Conférences

Navigation en hautes latitudes

Hervé Baudu
Membre de l'Académie de marine

Le 23-03-2015

Le mercredi 25 mars dernier, lors du voyage d’étude de l’Académie à Marseille, M. Hervé Baudu, professeur de l’enseignement maritime et membre de la section Navigation et océanologie, a prononcé devant une délégation des confrères une conférence sur les difficultés liées à la navigation dans les glaces. Il a semblé utile d’exposer icices informations.


L’impact du réchauffement climatique sur la fonte de la calotte glacière arctique fait apparaître la possibilité d’emprunter des routes maritimes de plus en plus accessibles au trafic commercial pendant une période estivale significative (optimum en septembre). L’économie réalisée en suivant la route du Nord-Est entre les ports du nord de l’Asie et ceux de l’Europe du nord est d’environ 40 % de temps de transit et de frais de route. Les différentes études réalisées à partir des années 2010 (l’intérêt est apparu en 2007, année durant laquelle la fonte a été particulièrement forte) se sont limitées au trafic maritime des navires affrétés à « temps » (porte-conteneurs) et des navires affrétés « au voyage » (typiquement le vrac solide et liquide) car seul leur volume respectif est représentatif d’une économie réalisée sur les routes maritimes arctiques par rapport aux routes par le canal de Suez ou de Panama. Les navires de tourisme et les flottes de pêche restent secondaires, bien que l’impact du naufrage d’un navire à passagers dans les eaux froides puisse être catastrophique tant les moyens de sauvetage locaux restent extrêmement faibles.
Seule la route Nord-Est est réellement exploitable, car relativement rectiligne, contrairement au passage Nord-Ouest, plus aléatoire en raison des routes à travers des îles au large du Canada.
Les difficultés de la navigation dans les eaux polaires relèvent de trois ordres : 1. géopolitique et stratégie ; 2. sécurité de la navigation ; 3. maritimisation des espaces polaires.
Les interrogations liées à l’Antarctique sont associées avec les réflexions conduites sur l’Arctique, mais concernent moins le pôle austral car celui-ci est moins emprunté par des routes commerciales et davantage protégé par le traité qui le couvre, pour l’instant, d’une quelconque domination locale.
Le sentiment général des investisseurs et des armateurs ‒ partagé avec les réflexions des compagnies d’assurances et des sociétés de classification ‒ est qu’il n’est pas rentable d’envisager un quelconque trafic affrété à temps par les routes polaires avant 2030. Que seul le trafic de navires affrétés au voyage s’accommoderait des contraintes polaires et qu’il s’accroîtrait pour répondre à la demande du trafic issu des exploitations minières de la côte de Russie.


