Conférences

Chine - États-Unis, la rivalité de deux puissances maritimes

Alain Oudot de Dainville
Membre de la section Marine militaire de notre compagnie et ancien chef d’état-major de la Marine

Le 08-03-2017

L’amiral Alain Oudot de Dainville, membre de la section Marine militaire de notre compagnie et ancien chef d’état-major de la Marine, auteur d’un Faut-il avoir peur de 2030 ? nous présente quelques-unes de ses réflexions.

Aujourd’hui, les feux de l’actualité sont braqués sur la lutte contre l’organisation de l’État islamique. Politiques et journalistes ont appris à connaître un acronyme arabe, Daesh.
Le sunnisme est traversé par une de ces poussées rigoristes, qui ressurgissent périodiquement depuis l’avènement de l’Islam : les partisans du calife auto-proclamé veulent mettre un voile sur la tendance jugée décadente des civilisations occidentales et de ceux qui ne vivent pas leur Islam. Ils veulent aussi se venger des frustrations accumulées avec au premier plan l’absence de règlement de la question palestinienne, comme le rappelait Oussama ben Laden après l’attentat du World Trade Center.

Demain, le califat sera rejeté. Subsisteront, tant en Occident qu’en Orient, les attentats contre les infidèles, encouragés par les maladresses occidentales et la rigidité chinoise, le terrorisme d’Al Qaïda ou de l’OEI, qu’on ne pourra plus appeler Daesh.

Mais la menace la plus dangereuse venant de ces mouvements rigoristes est ailleurs : c’est celle d’une arrivée des frères musulmans par les urnes, dans des démocraties dévastées.

- avec le soutien démocrate américain, pour qui le marché transcende l’idéologie,
- mais avec l’hostilité chinoise pour qui la prospérité requiert la stabilité.

C’est dans ce contexte de frustration que grandit la rivalité entre Chinois et Américains.

Les États-Unis, dès qu’ils se sont intéressés à ce qui se passait en deçà de leurs frontières, ont été fascinés par la Chine. Cet immense réservoir d’hommes représentait un marché gigantesque. Jusqu’au début du XIXè siècle, la Chine était la première économie du monde, forte de sa puissance démographique, avec un produit intérieur brut qui représentait en 1820 le tiers du total mondial contre un quart à l’Europe occidentale, avant de régresser puis sous nos yeux d’entamer une remontée fulgurante.

Bien sûr la Chine, dans bien des secteurs, n’est pas encore à la hauteur de sa rivale, mais elle aspire à retrouver le statut de grande puissance que son inconscient n’a jamais occulté, ainsi que sa domination ancestrale sur l’Asie de l’Est. Elle doit faire face à une menace terroriste islamiste ouïghour dans le Xinjiang (dernier attentat le 14 février 2017), et à des tensions sociales importantes, mais elle continue à croître, dans un système politique qui la met à l’abri du désordre démocratique. La faiblesse de la Chine, du milieu du XIXè siècle au milieu du XXè siècle, marquée par l’intrusion des Occidentaux, l’humiliation de la diplomatie de la canonnière et le conflit avec les Japonais, explique son acharnement depuis 1949 à redresser sa fierté nationale, sans perdre l’originalité de son caractère.

C’est donc sur cette rivalité stratégique entre Chinois frustrés et Américains nantis, dont l’Europe ne peut se désintéresser, que je me propose de vous livrer quelques réflexions, sur ce défi majeur entre des antagonistes à l’esprit si différent :
- les Orientaux pour qui seul le flou permet d’obtenir une vision globale,
- alors que tout doit être net pour des Américains manichéens.


La mondialisation


Avant de continuer je voudrais m’arrêter sur le catalyseur de cette rivalité, la mondialisation qui attise cette rivalité dont Chine et États-Unis sont les deux principaux organes.

C’est une tendance lourde dont l’inversion apporterait régression à court terme. Elle s’est imposée à l’humanité par étapes :
- les échanges commerciaux ayant brisé les frontières territoriales et culturelles des ethnies,
- le livre imprimé ayant réuni les conditions de l’universalité,
- les progrès des moyens de transport l’ayant banalisé,
- internet et le cyberespace ayant parachevé l’œuvre en faisant tomber les barrières de la connaissance et brassant les univers sociaux.

Elle crée un terreau favorable au terrorisme par son caractère universellement nomade, qui facilite la propagation des germes.

