauration puis le second Empire mènent une politique ambitieuse pour la Marine, en soutien d’une active politique coloniale. Les constructions militaires bénéficient du soutien politique, du baron Portal au prince de Joinville, puis de Napoléon III lui-même. L’ingénieur du Génie Maritime Tupinier dirige les constructions navales de 1811 jusqu’en 1843 et soutient le développement de la vapeur. L’ingénieur Marestier est envoyé en mission d’étude aux Etats-Unis, Dupin en Angleterre. L’établissement de machines à feu d’Indret est créé en 1827 pour mettre fin au monopole de l’industrie anglaise. En 1842, le jeune Dupuy de Lôme est envoyé étudier les constructions en fer en Grande-Bretagne auprès de Scott Russel.

Une compétition technique s’engage entre les deux marines et se poursuivra jusqu’à la chute du Second Empire, durant laquelle, à plusieurs reprises, la France prend l’initiative. Ainsi, alors que la Grande-Bretagne entame à partir de 1845 la conversion de ses bâtiments de guerre à voile avec une machine à vapeur auxiliaire, Dupuy de Lôme propose un vaisseau spécifiquement conçu pour une propulsion principale à hélice, le futur Napoléon. Le succès de ce navire amena le prince de Joinville à déclarer : « Un fait d’une importance capitale nous a donné les moyens de relever notre puissance navale déchue. Ce fait, c’est l’établissement de la navigation par la vapeur ». La Royal Navy, touchée au vif, réplique avec l’HMS Agamemnon.

La Gloire, premier bâtiment à coque en bois cuirassée entraîne deux ans plus tard le lancement du HMS Warrior à coque en fer. Avec les cuirassés en fer de la classe Solférino, la marine française disposera en 1863 de la première escadre cuirassée. Elle égale la Grande-Bretagne en nombre de vaisseaux à vapeur.

Avec La Tortue, Bushnell préfigure en 1781 une nouvelle arme qui jouera un rôle capital tout au long du XXème siècle. Indétectable, elle est l’arme du faible, destinée à forcer le blocus imposé par la marine anglaise à la jeune république américaine.

En 1870, Dupuy de Lôme est chargé par le gouvernement et la Défense nationale de réaliser un aérostat dirigeable pour communiquer avec Paris assiégé. L’engin sera testé avec succès à Meudon en 1872. Dupuy de Lôme estime que, dès lors, grâce au moteur électrique, le problème de la navigation sous-marine, auquel s’étaient heurtés dix ans plus tôt Bourgeois et Brun, est en passe d’être résolu. C’est Gustave Zédé, disciple de Dupuy de Lôme, qui réalisera en 1888 Le Gymnote. Dix ans plus tard, Maxime Laubeuf donnera au concept, avec le Narval et son double système propulsif, sa forme définitive, reprise par les marines allemandes, italiennes, espagnoles, russes.

L’Angleterre tardera à reconnaitre la révolution introduite par le sous-marin ou, la reconnaissant trop bien comme étant à son détriment, ne fera rien pour l’encourager. En 1924, tirant les leçons de la première guerre de l’Atlantique pendant laquelle les U-boat allemands couleront 6 400 navires marchands totalisant 13 millions de tonneaux et 400 000 tonnes de navires de guerre, l’Amiral Jellicoe reconnaitra l’impréparation de la Royal Navy face au Péril sous-marin.
La Marine française, malheureusement, sombrera des conséquences de la défaite de 1870 et de ses propres querelles internes. D’autres puissances navales émergent, Allemagne, Japon et Italie qui, s’ajoutant au rival colonial français, inquiètent la Grande-Bretagne. Celle-ci veut affirmer sa suprématie et inaugure l’ère des Dreadnought en même temps qu’elle développe sa doctrine des deux puissances.

Le Dreadnought, mis en service en 1906, déclasse tous les navires existants, désormais qualifiés de pré-Dreadnought. Ce nouveau cuirassé accumule les innovations techniques et architecturales : turbines à vapeur, artillerie standardisée, conduites de tir électriques, éclairage et transmission d’ordres électriques, TSF. Toutes les marines adopteront par la suite le même concept. Les premiers Dreadnought français, de type Danton, n’entreront en service qu’à partir de 1911.

La Première Guerre mondiale, la montée des tensions qui suit le Traité de Versailles, les limitations imposées par le traité de Washington, entrainent une course technologique alimentée par l’accélération du progrès scientifique.

