Conférences

La Marine et les marins en guerre : 1914-1918. Une autre histoire de la France en guerre.

Colloque

Les 24 et 25-05-2016

Cette manifestation, organisée conjointement par l’Académie de marine, l’Université Paris-Sorbonne et le Centre d’études stratégiques de la Marine, placée sous le haut patronage du Président de la République, s’est déroulée les 24 et 25 mai, à la Sorbonne puis à l’Ecole militaire.

Elle a été accueillie par le professeur Pascal Aquien, vice-président à la recherche de l’Université Paris-Sorbonne, et ouverte par l’amiral Bernard Rogel, chef d’état-major de la Marine.


Le professeur Pascal Aquien a précisé quelques résultats de ses travaux sur le rapport entre langage et appréhension de la réalité, puis il a souligné l’intérêt d’un regard croisé entre historiens, militaires, ici surtout marins, et littéraires. L’amiral Rogel a introduit son propos en observant que dans la mémoire de nos contemporains la Première Guerre mondiale a surtout été terrestre, bien que la Marine ait eu un rôle important. Il a poursuivi en soulignant la différence d’attitude entre les historiens et les marins. Un chef d’état-major doit gérer une arme de haute technologie en constante évolution et préparer l’avenir à partir des informations données par les historiens. Il faut à la fois agir, aller de l’avant, et réfléchir, dégager les grandes lignes directrices en essayant de répondre à l’observation de l’amiral Daveluy : « Beaucoup de gens ont fait la guerre, bien peu l’ont comprise ». L’amiral Rogel dégage six enseignements tirés des travaux des historiens contemporains : 1. La loi de 1912 permettant d’améliorer le matériel est trop tardive : une Marine se développe sur le temps tong, au moins dix ans. 2. Dès le début du conflit la Marine s’est attachée à défendre la route de la Méditerranée, d’abord pour assurer le transfert des troupes depuis l’Afrique du Nord, ensuite en s’opposant en compagnie des Britanniques aux attaques des Ottomans en Méditerranée orientale, en particulier contre Suez en 1916 ; cette sauvegarde des flux maritimes demeure d’actualité. 3. L’opération des Dardanelles en mars 1915, le débarquement de Gallipoli deux mois plus tard, l’installation à Salonique en 1916, peuvent être menées par les Alliés parce qu’ils maintiennent la liberté de la navigation. 4. Les Alliés sont parvenus à conserver la maîtrise de la mer ; la guerre sous-marine « à outrance » menée par les puissances centrales à partir de 1916 est un succès, mais elle provoque l’entrée en guerre des Etats-Unis ce qui fait basculer l’équilibre des forces en faveur des Alliés ; la poursuite de la guerre sous-marine montre aussi la nécessité de l’innovation scientifique telle qu’elle a été voulue par Paul Painlevé. 5. La conduite des opérations montre la nécessité de l’interopérabilité et de la qualité de l’information pour le commandement. 6. La guerre s’achève par la victoire des puissances maritimes. Il faut réfléchir à cette situation alors que de nouvelles puissances navales s’affirment, la France demeurant seule en Europe mais bientôt rejointe par la Royal Navy. Il faut faire face aux nouveaux enjeux et l’histoire permet un retour d’expérience.


La première séance est consacrée aux entrées en guerre et se déroule sous la président du recteur H. Legohérel, président de l’Académie. Thomas Vaisset, attaché au Service historique de la Défense, souligne les insuffisances de la marine française en 1914 : la France n’a pas la marine de sa diplomatie, assure-t-il, en accord avec les contemporains. La mise en œuvre de la loi navale de 1912 est à peine engagée : le premier dreadnought est lancé en 1912, mais sa vitesse et sa puissance de feu sont inférieures à celles des autres puissances navales, soulignant les carences de la construction navale. L’Aéronautique navale est peu nombreuse et son rôle est limité à l’éclairage de la flotte près des côtes. La flotte de sous-marins est insuffisante. L’accord naval de 1912 passé avec le Royaume Uni n’est pas encore opérationnel. Malgré ces faiblesses la mobilisation se déroule correctement et la Marine parviendra à s’adapter pour accorder à la victoire finale une contribution aussi essentielle que méconnue.