Elle contraint de dépasser les intérêts nationaux. Autant, par le passé, un peuple cherchait à défendre sa terre nourricière, autant la mondialisation trouble la perception de ses intérêts. Pour prendre un exemple naval, où sont les intérêts sur un bateau propriété de X sous pavillon Y, avec une cargaison qui appartient à l’instant T à Z et qui pourra changer de propriétaire à l’instant T’.

Les deux protagonistes ne tirent pas les mêmes atouts de cette situation : ils ne subiraient donc pas les mêmes conséquences d’une crise : les Américains ont plus de latitude à manipuler les bons du Trésor, alors que l’économie chinoise ne peut se permettre de perdre des marchés et son premier client.

Dans cette mondialisation les intérêts économiques et financiers des Chinois et des Américains, sont tellement imbriqués qu’ils sont condamnés à la cohabitation, mais cela ne les empêche pas de se chamailler. Les discussions ont commencé le 27 février avec Trump qui recevait le conseiller d’État chinois Yang Jiechi.


Les divergences stratégiques sont profondes et multiples entre les deux


L’hostilité mutuelle est évidente : l’ancienne Secrétaire d’Etat et candidate à la Présidence, Hilary Clinton, déclarait en privé, mais ne confondait-elle pas souvent public et privé, qu’elle ne voulait pas que ses petits-enfants vivent dans un monde dominé par la Chine.

Aux États-Unis, démocrates et républicains n’ont pas la même vision de la Chine : les premiers sont adeptes de la sécurité coopérative comme en son temps Madeleine Albright, les autres de la supériorité stratégique.

Les États-Unis dominateurs dans les institutions internationales pratiquent sur le terrain une stratégie d’endiguement ou de « containment » de la Chine ; ils ne cessent de tenter d’enserrer leur rival, de le brider, en se rapprochant de ses frontières.

Pour avancer ses pions, la Chine mène une stratégie cohérente et globale, où toutes les composantes sont mises à contribution pour atteindre le but, au contraire des États-Unis qui peuvent être alliés militaires et en guerre commerciale avec leurs partenaires, ou encore s’opposer diplomatiquement à la main mise chinoise sur les îles de la mer de Chine et, dans le même temps, soumissionner à un appel d’offres chinois, destiné à attribuer l’exploitation d’un champ pétrolifère dans une zone revendiquée par le Vietnam.

A l’issue de la guerre froide, les États-Unis ont baissé la garde, permettant aux Chinois de revenir dans le jeu diplomatique abandonné en 1949.

Alors que les Américains se veulent garants de la stabilité de la planète, les Chinois occupent une place croissante dans les institutions internationales, avec l’idée que toute amitié est mouvante :
- seul l’intérêt personnel est pérenne,
- l’alliance n’est que de circonstance.

Alors que les États-Unis s’associent aux négociations internationales pour mieux contourner les traités qui en découlent, Pékin mène une diplomatie mondiale en phase avec son émergence économique et militaire en cherchant à ne froisser personne. Les Chinois adhèrent aux traités de l’ONU qui leur conviennent, et participent à ses opérations de maintien de la paix dont ils sont les premiers contributeurs de troupe.

Ils soutiennent leurs positions par une diplomatie active. Le Président Xi Jinping a été qualifié par le quotidien libanais L’Orient - le jour d’équilibriste hors de pair dans ses relations avec le Moyen-Orient. A l’occasion de sa tournée dans la région, début 2016, il a réussi à parler avec l’Arabie Saoudite, l’Iran et dans le même temps à envoyer un ministre en Israël sans heurter personne : il a pu ainsi conforter les intérêts chinois dans l'ensemble de la région, par une politique pragmatique et sans ingérence.

La Chine participe au dialogue régional en différenciant soigneusement sa stratégie en fonction de zones déterminées par leur proximité avec l’Empire du Milieu. Elle crée partout où elle peut des relations de dépendance pour protéger ses intérêts. Ainsi, il est intéressant de voir comment va évoluer l’Australie qui fait le grand écart entre dépendance à l’économie chinoise et fidélité au camp occidental.

Les revendications territoriales de la Chine renforcent à la fois son sentiment national et son rang régional. Elle s’implique de plus en plus dans le forum régional de l’ASEAN qui lui permet de mieux affirmer sa main mise sur la mer de Chine méridionale, et de faire plier les États-Unis, tout en menant des discussions bilatérales avec certains riverains de la mer de Chine, Vietnam, Philippines et Malaisie. Pour elle l’alliance avec la Russie est un cadeau inespéré des Européens et des Américains.