Géopolitique et stratégie


L’Arctique est l’un des endroits où le réchauffement est le plus rapide de la planète. Celui-ci entraîne 6 % de diminution de l’étendue de la banquise chaque année, accompagné par une réduction des glaces pluriannuelles. Les projections prévoient une navigation estivale hors de la zone économique exclusive à partir de 2030 et directement par le pôle en 2050. La fonte des glaces et de la banquise vont cependant modifier les conditions météorologiques et rendre la navigation moins sûre, pour cause de brouillard, dérive de glaces, …).
Ce changement devrait s’accompagner d’affirmations de souveraineté. Le régime de la Convention des Nations-Unies sur le droit de la mer du « passage en transit » dans les détroits utilisés par la navigation internationale (revendiqué par des pays non membres du Conseil Arctique et opposés à un monopole de passage sur les routes Nord-Est et Nord-Ouest) devrait l’emporter sur le droit des Etats côtiers d’adopter des mesures unilatérales contre le transport maritime international. Cependant les Etats côtiers concernés par un intérêt sécuritaire (Canada) ou financier (Russie) font prévaloir l’article 234 ainsi libellé : « Les Etats côtiers ont le droit d’adopter et d’appliquer des lois et règlements pour prévenir, réduire et maîtriser la pollution du milieu marin par les navires, dans les zones recouvertes de glace, dans les limites de la zone exclusive et non discriminatoires » pour imposer un « droit de passage » au large de leurs eaux territoriales. Les routes arctiques sont potentiellement aussi stratégiques que peuvent l’être les canaux en particulier pour la route du Nord-Est ; pour la route du Nord-Ouest la tension devrait être moindre car l’accroissement du gabarit du canal de Panama va certainement en augmenter l’intérêt. L’affirmation de souveraineté des pays concernés passe par la construction d’une flotte de brise-glaces, notamment en Russie. Lors de la rencontre du Conseil de l’Arctique en 2008 les Etats membres ont affirmés la volonté de régler leurs différends par la convention de Montego Bay et elle-seule.
Il y a déjà des restrictions pour la navigation. Les autorités russes acceptent de laisser circuler les navires non classés en catégorie « Glace » en septembre et octobre seulement, jusqu’à des bâtiments de 100 000 tonnes de port en lourd à condition qu’ils soient escortés. Les navires équipés pour les glaces polaires peuvent passer librement depuis 2009, mais les assurances refusent de prendre le risque de laisser transiter un cargo sans escorte car le coût d’un brise-glace en assistance pour dégager un navire prisonnier de la banquise est prohibitif. Il n’y a pas d’infrastructures portuaires sur ces trajets et pas d’escales possibles en cas d’avaries, tout particulièrement sur le passage du Nord-Ouest. Les autorités russes sont extrêmement vigilantes pour exercer un contrôle de la navigation sur la route du Nord-Est ; elles demandent un préavis de quatre mois et refusent le passage de navires militaires (ainsi pour LeTenace de la Marine nationale en 2013).
Quelles sont les ressources économiques possibles des mers des hautes latitudes ? Peu pour le transport car actuellement 99 % du trafic de conteneurs entre l’Asie et l’Europe passe par la « route royale » de Suez. Mais 30 % des ressources éventuelles de gaz dans le monde et 10 % de celles de pétrole sont présumées se trouver sous la calotte glacière. Le gisement de Yamal est le seul dont l’exploitation est envisagée actuellement par Novatek et Total, avec ingénierie de Technip, et un contrat de 4,5 milliards de dollars pour la construction d’une usine de trois lignes de liquéfaction, ainsi qu’un contrat éventuel associé de plus d’une dizaine de navires de transport de GNL. Exxon Mobil est en discussion avec Rosneft, mais la négociation est suspendue à la suite des restrictions commerciales sur la question de l’Ukraine. L’exploitation pétrolière du nord de l’Alaska est abandonnée en raison de conditions climatiques trop extrêmes. Royal Dutch Shell a renoncé à des forages au large de l’Alaska à la suite de plusieurs déboires coûteux survenus dans des conditions climatiques extrêmes (mais en mars 2015, une nouvelle demande a été formulée !) ; Kulluk, plate-forme pétrolière de Shell, s’est échouée en Alaska en décembre 2013.