Le colonel Rémy Porte précise les modalités du passage à travers la Méditerranée d’une partie (environ 40 000 hommes, dont 32 bataillons indigènes sur un total de 600 engagés) de l’armée française d’Afrique vers le front européen en août 1914. Ce transfert se produit sans difficulté mais sa conduite montre la médiocre capacité de la Marine à conduire les opérations en accord avec l’amirauté britannique. Celle-ci manœuvre comme elle l’entend et son allié est à la remorque. Cependant la continuité des flux logistiques assurés par la Marine en 1914 et durant toute la guerre, souvent avec des navires civils réquisitionnés, est décisive pour la poursuite du combat.

Isabelle Delumeau, attachée à l’Ecole navale, étudie les conditions du naufrage du cuirassé Bouvet au cours de la bataille des Dardanelles, le 18 mai 1915. Ce bâtiment heurte une mine et coule en une minute faisant 600 morts (64 sauvés). A partir de simulations poursuivies sur un modèle réduit placé dans le bassin d’essai des carènes, complétées par une recherche documentaire d’archives, elle établit les conditions de cette catastrophe. Il apparaît que la mine heurte une tourelle, point très vulnérable ; surtout la stabilité du navire est très mauvaise avec près de 60 % de chance de faire naufrage. A la suite de cet accident un débat est engagé entre spécialistes pour la construction des dreadnought (les bâtiments britanniques ont la même difficulté). Sur les cuirassés achevés on procède à un « soufflage » de la coque avec un revêtement de bois, sur ceux qui sont en cours de construction on diminue le poids des canons : mais cela a peu d’effet sur la stabilité. Il faut attendre le résultat d’une réflexion scientifique et la construction de murailles droites sur les nouveaux cuirassés pour obtenir une amélioration.

Jean-Christophe Fichou, professeur agrégé en classe préparatoire, précise les conditions du recrutement des fusiliers marins et leurs exploits lors de la bataille de Dixmude en octobre et décembre 1914, exploits vulgarisés par les livres de Charles Le Goffic et Maurice Barrès. En août 1914 un corps de fusiliers marins est constitué avec environ 6 500 inscrits maritimes sans affectation, ayant des compétences et des âges variés (depuis des mousses ayant moins de 16 ans jusqu’à quelques hommes ayant plus de 40 ans). Cette force est organisée et placée sous le commandement de l’amiral Ronarc’h puis envoyée sur l’Yser. Les fusiliers marins tiennent trois semaines, au prix de lourdes pertes qui font leur réputation (mais elles sont analogues à celles des autres corps tant chez les Français que chez les Allemands). Le corps est supprimé en août 1915 et les marins sont affectés à la guerre sous-marine ou bien au transport des matières premières et du ravitaillement.




La seconde séance, consacrée aux « Opérations, combats, innovations » est placée sous la présidence de l’amiral P.-F. Forissier, de l’Académie de marine.

Elle est ouverte par une communication du capitaine de frégate Emmanuel Boulard sur la défense des côtes françaises durant la guerre. Les commandements y sont mêlés et appartiennent soit à la Marine, soit à l’armée de Terre. Dans les ports de guerre l’autorité appartient aux préfets maritimes ; dans les ports de commerce elle appartient au commandant de la Marine ; Dunkerque, Boulogne, Calais, ainsi que les ports voisins de la côte italienne (jusqu’en 1915), relèvent de l’armée de Terre. Les parcs d’artillerie situés sur les côtes sont utilisés par les deux forces et des pièces de côte sont dirigées vers le front. Durant les premiers mois l’état-major redoute surtout une attaque surprise de navires ennemis sur un point de côte, à l’instar de celle qui a été menée le 4 août contre Philippeville et Bône. A partir de 1915 la guerre sous-marine est la préoccupation essentielle : des filets sont mouillés à l’entrée des ports afin d’empêcher l’entrée de sous-marins ; pour la navigation côtière des routes à faible profondeur sont organisées avec une surveillance par des guetteurs et des dragues ; pour la navigation hauturière des patrouilles effectuées par des bâtiments réquisitionnés sont mises en place, d’abord dans la Manche puis dans l’Atlantique. En novembre 1915 l’amiral Lacaze rapatrie dans la Marine le personnel affecté à d’autres services et il crée des unités Marine dans des ports secondaires ; il fait installer des batteries aux points de passage des barrages ; au début de 1916, après l’attaque réussie des sous-marins ennemis sur les forges de l’Adour à Bayonne, les batteries côtières sont renforcées et une liaison radio est établie entre environ 200 postes de surveillance ; à partir de février 1917 les patrouilleurs reçoivent l’appui d’aéronefs d’observation. A l’automne de la même année la Marine allemande observe la diminution de l’efficacité de son dispositif de guerre sous-marine à la fois en raison de l’usure de sa flotte et de la résistance des puissances de l’Entente.