L’aéronautique naissante trouve rapidement son application navale avec le déploiement d’hydravions embarqués et la mise en œuvre de plates-formes dédiées, les porte-avions, à partir de la fin de la Première Guerre mondiale.

Dès 1917, les travaux de Paul Langevin en France et de Robert Boyle en Grande-Bretagne démontrent la possibilité de détecter un sous-marin en plongée par réflexion d’une onde acoustique. Alors que ces travaux, en France, sont mis en sommeil, Britanniques et Américains travaillent sur un système opérationnel, l’ASDIC, ancêtre du sonar, dont le premier exemplaire sera monté en dès 1919 sur le patrouilleur P59. Il faudra attendre 1939 pour que la Marine française commande ses premiers exemplaires.

Les premiers essais de détection de navires et aéronefs par ondes électromagnétiques remontent au début des années 1930 et les premiers radars montés sur navires, apparaissent dès le début de la Seconde Guerre mondiale. Le radar aéroporté jouera un rôle décisif dans l’issue de la guerre sous-marine en Atlantique, conduisant réciproquement vers de nouvelles inventions destinées à conserver aux sous-marins leur indétectabilité. Ce sera dans un premier temps le schnorchel puis, à la fin de la guerre, l’adoption de nouvelles formes hydrodynamiques optimisées pour la navigation en plongée, et enfin le développement de nouveaux types de propulsion en plongée, comme le moteur Walter.

La lutte entre le canon et la cuirasse, entre armes offensives et techniques défensives, alimente la course technologique des armements. Dans les marines en bois, le boulet, arrêté par le bordé vise essentiellement à démâter et à tuer. L’apparition de l’obus explosif avec les canons Paixhans à partir de 1827 permet à un seul coup près de la flottaison de couler une coque en bois. L’artillerie des navires va encore évoluer avec le canon rayé de Treuille de Beaulieu, la culasse frettée et le chargement par la culasse, enfin par l’augmentation du calibre des futs qui passent de 160 à 450 mm à la fin du siècle.

La réponse aux progrès de l’artillerie fut l’application d’une cuirasse en fer, d’abord sur des batteries flottantes qui montrèrent leur efficacité lors de la guerre de Crimée puis sur les navires de haute mer à partir de La Gloire. L’épaisseur des plaques croit de 11 cm sur La Gloire à 55 cm sur Le Terrible en 1887 et jusqu’à 61 cm autour de la citadelle du HMS Inflexible de 1876. La cuirasse s’étend également au pont blindé et est complétée à partir de 1873 par la ceinture cellulaire proposée par Emile Bertin. La bataille de Lissa en 1866 couronna le triomphe de la cuirasse : la flotte italienne tirera plus de 1 450 obus sur les navires autrichiens sans en couler un seul tandis que le navire amiral Re d’Italia sombrera après avoir été éperonné par le navire amiral Ferdinand Max. Pendant un temps on revint à l’éperon jusqu’à La Patrie de 1901, qui fut le dernier cuirassé français à éperon. Les batailles de Yalu (1894) et de Tsushima (1905) redonnèrent la primauté à une artillerie renforcée par les culasses en acier.

L’attaque de la frégate anglaise Sheffield en 1982 par deux Exocet argentins, puis celle de l’U.S.S. Stark en 1987, ont profondément marqué l’évolution de l’architecture des navires de surface : abandon des superstructures en aluminium, recherche de la furtivité, exigences de survivabilité. Elles furent la preuve qu’une information tactique incomplète et mal interprétée pouvait conduire à un manque fatal de réaction de l’équipage dans une situation d’urgence où le temps se trouvait considérablement réduit et marquèrent le développement des systèmes digitaux de direction de combat.

La guerre froide fut une répétition permanente du grand affrontement impossible entre blocs. On y « montrait » ses muscles technologiques. A la puissance technologique et industrielle américaine répondaient la qualité scientifique et l’inventivité soviétique, cependant bridées par l’insuffisance technique des réalisations.

Au Nautilus, premier sous-marin nucléaire américain, lancé en 1954, qui passe sous le Pôle Nord en 1958 répond le K-3 soviétique, lancé en 1958 qui lui-même réalisera une croisière sous le Pôle en 1962. Les deux marines, suivies par les Britanniques et les Français, enchaîneront les classes successives de SNA et SNLE, cherchant à gagner l’avantage en vitesse, discrétion, profondeur de plongée ou puissance d’armement. Les sous-marins de type Alpha, équipés d’un réacteur au plomb fondu, étaient crédités de 40 nd de vitesse en plongée et atteignaient 800 m d’immersion en essais. Leur carrière opérationnelle fut néanmoins émaillée d’incidents et d’accidents dus notamment à la mauvaise qualité des matériaux et des soudures.