Sécurité de la navigation


M. Baudu poursuit l’exposé en précisant les conditions particulières de la navigabilité. En général le temps de trajet dépend des contraintes de la glace ; celle-ci peut entraîner un ralentissement, en particulier en raison des variations de l’épaisseur annuelle, ou bien un contournement. En raison de la fonte de plus en plus importante, les icebergs sont plus nombreux et sont autant de dangers pour la navigation. Il faut investir dans des équipements spéciaux très couteux (environ 30 % en plus) comme un renforcement des coques et des hélices, une installation de dégivrage des structures et de chauffage des organes des machines. Les aléas météorologiques sont plus fréquents en raison de la forte diminution de la banquise entraînant une multiplication des glaces dérivantes, des brouillards, des dépressions locales et violentes, des courants. Seuls sept ports le long de la route maritime sont libres de glaces tout au long de l’année. Ce sont, depuis l’ouest vers l’est : Mourmansk, dans la péninsule de Kola ; Doudinka au débouché de l’Ienisseï ; Petropavlovsk dans le Kamtchatka ; Magadan, Vanino, Nakhodka et Vladivostok sur la côte pacifique russe. Les autres ports ne sont généralement libres de glaces que de juillet à octobre. Les autorités russes limitent à 100 000 tonnes au maximum le passage pour les navires « non-glace », à condition qu’ils soient accompagnés. La taille des navires est limitée à une largeur de trente mètres (dimension de la largeur du chenal laissé par les plus gros brise-glaces). Cependant un nouveau concept de brise-glace, qui peut ouvrir un passage en naviguant de biais, est en service, mais pour une épaisseur de glace n’excédant pas un mètre. Pour satisfaire aux préconisations des assurances les navires doivent posséder la classe Ice-navigation 1A minimum, c’est-à-dire pas de bulbe, une coque et une étrave renforcées, des hélices adaptées, un système de contrôle de la température pour protéger la marchandise en conteneurs. Les cartes et les instructions nautiques sont imprécises pour les régions polaires.
Pour l’application de la réglementation et en vertu du droit international, les Etats côtiers ne doivent pas imposer un traitement discriminatoire qui pourrait porter atteinte aux droits des navires immatriculés dans des pays non arctiques. Pour l’escorte, l’Atomflot russe dispose de dix brise-glaces à propulsion nucléaire dont le remplacement est prévu à partir de 2020-2021. Il y a aussi un navire ice class équipé de pod, pouvant évoluer dans les deux sens en fonction de l’épaisseur de la glace.
Les frais liés à un passage escorté sont généralement plus élevés de 10 à 15 % que ceux du canal de Suez (environ 250 000 $ pour le passage d’un pétrolier) mais plus faibles que ceux du canal de Panama (450 000 $ pour le passage d’un porte-conteneurs transportant 4 500 boîtes), cependant autant les coûts des passages de Suez et de Panama sont aisés à prévoir selon le tonnage, autant il est difficile d’avoir un coût moyen des frais de passage sur la route du Nord-Est tant il varie selon le client. Il faut aussi prévoir le surcoût des primes d’assurances avec l’obligation de contracter un contrat de remorquage en cas de prise dans la glace. La consommation de carburant est importante car les navires équipés pour la route polaire sont plus lourds pour une taille équivalente. Le retour sur investissement de ces navires, coûteux à la construction et utilisés seulement durant la période estivale, est plus lent que celui des bâtiments utilisés sur les routes régulières toute l’année.
Les aides à la navigation sont absentes et la couverture Inmarsat est faible au-delà de 80° de latitude ; les infrastructures de secours sont peu efficaces d’autant que le tirant d’eau des dix ports identifiés le long de la route du Nord-Est dépasse rarement quinze mètres. En 2010, le navire de croisière Clipper Adventurer s’est échoué sur un rocher inconnu au large du nord du Canada. Personne n’a été blessé, mais, le brise-glace le plus proche se trouvant à 500 miles (800 km), il s’est écoulé six jours avant qu’il n’atteigne le site et sauve les passagers. Lors de la réunion ministérielle de Nuuk, le 12 mai 2011, les nations du Conseil de l’Arctique (Etats-Unis, Russie, Canada Islande, Suède, Norvège, Finlande, Danemark et Groenland) ont passé un accord (le premier accord international passé par ce Conseil) avec un partage régional des compétences entre les puissances pour la recherche et le sauvetage des navires et des passagers aéronautiques et maritimes. Il faudrait maintenant augmenter le nombre des points de sauvetage pour permettre l’évacuation sanitaire en cas d’accident dans les zones traversées par les paquebots.


Vers une « maritimisation » des espaces polaires


La saturation du canal de Suez (près de 30 000 passages annuels, soit 8 % du commerce mondial) pourrait jouer en faveur d’un passage par les routes arctiques pendant une partie de l’année. L’absence d’actes de piraterie dans les espaces polaires va dans le même sens. A l’inverse, il y a l’absence d’escales commerciales au cours du transit.
Actuellement la route du Nord-Est est ouverte durant cinq mois au plus par an et demeure soumise aux autorités russes. Quatre voies sont possibles : 1. dans les eaux territoriales dont le tirant d’eau est limité à 12,5 mètres par le détroit de Sannikov ; 2. dans les eaux territoriales en évitant les passages de petits fonds ; 3. hors de la zone exclusive russe ; 4. directe par le Pôle. 46 navires ont transité par ces voies en 2013 avec un tonnage annuel représentant l’équivalent du tonnage d’une journée par Suez.
Durant la prochaine décennie cette route devrait être ouverte durant huit mois par an avec une augmentation du trafic de 6,5 % par an. Pour les conteneurs et rouliers avec affrètement à temps elle n’a pas d’intérêt avant 2030 en raison des contraintes de transit, de taille des navires et de manque de ports de déchargement. Pour le vrac sec ou liquide avec affrètement au voyage il y un développement des dessertes locales par des compagnies russes ou par des compagnies liées avec des groupes exploitants. Le transport en vrac est donc celui qui convient le mieux à la navigation arctique.
La route du Nord-Ouest est empruntée actuellement pour l’exploitation des ressources minéralières de la baie d’Hudson. Un paquebot français de la Compagnie du Ponant a été le premier navire de tourisme à emprunter cette route en 2013. Lorsqu’elle sera suffisamment navigable elle permettra de faire le trajet entre les ports de la côte orientale de l’Amérique et le détroit de Béring en 15 jours contre 23 jours actuellement par la route traditionnelle.

C&M 2 2014-2015

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