A la suite, le colonel Henri Ortholan, conservateur au Musée de l’Armée, précise les grandes étapes de la guerre sous-marine. Au début de la guerre les Français ont 76 sous-marins, les Britanniques 98, les Russes 43 ; du côté des puissances centrales les Allemands en ont 38 et les Autrichiens 11 ; l’Italie, neutre jusqu’en 1915, dispose de 20 sous-marins. Ces statistiques doivent être interprétées car les performances des bâtiments sont inégales ; ainsi les Français, disposant d’une avance technique à la fin du XIXe siècle avec le lancement du Narval en 1899, se laissent distancer, en particulier par les ingénieurs allemands qui utilisent la double coque et le moteur diesel. Les Français conservent le monocoque, le tube lance-torpilles à l’extérieur, des périscopes de mauvaise qualité (alors que le principe en avait été élaboré par Daveluy et Violette), des moteurs à vapeur et ils hésitent entre le moteur 2-temps et le moteur 4-temps. Par ailleurs les Français construisent des sous-marins défensifs de petit tonnage (400 à 600 tx) alors que les Britanniques préfèrent les sous-marins d’escadre de tonnage important (800 à 1 000 tx). Durant le conflit et pour les forces de l’Entente, les Britanniques patrouillent dans l’Atlantique, les Français et les Britanniques dans la Manche, les Français en Méditerranée. Sur 90 submersibles engagés les Français en ont perdu 14, dont 12 en Méditerranée avec 4 aux Dardanelles et 6 en Adriatique, parmi lesquels le Curie en décembre 1914 devant Pola, le Fresnel échoué sur la côte d’Albanie en novembre 1915 et le Monge abordé par un croiseur autrichien quelques jours après, en 1916 le Foucault attaqué par des hydravions autrichiens, en 1918 le Bernouilli saute sur une mine et le Circé est torpillé par un sous-marin autrichien. 

Patrick Geistdoerfer, directeur de recherches au CNRS et membre de l’Académie de marine, traite de quelques innovations navales, en particulier l’aéronautique maritime et la guerre des mines. L’état-major de la Marine, d’abord réticent au développement de l’aéronautique – « C’est farfelu » dit-on – se laisse convaincre de créer des bases en Méditerranée, à Bizerte et Port-Saïd, et surtout à Boulogne et plus importante encore à Dunkerque, où la Marine française collabore avec le Royal Naval service. En 1918, des bases américaines sont installées à Brest et à Dunkerque. Les aéronefs participent à la défense d’Alexandrie lors de l’attaque par les Ottomans et ils obtiennent des succès contre les dirigeables. La guerre des mines prend une grande ampleur durant ce conflit malgré des condamnations internationales antérieures : 240 000 au total auraient été mouillées dont 128 000 par le Royaume-Uni, 4 000 par la France et 34 000 par l’Allemagne. Après avoir précisé la technique d’installation des mines et le procédé utilisé par les démineurs, P. Geistdoerfer rappelle quelques événements ayant frappé l’opinion comme la perte de deux navires britanniques et d’un navire français (le Bouvet) dans le détroit des Dardanelles, ou encore le naufrage du croiseur Hampshire le 5 juin 1916 avec 888 morts parmi lesquels lord Kitchener, ministre britannique de la Guerre. Il y a aussi et surtout la guerre quotidienne sur les bancs de Flandre ou en mer du Nord puis sur le barrage du canal d’Otrante. Au total les mines ont provoqué le naufrage de 586 navires.