États-Unis et Chine rivalisent dans le domaine aussi sensible que la diplomatie financière. Les Américains accusent les Chinois de sous-évaluer le yuan. Les Chinois remettent en cause le rôle de monnaie refuge du dollar et sont très critiques à l‘égard des spéculateurs comme George Soros, accusé d’avoir affaibli les monnaies des pays d’Asie du Sud-Est, pour provoquer le ralentissement de leur réarmement ou déstabiliser le yuan. Ils mettent en place une fiscalité très attractive pour les investisseurs étrangers. Mais la route est encore longue : le renminbi (autre nom du yuan) n’est utilisé que dans près de 2 % des paiements transfrontaliers dans le monde.

Les deux rivaux s’affrontent dans le cyberespace. Les Chinois jugent qu’il constitue un élément prépondérant dans la puissance américaine puisqu’il articule projet politique et domination économique. Les Chinois refusent cette domination : ils cherchent à préserver leur souveraineté en érigeant patiemment depuis 20 ans une cybermuraille informatique sur trois couches, sémantique, logicielle et physique, pour devenir le seul acteur mondial d’internet indépendant des États-Unis, même s’il y a là encore du chemin à parcourir (Facebook et Twitter sont interdits en Chine).

Ils sont extrêmement attentifs à tout ce qui touche à la cyberguerre. Ils forment des hackers qui utilisent la même stratégie, que sous le règne d’Elizabeth 1ère les corsaires qui cherchaient à s’emparer des galions espagnols. Pour eux le guerrier de demain sera plus un informaticien au teint blafard à épaisses lunettes de myope, qu’un Rambo à raybans aux biceps saillants. Pour l’heure, Chinois et Américains s’accusent mutuellement d’agressions, préparent leurs bombes logiques, leurs virus informatiques et érigent leurs cloisons pare-feu.

En septembre 2015, le Président Obama déclarait « Je vous garantis que nous pouvons gagner si nous devons lancer des attaques informatiques contre les inacceptables attaques informatiques menées par la Chine ». En 2016 c’est la Russie qui devint le rogue cyber state.


Avant de rivaliser militairement, les deux rivaux pratiquent chacun à sa manière le soft power

Les États-Unis, comme les Chinois, sont adeptes d’une autre forme de stratégie le soft power, l’utilisation de moyens autres que militaires pour arriver à ses fins stratégiques. Les Américains savent, pour l’avoir pratiqué contre l’Union soviétique dans la guerre des étoiles, que trop dépenser dans la Défense peut contribuer à la faillite d’un système.

Le soft power américain utilise les ONG contrôlées par l’appareil d’État : elles furent présentes dans les révolutions de couleur et des fleurs, et à Hong Kong. Prenons l’exemple de l’une d’entre elle, chargée de promouvoir la démocratie, Freedom House : elle est financée par George Soros, l’Union européenne, et à 75 % par des allocations fédérales américaines. Elle a été présidée par James Woosley ancien directeur de la CIA et font partie de son conseil d’administration Donald Rumsfeld ou Paul Wolfowitz, que de généreux philanthropes ! Au résultat, en Égypte, les ONG du soft power ont contribué à faire chuter le Président Moubarak pour 250 millions de dollars sur 5 ans contre 6 000 milliards pour Saddam Hussein par action militaire classique. Cela ne peut que séduire l’homme d’affaires.

La Chine utilise différemment le soft power : elle développe sa force d’attraction, en s’appuyant :
- tantôt sur sa culture multimillénaire et sa population,
- tantôt sur sa puissance économique pour enfermer le plus possible de pays, dans une vassalisation économique.

Elle exploite les événements à portée planétaire - jeux olympiques de Pékin en 2008, ou exposition universelle de Shanghai en 2010 - ou encore les instituts Confucius, pour diffuser la langue et la civilisation chinoises. Cette politique est particulièrement efficace dans le Tiers-Monde, où la Chine, en se définissant comme un pays du Sud et en fondant ses relations bilatérales sur la non-ingérence, met en avant ses affinités avec les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine afin de gagner « le cœur et les esprits » … et des barils. Sun Tzu disait que « les armes sont de mauvais augures, car le vainqueur sera haï par le vaincu et ses ressources seront d’autant plus difficiles à exploiter sur la durée ». La Chine semble mieux retenir que les États-Unis cette leçon dans sa relation avec les pays du Sud.