Démonstrateur de l’ensemble des capacités nationales, la technologie sert, dans le monde multipolaire, de marqueur stratégique d’appartenance à un club de puissances. Cela s’applique en particulier à la propulsion nucléaire, et à l’allonge mondiale qu’elle confère à la puissance maritime. La technologie de la propulsion nucléaire n’est maîtrisée depuis plusieurs décennies que par les cinq puissances membres permanents du Conseil de Sécurité. Encore plus que l’arme nucléaire elle-même, aujourd’hui dangereusement disséminée, la propulsion nucléaire nécessite une mobilisation globale de ressources techniques et industrielles, d’une infrastructure et d’une chaîne logistique dont peu de nations disposent.

Les technologies militaires peuvent être classées en trois catégories. Les technologies de suprématies ne sont accessibles qu’à un nombre très restreint de nations de haut niveau de développement scientifique, technique et industriel ayant conduit avec continuité un effort d’investissement important depuis des décennies. Il en est ainsi de la propulsion nucléaire, des technologies de la furtivité, des missiles de croisière, des grands logiciels de traitement de données tactiques. Ces technologies ne sont généralement pas partageables ou dans des conditions très limitées. La catégorie des technologies à seuil est accessible à un nombre croissant de nations au prix de choix économiques et industriels volontaristes et soutenus. On trouve enfin, dans la troisième catégorie, les armes utilisant des technologies rudimentaires nécessitant des parades dont le coût est sans commune mesure avec celui de ces armes. L’utilisation à des fins terroristes ou criminelles d’internet est l’exemple le plus récent de telles technologies.

L’évolution des procédés industriels a longtemps été guidée par l’évolution technologique des navires. Ainsi, la propulsion à vapeur, qui nécessite l’allongement des coques, conduit au développement de la métallurgie et à la construction en fer et à la réalisation de nouvelles formes de radoub.

La soudure à l’arc, expérimentée dès 1908, remplace progressivement le rivetage. Elle permettra un allégement significatif des coques et une meilleure résistance des joints, moins sensibles à la corrosion. Elle permettra incidemment de développer la préfabrication d’ensembles.

Depuis les années 1990, la baisse des budgets de défense, l’augmentation de la complexité des systèmes et la compétition à l’exportation nécessaire à l’économie des industries de défense nécessitent une amélioration continue de la productivité des processus industriels de conception et de réalisation. Une part importante de la recherche propre de cette industrie est donc consacrée à cette amélioration. Ainsi, la construction en sections, introduite à la fin des années 1980, puis la réalisation de berceaux pré-équipés, sont justifiées par les meilleures conditions de fabrication qu’elles apportent pour la recherche d’une meilleure productivité et pour satisfaire les nouvelles exigences comme la discrétion acoustique.

De nouvelles technologies, déjà en expérimentation comme la réalité augmentée ou la robotique, permettront d’accroitre encore la qualité de réalisation « du premier coup », augmenter la sécurité au travail encore insuffisante sur les chantiers, réduire le temps de construction.

2 La maîtrise de l’innovation technique

L’innovation s’impose aujourd’hui comme une obligation dans toutes les organisations.
Une innovation est une idée novatrice mise en application et reconnue par l’usage.
Une invention scientifique ou technique ne garantit pas l’innovation.


  • Une innovation doit passer par un processus de maturation qui la rend réalisable (techniquement, financièrement, industriellement) et utile.

  • L’utilité de l’innovation se mesure en termes d’efficacité et d’acceptabilité.

  • L’innovation ne peut être reconnue qu’après démonstration opérationnelle.



Cette innovation, même celle que l’on qualifie d’innovation de rupture, peut prendre des décennies pour s’imposer. Proposée par Denis Papin dès 1707, testée sur la Seine par Jouffroy d’Abbans en 1776, la propulsion à vapeur ne s’imposera comme propulsion principale des navires qu’à partir de 1850. Il lui faudra encore 50 ans pour se généraliser alors que déjà le moteur Diesel apparait.