Mme Agathe Couderc, doctorante à l’Université de Paris-Sorbonne, traite des transmissions et de la guerre des codes. Depuis la fin du XIXe siècle les transmissions par radio ayant pris un grand développement il s’en est suivi une volonté de dissimuler les contenus de messages par des codes ou chiffres et en conséquence des méthodes de déchiffrement ou de décodage. Les deux opérations sont longues et difficiles, il faut plus de deux heures pour coder un message et un mois pour le déchiffrer. Mais le temps a une grande importance dans la maîtrise des opérations, aussi la Marine française met-elle en place à partir de janvier 1916 un service du chiffre. Il s’appuie sur un service embryonnaire créé en 1909, développé en 1913 sous l’appellation de « comité de déchiffrement » avec quelques officiers, mais encore rudimentaire et de peu d’activité. L’échec des Dardanelles puis le développement de la guerre sous-marine conduit l’amiral Lacaze, ministre de la Marine, à développer ce service, en particulier pour les opérations de décryptage. Il bénéficie d’une collaboration avec des officiers de l’armée de Terre et avec les organisations analogues créés au Royaume-Uni et en Italie. Il forme aussi des plongeurs spécialisés dans la récupération des codes à bord des navires naufragés. Il se produit donc un développement considérable du renseignement durant la guerre et ce mouvement se poursuit avec l’apparition des premières machines à chiffrer et déchiffrer (type Enigma) en 1920.

Mme Anne-Laure Anizan, docteur de l’Université de Paris-Sorbonne, développe le thème dont l’importance a été souligné dans les communications précédentes : Paul Painlevé et la mobilisation de la science. Depuis 1894 une commission siégeait auprès du ministre de la Guerre pour examiner les dossiers d’inventions et répondre aux demandes formulées par les armées. Alors que cette commission était jusqu’alors dominée par des militaires, cinquante civils y sont nommés en 1914, puis progressivement des centaines d’autres, tous issus du monde scientifique, autour du mathématicien Paul Painlevé assisté d’un physicien et d’un chimiste. En novembre 1915, Paul Painlevé, devenu ministre de l’Instruction publique, crée un Bureau des inventions qui est rattaché en novembre 1917 au ministère de la Guerre. L’objectif de Painlevé est de faire travailler ensemble des savants et des ingénieurs, d’unir la science pure et la science appliquée, des savants confirmés et des jeunes chercheurs, pour travailler sur des programmes précis. Les grands laboratoires, dans lesquels ont été formés les chercheurs, sont mobilisés et ils peuvent utiliser du matériel et du personnel militaire. La Marine n’est pas prioritaire et les premières recherches portent sur la lutte contre la guerre chimique, l’amélioration des avions, le perfectionnement des systèmes de repérage, de tir et de blindage, les engins motorisés, en particulier les chars d’assaut. Puis la menace sous-marine justifie de nouveaux programmes, car la poursuite des communications maritimes est une nécessité impérieuse, en particulier pour le transport du charbon. On tente d’empêcher la détection des navires par les sous-marins, par exemple en utilisant des rideaux de fumée ; on perfectionne les moyens de destruction des sous-marins en mer depuis la mer ou depuis les airs ; on tente d’améliorer les procédés de repérage des sous-marins ennemis, soit par des hydravions de détection, soit par l’écoute des bruits avec les procédés acoustiques (Esclangon) ou des ultra-sons (Painlevé et Chilovski). Les scientifiques collaborent avec les militaires, tant à Paris, qu’à Toulon où est installé le laboratoire de la guerre sous-marine. Cette collaboration se poursuit après la guerre en particulier au laboratoire de Toulon avec la mise au point d’un sondeur en 1928. Ces travaux s’inscrivent dans un large mouvement de création d’institutions de recherches scientifiques ancêtres du CNRS fondé en 1939.



La séance du mercredi matin 25 mai, à l’Ecole militaire, sous la présidence du professeur G.-H. Soutou, membre de l’Institut, a pour thème le « Triomphe des puissances maritimes ».