Mais pour accéder au smart power il faut disposer d’une armée forte


Pour accroître leur influence, les Chinois ont décidé de concurrencer l’arsenal militaire américain encore nettement supérieur. On ne peut arriver à ses fins stratégiques que si l’on dispose du « big stick » de Theodore Roosevelt, la puissance militaire du « Speak softly and carry a big stick ».

La Chine, seule avec la Russie, depuis dix ans a quasi triplé son budget militaire. Elle est devenue pour la première fois le deuxième investisseur mondial en armements, donnant priorité aux forces nucléaires, spatiales, cybernétiques et, dans le conventionnel, à la Marine et à l’Aviation.

La Chine reste culturellement sur la défensive, contrairement aux États-Unis qui ont tiré des leçons définitives des erreurs stratégiques de la Seconde Guerre mondiale. Elle est prudente et patiente.

Les Américains attendent les Chinois dans l’Espace, comme Reagan avec sa guerre des étoiles contre l’Union soviétique, une stratégie qu’ils estiment toujours pertinente. Ils ont entraîné leurs alliés, du Moyen-Orient et de l’OTAN, dans un bouclier anti-missiles justifié par la menace iranienne, ou plus récemment coréenne, pour masquer l’objectif principal, la Chine.

Mais leur véritable rivalité militaire est dans la dissuasion par armes de destruction massive, où les Chinois sont encore en position d’infériorité. Les Américains cherchent à établir un bouclier contre les missiles balistiques de la principale composante terrestre chinoise, mais également contre la croissance de la composante sous-marine. Sa base principale est à Haïnan en mer de Chine. On comprend mieux l‘importance stratégique de cette dernière.


Leur rivalité est donc également maritime.


Dans ce contexte, les deux grands veulent marquer leur territoire. Après la Seconde Guerre mondiale les Américains avaient donné l’exemple lors de la crise de Cuba. Cuba, bien que pays indépendant, ne pouvait accueillir de missiles soviétiques, c’était un casus belli, de même que l’armement de l’Ukraine face à la Russie. En 1962, ils s’étaient laissés contourner et acculer à une posture défensive. Depuis, ils en ont tiré les leçons et se mettent dès qu’ils le peuvent en posture offensive.

Les Américains sont fidèles à leur vision des frontières. Les leurs sont celles de leurs rivaux : entre les deux il y a les océans dont il faut assurer la maîtrise.

Pour contrôler les océans il leur faut des soutiens sur le pourtour ; ils cherchent à recruter le plus d’alliés possibles parmi les riverains de la mer de Chine ; ils se rapprochent du Japon, des Philippines, de l’Indonésie, du Vietnam, de Brunei, de la Malaisie et de Taïwan. Ils leurs demandent des points d’appui logistiques, mais également des stations d’écoute et de renseignement. Ainsi, dans un extraordinaire retournement de situation, ont-ils réussi à obtenir des facilités dans la base vietnamienne de Cam Ranh, décidément très cosmopolite, puisqu’elle a vu passer des Français, des Soviétiques, des Japonais, des Américains, des Vietnamiens et des Russes.

Plus au large, les États-Unis renforcent leur présence en Australie et, plus loin, ils réchauffent leurs relations avec l’Inde, le troisième acteur majeur, rival historique et partenaire majeur de la Chine. En avril 2016, lors d’une rencontre avec les Américains, le Premier ministre indien Modi a déclaré qu’il passait d’une politique de regard vers l’Est à une politique d’actions vers l’Est : « Modi veut en finir avec cette idée selon laquelle l'Inde est une nation du Tiers-Monde. À ses yeux, elle doit apparaître comme une nation sûre d'elle-même, une grande puissance en devenir qui négocie d'égal à égal avec les États-Unis ».

Les alliances ne suffisent pas et les Américains sont contraints de déployer la force sur mer pour contenir la Chine dans ses frontières ; mais ils le font avec prudence car ils sont conscients que le risque de confrontation est plus élevé en mer que sur terre.

Les Chinois veulent les repousser au large pour asseoir leur prospérité, poursuivant un objectif triple, stratégique, économique et politique.


Le risque d’affrontement maritime croît


Dépassant sa culture défensive, la Chine, dont l’égoïsme national est évident, veut s’approprier la mer de Chine pour de multiples raisons, stratégiques et politiques.

Évacuons d’abord les raisons économiques, les eaux poissonneuses, le sous-sol riche en hydrocarbures : elles ne justifient pas à elles seules une telle montée en puissance.