L’innovation technique suit un processus, dit de Recherche et Développement, qui conduit de l’invention scientifique à son application industrielle et opérationnelle. Ce processus est divisé en phases d’activités successives : la recherche fondamentale d’où émergent les nouveaux concepts, la recherche appliquée appelée encore industrielle ou technologique, qui démontre la faisabilité industrielle et économique de ces concepts et en démontre l’utilité opérationnelle, enfin le développement qui intègre la nouvelle technologie dans la conception et l’industrialisation d’un produit industriel.

La phase de recherche technologique, appelée Etudes Amont dans le vocabulaire de la DGA, est essentielle car elle prépare, à l’usage des spécificateurs et des concepteurs l’éventail des technologies nouvelles applicables. L’adoption, dans un projet de navire, contraint par le temps et le budget, d’inventions séduisantes mais immatures, se traduit immanquablement par des échecs, des surcoûts et des dépassements de délais.

Plusieurs pays ont adopté ces derniers temps des « Initiatives d’Innovation de Défense », le DoD américain en 2014, le MoD britannique en 2016, notre propre ministère des Armées en octobre 2017. Les objectifs en sont de déceler en amont les inventions porteuses d’innovations potentielles afin de ne pas prendre de retard dans leur analyse et leur qualification, puis de mobiliser les ressources nécessaires, scientifiques et industrielles, notamment dans les PME, pour réduire le temps de transfert de l’idée au système.

L’introduction de nouvelles technologies ou de nouveaux concepts dans les systèmes navals soumis à des conditions opérationnelles et environnementales particulièrement exigeantes nécessite un processus de validation et de démonstration systématique. Très tôt, les constructions navales en France, comme en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, ont appuyé l’innovation sur une recherche technologique propre, combinant expérimentation et démonstration physiques avec l’élaboration de règles pratiques et d’outils de conception.

Dès son origine, l’établissement d’Indret a réuni un bureau d’études, un atelier de fabrication et une station d’essais où des ingénieurs comme Moll, Joessel, Houdaye, y ont élaboré les améliorations successives des machines et chaudières à vapeur. A partir de 1924, l’établissement s’est doté d’un laboratoire de métallurgie devenu aujourd’hui le CESMAN, au sein de Naval Group Research.

La Commission d’Etudes et d’Expérimentations de Gâvre a été créée en 1829 près de Lorient. Y seront testées les innovations successives dans l’artillerie de marine. A partir de 1871, la Commission s’intéresse également à l’étude des blindages et jouera un rôle essentiel dans les progrès de la métallurgie des aciers. Après 1945, l’activité de la Commission évolue vers les armes nouvelles : roquettes, charges offensives, missile Masurca. Devenu le GERBAM au sein de la DGA, le centre de Gâvre sera fermé en 2010.

Le Bassin d’essais des carènes, construit en 1905, contribuera à la conception des carènes et hélices de tous les programmes navals ; diverses grandes installations seront construites au fil des ans. Dans les années 1990, il sera reconstruit au Val de Reuil avec des installations d’essais qui restent parmi les plus performantes au monde.

Enfin, une importante activité de recherche technique est développée à Toulon dès la Première Guerre mondiale, au sein de diverses commissions d’études pratiques réunies en 1921 en Centre d’Etudes de Toulon. Le laboratoire rattaché, héritier du laboratoire de Paul Langevin, devient en 1939 le Centre de Recherche de la Marine, dissous en 1940.

De nouveaux centres de recherche, notamment en détection sous-marine seront reconstitués au sein de la sous-direction Etudes de la DCAN de Toulon à partir de 1945.

Après la séparation de la Direction des Constructions Navales, les centres d’études de Toulon sont rassemblés au sein du centre « Techniques navales » de la DGA. L’entreprise DCNS recréera en 2011 son propre centre de recherche technologique DCNS Research situé principalement à Nantes (technologies de plate-forme) et Toulon (technologie des systèmes de combat et de la furtivité).

Si la mise au point et la validation des technologies en laboratoire sont des étapes nécessaires, la qualification à la mer donne la démonstration incontournable de leur valeur opérationnelle et des conditions de leur mise en œuvre.

L’histoire retient que ce n’est qu’après l’essai comparatif de deux avisos, le Rattler équipé d’une hélice et l’Alectro muni de roues à aubes en 1845 que l’Amirauté britannique fut convaincue de l’intérêt de l’hélice. La guerre de Crimée, où s’illustrèrent les frégates à hélice Napoléon et Agamemnon et les batteries cuirassées françaises de type Devastation, orienta définitivement la construction navale vers la vapeur et le fer.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, les transformations majeures des systèmes de combat de surface et sous-marins n’auraient pas été possibles sans les innombrables essais réalisés depuis des plates-formes dédiées, le Gymnote, le Commandant Rivière, l’Ile d’Oléron, le Dauphin, le Langevin, ou depuis des bâtiments opérationnels mis à disposition par la Marine. Avec la réduction de format des forces, de tels moyens ne sont plus aujourd’hui disponibles et doivent être suppléés par des plates-formes à terre, les SIF, Shore Integration Platforms, ou par des simulations.