Frédéric Le Moal, professeur au Lycée militaire de Saint-Cyr, traite de la marine française et de ses alliés en Adriatique. En Méditerranée, les puissances navales se préoccupent davantage de la partie orientale que de l’Adriatique. Certes il n’y a pas dans celle-ci d’enjeux vitaux, cependant elles ne peuvent s’en désintéresser et cela est particulièrement vrai pour la France. C’est un élément de la puissance des Habsbourg avec les ports de Pola, Spalato et Kotor et une victoire des Autrichiens mettrait en cause la présence des puissances de l’Entente dans cette région ; ils doivent par ailleurs assister leurs alliés, le Monténégro et la Serbie. A partir de 1915, le concours de l’Italie est attendu, d’autant que ce pays dispose d’une marine relativement puissante, mais la flotte autrichienne refuse le combat si bien que les Alliés appliquent une stratégie d’attente avec un blocus du canal d’Otrante. La seule opération d’envergure est le sauvetage de l’armée serbe à partir du port d’Antivari et son transfert par la flotte française vers Corfou et Bizerte. Les relations difficiles entre l’Italie qui souhaite prendre le contrôle de la rive orientale de l’Adriatique avec les « terres irrédentes » et la Serbie qui veut parvenir à disposer d’un accès à la mer, paralysent l’action militaire des Alliés dans la région. En 1918 la tension entre les Italiens et les Slaves, principalement les Serbes, est à son paroxysme. La Marine française se trouve alors dans une position délicate d’arbitre. En somme, l’Adriatique est un théâtre important pour les opérations de la guerre et de l’après-guerre, mais en raison des tensions diplomatiques et maritimes entre les Alliés il ne s’y déroule pas d’actions militaires décisives.

Olivier Forcade, professeur à la Sorbonne, précise le déroulement et les conséquences du blocus naval exercé par les Alliés contre les puissances centrales en 1917 et 1918. Après l’abandon de la guerre d’escadre, le blocus apparaît comme une arme de stratégie globale renforçant la solidarité entre les Alliés ; engageant les puissances maritimes et aussi les autres, puisque le blocus est accompagné d’un contrôle des câbles sous-marins ; prenant même une dimension continentale car l’Allemagne développe un « contre-blocus » qui l’amène à prendre le contrôle des échanges des puissances neutres ; il atteint même toute la population, car il a pour conséquence une surmortalité de 450 000 à 900 000 enfants. Le blocus a aussi une forte dimension diplomatique dans les relations entre les belligérants et les neutres. La question de la contrebande est très importante ; vis-à-vis des neutres, il faut choisir entre une contrebande « partielle », c’est-à-dire limitée, et une contrebande « absolue », avec la saisie de tout ce qui peut servir pour le combat. Le blocus est aussi un outil, ainsi est-il utilisé en octobre 1916 contre la Grèce pour obtenir l’abdication du roi. Il a en outre une dimension stratégique avec « l’enfermement » de la Baltique, de l’Adriatique et de la mer Noire. Il a encore une dimension économique, les Alliés étant amenés à intervenir pour contrôler le commerce de réexportation par les neutres. Le blocus naval, conduit par l’Allemagne avec l’engagement dans la guerre sous-marine « à outrance », a pour conséquence la disparition de près de deux millions et demi de tonneaux de capacité, des difficultés de ravitaillement en pétrole et en charbon (pour celui-ci en particulier pour la France), la nécessité d’une organisation du ravitaillement. L’autre conséquence est l’entrée en guerre des Etats-Unis avec une marine puissante et moderne permettant aux Alliés d’escorter les convois et de transporter des marchandises en quantité. L’échec de la guerre sous-marine conduite par l’Allemagne et le succès du blocus organisé par les Alliés est décisif pour la rupture de l’équilibre des forces entre les belligérants au printemps 1918.

Dominique Barjot, professeur à l’Université Paris-Sorbonne, étudie « La France, base arrière de la guerre navale », en particulier la mobilisation des entreprises entre 1914 et 1918. La guerre nécessite une intense mobilisation économique et d’abord un effort financier colossal. Les dépenses sont énormes, ainsi en France l’excédent annuel est-il de 22 milliards de francs. Le financement par l’impôt n’est pas possible car une grande partie de la population active est mobilisée ; la levée de la contribution extraordinaire sur les bénéfices de guerre apporte quelques ressources, et surtout les avances de la Banque de France, d’importance limitée avec la gestion de Ribot, considérables lorsque Klotz devient ministre des Finances ; il y a aussi les emprunts de la Défense nationale et les crédits étrangers, car les Français n’ont plus leurs revenus « invisibles » en raison de la guerre et ils s’endettent auprès du Royaume-Uni et des Etats-Unis. Les flux importants de capitaux permettent un gigantesque effort d’armement. Il s’agit d’augmenter et de moderniser l’artillerie, de développer l’aviation et les tanks avec des techniques de pointe. L’industrie privée est tournée vers l’armement, de nouveaux centres industriels sont fondés pour compenser la perte de territoires industriels importants ; une industrie chimique moderne est mise en place toujours en lien étroit entre le secteur public et le secteur privé. La contribution de l’Outre-mer, principalement l’Afrique, est importante (c’est une découverte de l’historiographie contemporaine), avec plus de 600 000 hommes, des fonds par l’emprunt, des produits agricoles (mais les ressources sont faibles), des matières premières (ainsi le nickel de Nouvelle-Calédonie). Puis M. Barjot détaille quelques exemples de la mobilisation des entreprises pour l’électricité et les travaux publics. L’énergie hydraulique est développée afin de compenser la perte du charbon extrait des mines conquises par l’Allemagne. Le groupe Schneider s’oriente vers les fabrications d’armes tandis que les Grands Travaux de Marseille se tournent vers les travaux publics. Le groupe Girolou (Giro et Loucheur), appuyé par la banque Lazare, crée un « staff » d’armement. La personnalité de Louis Loucheur, expert entré au Gouvernement en 1916 comme sous-secrétaire d’Etat à l’Artillerie, ministre de l’Armement en 1917 et 1918, est particulièrement importante.