Les raisons stratégiques sont plus sérieuses : ces mers conditionnent la liberté d’action de ses SNLE et la protection des câbles sous-marins de l’internet. Ce n’est donc pas sans raison que les Chinois veulent y interdire les engins sous-mains en plongée. Dans la partie méridionale se trouve l’île de Haïnan, principale base de SNLE dont il faut garantir la liberté de navigation contre les sous-marins occidentaux. En ce sens, l’arrivée d’un nouveau sous-marin australien et la présence de drones sous-marins sont de mauvaises nouvelles pour la Chine.

Les raisons politiques sont fondamentales. La Chine veut donner à cette mer un statut de mer territoriale en annexant ou en revendiquant les 200 îles, îlots ou récifs des mers de Chine orientale et méridionale séparées par le verrou de Taïwan. L’objectif est double :
- retirer des points d’appui aux autres riverains, l‘Empereur Kubilaï en aurait eu bien besoin pour envahir le Japon au XIIIème siècle,
- mais surtout accroître ses eaux territoriales pour revendiquer le statut de mer intérieure pour ces deux mers.

Cette visée sur les mers de Chine est une priorité de longue date. Dans les années 50, la Chine reprit par la force presque tous les îlots du littoral contrôlés par les nationalistes de Tchang Kaï-Chek. En 1974, à la faveur de la défaite du Sud-Vietnam, elle s’emparait des Paracels. En 1988, elle enleva par la force le récif Fiery Cross occupé par les Vietnamiens près de l’archipel des Spratleys. Se fondant sur ces précédents, tous les pays de la zone, anciens vassaux et tributaires de l’empire du Milieu, redoutent, à tort ou à raison, les ambitions navales réaffirmées de Pékin.

La possession et les fortifications des îles intérieures donneraient aux Chinois une meilleure assise juridique pour revendiquer un statut de mer territoriale et leur permettrait d’adopter la stratégie retardatrice de Vauban.

La Chine saura rendre inapplicable, par une militarisation accrue, la résolution du 12 juillet 2016 de la Cour permanente d’arbitrage contre les droits historiques en mer de Chine. Grâce à l’Europe et aux Américains, elle est soutenue par un allié de poids, la Russie, pourtant culturellement europhile. Elle le fait savoir en participant en septembre 2016 à des manœuvres conjointes en mer de Chine méridionale. Aujourd’hui, la crise se cristallise autour du récif poissonneux de Scarborough à 230 km de Luçon, l'île principale des Philippines à 650 km de l'île de Hainan,

La Chine veut marquer la fin d’une illusion selon laquelle elle continuerait à accepter un ordre maritime fondé sur des règles occidentales. Les conséquences en seront dramatiques ; c’est tout le droit de la mer qui s’effondre dans cet affrontement entre les Etats-Unis non signataires de Montego Bay et la Chine signataire qui use de la clause de réserve à la Convention. L’Europe devra se positionner, soit d’un côté, soit de l’autre en naviguant en mer de Chine.

A l’opposé, les Américains agissent pour refuser le fait accompli : ils déploient des navires de guerre (le déploiement du Carl Vinson fin février fait figure de test) et nouent des accords avec les riverains de la mer de Chine. Le Président Trump vient de réaffirmer les accords avec le Japon ; les Chinois ont rétorqué en envoyant des garde-côtes patrouiller autour d’un îlot contesté par les Japonais.

La Chine veut donc se doter des moyens de les contrer pour affirmer une tolérance zéro. Elle nie aux Américains le droit de s’immiscer dans ce conflit régional ; elle veut être reconnue comme l’a montré l’incident en octobre 2007 entre un sous-marin chinois et un porte-avions américain au large d’Okinawa ou plus récemment en avril 2016 le refus d’escale du porte-avions américain USS John Stennis à Hong Kong. Le président Xi Jinping se sent assez fort pour rétorquer à John Kerry venu lui dire à Pékin en mai 2015 les vives craintes de Washington quant aux ambitions chinoises en mer de Chine méridionale, que le Pacifique est « assez vaste pour la Chine et les États-Unis ».