L’architecture navale est une discipline faite de synthèse et de compromis dans un cadre extrêmement contraint en vue de satisfaire au mieux une mission donnée. L’accumulation d’équipements des plus sophistiqués ou d’innovations les plus récentes ne saurait aboutir à un navire satisfaisant sans le souci constant des équilibres structurants. Si Forfait l’a déjà énoncé dans son traité sur la mâture de 1788, nombre sont ceux qui au fil des ans ont pu l’oublier.

Le dernier quart du XIXème siècle, se terminant par l’humiliante crise de Fachoda, a été de ce point de vue dramatique pour la Marine française. Une organisation déficiente avec la séparation des directions des constructions et de l’artillerie, des conseils de travaux incompétents et déchirés entre tenants des cuirassés et défenseurs des torpilleurs, des projets successifs mis au concours entre ports, des délais de construction interminables (dix ans pour le Magenta, lorsque la Grande-Bretagne construisait ses cuirassés en deux ans) ont créé la « flotte d’échantillons » de la IIIème République.

Le Hoche, le « Grand Hôtel », ou les cuirassés « chavirables », navires surprotégés mais lents et peu stables, sont les exemples les plus cruciaux de cette dérive.

La création du Service Technique des Constructions Navales par Emile Bertin en 1895 mettra fin à cette période noire et permettra à la Marine de se reconstituer, à la veille de la Première Guerre mondiale.

La cohérence entre les performances militaires - efficacité des systèmes de détection et des systèmes d’armes, furtivité - et les performances nautiques - vitesse, autonomie, tenue à la mer, manœuvrabilité - est liée à des caractéristiques globales du navire qui ne peuvent être attribuées à aucune de ses installations particulières. En ce sens, le navire armé est un tout, un système fortement intégré, soumis à une architecture d’ensemble.

3. Le navire du futur

Le « navire du futur » est une appellation générique pour un certain nombre d’actions de recherche menées avec le soutien des pouvoirs publics nationaux et européens. Depuis 2011, une stratégie nationale cohérente, en même temps qu’une mobilisation accrue des financements publics, sont recherchées au sein du Conseil d’Orientation de la Recherche et de l’Innovation pour la Construction et les Activités Navales. Au niveau européen, la plate-forme technologique Waterborne réunit les industriels, centres de recherche et représentants des Etats et travaille avec la Commission pour élaborer les volets transport maritime, croissance bleue et, à partir de 2020, défense navale du Plan Cadre de Recherche, Développement et Innovation.

Dans le domaine civil, mais avec un impact évident sur les constructions navales militaires, la politique de recherche publique vise à répondre à trois principaux défis sociétaux, celui de la transition énergétique, celui de la protection de l’environnement, celui de la sûreté.

En matière énergétique, on se souvient de 2008, au baril de pétrole à 150 dollars et de la Marine nationale contrainte à réduire son activité à partir de l’été. La réduction de la résistance à l’avancement des carènes, l’amélioration des rendements propulsifs, l’extension de l’utilisation de l’énergie électrique à bord, y compris pour de nouveaux types d’armes, le recours à d’autres sources d’énergie comme l’hydrogène, visent à réduire la dépendance des navires aux énergies fossiles.

Dans le même temps, des règlementations internationales (OMI) et européennes de plus en plus strictes exigent de réduire l’impact environnemental du trafic maritime : émissions d’oxyde de soufre, d’oxyde d’azote, de gaz à effet de serre, mais également pollution de l’eau, pollution acoustique.

Enfin, le renforcement de la sûreté de la navigation et des opérations en mer reste plus que jamais d’actualité comme l’ont démontré, ces derniers mois, les quatre collisions dramatiques subies en moins d’un an par des navires américains de la 7ème flotte.

En matière militaire, les études amont de la DGA sont consacrées, dans le domaine naval, d’une part à la préparation des programmes futurs par la réalisation d’études de concept et de faisabilité, consacrées au futur renouvellement de la flotte.