L’inspecteur général Tristan Lecoq poursuit ce tableau chronologique en étudiant les sorties de guerre de la Marine française. Celles-ci sont difficiles. La Marine doit poursuivre ses opérations sur les voies d’accès à la Russie. D’abord en Baltique en association avec le Royaume-Uni, et surtout en mer Noire. Des mutineries éclatent à bord et des manifestations se déroulent à terre au cri de : « A Toulon » et « Révolution ». Elles sont dues pour une part à des conditions matérielles difficiles dans des ports désorganisés, au retard apporté à la démobilisation, à la mauvaise transmission du courrier, à l’agitation ressentie dans une France en tension, à l’absence de reconnaissance de la nation, la Marine, engluée dans « l’interminable siège des empires centraux », n’étant pas félicitée, au contraire de l’armée de Terre. A la suite de ces mutineries, des tribunaux prononcent une centaine de condamnations à des peines de prison, mais aucune exécution, et une amnistie générale est proclamée en 1922. La sortie de guerre des puissances navales triomphantes est organisée par la conférence de Washington. L’Allemagne ne peut construire des sous-marins et des cuirassés, le Royaume-Uni accepte la parité navale avec les Etats-Unis, la puissance navale du Japon est limitée (c’est un objectif essentiel des Etats-Unis), celle de la France est ramenée à la parité avec l’Italie.

Mme Laurence Badel, professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne, dégage les principales conclusions de cette rencontre. Il lui paraît que la guerre a permis d’accélérer les innovations avec la participation des civils et surtout des savants. C’est le développement des sous-marins, de l’arme aérienne et des mines. Toute cette recherche est dirigée par l’Etat et c’est l’occasion d’une action commune entre Alliés. La Marine a joué un rôle important dans ce conflit même si elle s’est trouvée en décalage avec ce qui était attendu, c’est-à-dire les combats d’escadres comme dans les conflits antérieurs. Mais la Marine sauve l’armée serbe, exerce le blocus des détroits et surtout assure la libre circulation sur les routes navales. La sortie de guerre est difficile avec des mutineries d’équipages montrant qu’une histoire sociale de la Marine est encore à écrire, et l’amertume provenant des résultats décevants de la conférence de Washington.



La séance de l’après-midi, présidée par l’amiral Thierry Rousseau, directeur du Centre d’études stratégiques de la Marine, est consacrée à la projection de deux films.

Le premier film, La Marine et les marins en guerre 1914-1918, réalisé par l’Etablissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense, avec ses propres fonds documentaires et sous la direction de l’ingénieur général Tristan Lecoq, est présenté par le contrôleur général des armées Christophe Jacquot, directeur de l’ECPAD.

Le second film, Un navire dans la guerre : le Danton (1909-1916), réalisé par le Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines du ministère de la Culture, sous la direction de Michel L’Hour, présente l’exploration sous-marine, conduite par un robot, de l’épave de ce cuirassé coulé par une torpille le 19 mars 1917 au large de la Sardaigne et récemment découvert. Les images, très émouvantes, permettent de comprendre les circonstances du combat et du naufrage il y a un siècle.

C&M 3 2015-2016

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