L’ambition maritime chinoise dépasse ces mers jugées intérieures. Elle s’étend tout le long des voies d’approvisionnement et de commerce, au nord comme au sud. La Chine veut contrôler tous les points de passage obligés sur la route entre l’Europe et l’Asie, Singapour, Ormuz, Bab el-Mandeb, Suez. C’est le collier de perles, la nouvelle route de la soie, le projet de voie ferrée pour contourner Suez, mais c’est aussi la rivalité avec l’Inde dans l’océan Indien et avec les Américains dans le Pacifique et en mer Rouge : ainsi, après l’attaque d’une frégate saoudienne le 31 janvier 2017 par des embarcations houthis, les Américains se sont dépêchés de déployer dans le Bab el-Mandeb une frégate, pour contrôler le détroit.

Arrêtons-nous sur la géopolitique de l’énergie fossile : les deux rivaux consommateurs ont deux stratégies opposées pour s’approvisionner. Ayant tiré les leçons de la guerre du Pacifique qui vit le Japon trop étirer ses lignes de ravitaillement, les États-Unis ont choisi en priorité la proximité se fournissant principalement chez eux mais aussi au Canada et au Mexique, alors que la Chine est contrainte d’aller s’approvisionner plus loin, notamment en Afrique, en Amérique du Sud et au Moyen-Orient, où elle redistribue les cartes et pourrait reprendre à son compte le pacte pétrole contre sécurité. Ainsi la Chine est beaucoup plus vulnérable en raison de l’élongation de ses flux, ce qui explique la formidable croissance de sa marine, alors que les Américains se sont repliés sur eux-mêmes, comme s’ils redoutaient un affrontement maritime.

Enfin, les Chinois cherchent dans la puissance navale, la reconnaissance politique du statut de grande puissance. Depuis la mort de Mao Zedong, la Chine dépassant l’abri illusoire de sa grande muraille et devenant l’incontournable pivot de l’économie mondiale, se donne inexorablement les moyens de récupérer ce statut que son inconscient n’a jamais perdu (la Chine vient de participer à un exercice naval au Pakistan aux côtés de 36 pays).

Elle le cherche notamment sur mer, où la marine doit contribuer à affirmer la vocation chinoise d’une puissance mondiale, qui se décomplexe progressivement. Dans le discours tout est fait pour banaliser la puissance, mais dans les faits la Marine se déploiera de plus en plus, avec cette ambition politique : elle rencontrera partout sur sa route les flottes américaines et, dans l’océan Indien, la marine indienne.

Hu Jintao en 2006 annonçait que « la marine doit être renforcée et modernisée » et être préparée « pour le combat militaire à tout moment » ; le président Xi Jinping s'est engagé à bâtir une « flotte puissante », capable de « combattre et de gagner des batailles ». Il veut faire passer la Chine du statut de puissance continentale traditionnelle à celui de « vraie puissance maritime » pour aider ainsi la nation à réaliser son « rêve chinois. »

A relativement court terme les cartes seront rebattues, entre la Chine et les États-Unis, démographiques, économiques, financières et militaires. Le Président Trump a repris l’initiative, en renouant avec Taïwan, constatant la main mise chinoise en mer de Chine, et dénonçant le traité trans-Pacifique, avant de réaffirmer le principe de Chine unique. Personne ne peut imaginer que les grandes puissances se défient à l’intérieur de leurs frontières, tout au plus dans les pays satellites. Mais les antagonistes sont des puissances maritimes tributaires des flux, commerciaux, de matières premières, d’êtres humains et d’informations. Il y a donc une grande probabilité qu’elles s’affrontent dans ce milieu global pour en assurer le contrôle, sa maîtrise. C’est probable et possible dans un horizon à 5 ou 10 ans, selon Steve Bannon. Ceux qui en seront absents n’existeront plus. Les Chinois se serviront de la force quand ils estimeront que les gains possibles dépassent les risques et les coûts.

Nos stratèges, imprégnés de Clausewitz, n’ont pas compris que l’on était revenu d’une problématique sédentaire de riches installés à une dynamique nomade de pauvres à la recherche de l’eldorado. Un conflit terrestre entre les Grands conduirait à la faillite mondiale : il est donc peu prévisible. Par contre on peut reprendre pour la pasticher cette remarque de Rosa Luxemburg déjà sortie dans cette enceinte : « Les déclarations des Présidents Hu Jintao et Xi Jinping sont une déclaration de guerre aux États-Unis dont on ne sait quand ils en accuseront réception ».

L’affrontement sur mer passe de possible à probable, car les deux rivaux peuvent utiliser leur main droite tout en ignorant ce que fait leur main gauche, les Chinois en regardant loin devant, les Américains en se voilant la face.

C&M 2 2016-2017

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