Elles concernent d’autre part des technologies spécifiques dans les domaines stratégiques de la maîtrise des signatures (la furtivité dynamique, la réduction des signatures acoustiques transitoires et magnétiques), de la détection (nouveaux radars, intégration de drones aériens, de surface et sous-marins, tenue de situation multiplates-formes, de nouvelles armes à énergie dirigée, de l’augmentation des performances des systèmes propulsifs), compacité, versatilité, optimisation énergétique grâce notamment à l’utilisation de la supraconductivité et de nouvelles batteries à hautes performances, de la sécurité et de la survivabilité ; de la tenue au feu de nouveaux matériaux ou cyberdéfense.

La supériorité technologique tient principalement en quelques capacités fondamentales :

  • Tenir la mer et couvrir l’espace dans ses trois dimensions grâce à une mobilité accrue, l’usage de drones et la complémentarité de différentes plates-formes.

  • Accéder à l’infodominance, c’est-à-dire la maîtrise (communiquer et détecter, neutraliser, se protéger) dans l’espace des ondes électromagnétiques.

  • Gagner en furtivité, parallèlement aux progrès des moyens de détection, notamment par la maîtrise des signatures instationnaires et intermittentes.

  • Disposer d’armes de supériorité, puissantes et hypervéloces comme l’artillerie laser ou électromagnétique, les missiles hypersoniques.



Le progrès technologique impacte au premier chef les opérateurs, notamment par une réduction continue des équipages, observée depuis les débuts de la propulsion à vapeur.

De plus en plus de tâches sont confiées à des automatismes. Ceux-ci ne remplacent pas l’opérateur humain dans la prise de décision mais en changent fondamentalement le rôle, le déchargeant de tâches ancillaires pour le concentrer sur l’analyse de situation et la décision.

L’usage de drones embarqués est déjà une réalité, tandis que se développent des projets de navires sans équipage. Le programme ACTUV de la DARPA vise à développer un drone de surface à vocation anti-sous-marine et à long région d’action. Un prototype baptisé Sea Hunter a été lancé en 2016. Rolls Royce a annoncé il y a quelques semaines avoir étudié un patrouilleur sans équipage pouvant se déplacer jusqu’à 3 500 milles avec une vitesse maximale de 25 nœuds.

Au mois d’août dernier, l’entreprise Wartsila a piloté depuis San Diego aux Etats-Unis un supply de 70 m dronisé naviguant près des côtes du nord de l’Ecosse.
Toutefois, l’accroissement de l’autonomie des systèmes armés ne manque pas de soulever des questions d’éthique sur la nature de la guerre, la responsabilité de l’action et de frappes éventuelles, le contrôle de la décision, voire du comportement, de robots « auto-apprenants ».

Introduits dès le début des années 60 avec le NITDS (Naval Intelligence Tactical Data System) aux Etats-Unis puis le SENIT (Système d’exploitation navale de l’information tactique) en France, les logiciels de direction de combat ont, au fil des décennies, évolué vers, d’une part une intégration et automatisation de plus en plus poussée de la veille tactique et de la mise en œuvre des armes, d’autre part vers l’utilisation généralisée d’architectures logicielles ouvertes et évolutives et de composants informatiques civils. Parallèlement, la puissance de calcul embarquée a cru exponentiellement, faisant du navire de combat moderne un système cyber-socio-physique des plus complexes.

Le futur proche, celui des futures frégates de taille intermédiaire, est celui de « l’équipage augmenté », dans lequel un équipage compact utilise toute la puissance des aides informatiques, intelligence artificielle et réalité virtuelle, pour la conduite, les opérations et la maintenance du navire.

Mais la révolution numérique ne fait que commencer et les technologies de l’information envahissent le cycle de vie du navire, du bureau d’études aux opérations.

La simulation, maquette numérique, réalité virtuelle dans la conception, réalité augmentée, robotique dans la réalisation, intelligence artificielle, cloud technologie dans les opérations, Internet des objets, réalité augmentée dans la maintenance, constituent le navire intelligent de demain, réalisé et entretenu dans le chantier 4.0.

Le défi est de combiner, dans des navires dont la durée de vie restera multi-décennale, la vitesse d’évolution de technologies aux cycles infiniment plus courts et des évolutions socio-culturelles qu’il est aujourd’hui difficile de prévoir. Plus que jamais, l’avantage technologique reposera sur l’étroite et harmonieuse complémentarité entre l’homme et la machine.

C&M 1 2017-2018

  Retour  

Copyright © 2011 Académie de marine. Tous droits réservés.