Conférences

La carrière d’un navigateur

François Bellec
Contre-amiral

Le 05-03-2014

A l’occasion du voyage d’études de la compagnie à Monaco, le contre-amiral François Bellec, membre de la section Histoire, lettres et arts et ancien président de l’Académie, administrateur honoraire de la Fondation Albert Ier de Monaco, a bien voulu évoquer la vie d’un prince souverain passionné par la mer, attaché au développement scientifique d’une océanographie moderne, membre éphémère de notre compagnie.

Le titre de cette communication reprend celui qu’Albert Ier avait choisi pour l’édition de ses Mémoires, publiés en 1913 : Carrière d’un navigateur. Titre étonnant puisqu’il est utilisé par un prince souverain ; il est surtout révélateur de son engagement maritime.

A partir de 1866 il fait l’apprentissage de la mer à bord de navires de guerre français et espagnols sur lesquels il passe environ cinq ans. Après cette formation, un apprentissage du « métier », écrit-il, il assure à la fois la direction de campagnes scientifiques et de ses navires.

Cette relation passionnée avec la mer n’étonne pas les contemporains : c’est l’époque des voyages maritimes, des paquebots transatlantiques, des croisières ; les souverains et les grandes fortunes du commerce et de l’industrie ont leurs yachts.

Mais Albert 1er ajoute un autre intérêt à son goût pour la mer, celui de la recherche scientifique et il entre dans un grand débat de son temps. La communauté des naturalistes est alors engagée dans la querelle des « fosses abyssales » : depuis la chaire royale de sciences naturelles de l’Université d’Edimbourg, Edward Forbes nie formellement l’existence de la vie dans les grandes profondeurs de la mer, tandis qu’à la Sorbonne Henri de Milne Edward défend la thèse contraire. Cependant, en 1858, la pose d’un câble téléphonique à travers l’Atlantique révèle une topographie ignorée ; un peu plus tard la réparation du câble Cagliari-Bône fait surgir des preuves de vie dans les fonds abyssaux. Ces révélations conduisent à la campagne scientifique du HMS Challenger autour du monde de 1872 à 1876, suivie d’une campagne océanographique dont le programme est établi par le Muséum d’histoire naturelle de Paris.

En 1884, lorsqu’Albert Ier, déjà informé des thèses de Milne Edwards, visite au Muséum l’exposition des collectes de cette campagne, il s’enthousiasme pour la recherche dans ce qu’il nomme la thalassographie : « Les idées de voyages qui me tourmentent depuis longtemps me font trouver tous les jours un plus grand intérêt aux sciences, écrit-il. Aussi me tarde-t-il de pouvoir me livrer tout entier à mes goûts nautiques qui se prononcent de plus en plus. » Il décide de transformer son yacht, baptisé Hirondelle, en navire océanographique « … j’ai pensé qu’il serait plus honorable pour nous de concourir ensemble à ce mouvement grandissant qui, sous l’égide de la science, transforme le monde et les idées […] Ainsi j’ai commencé la culture de l’océanographie, de la science nouvelle qui pénètre le secret des abîmes. Et cette œuvre a rempli les plus belles années de ma vie en absorbant le meilleur de moi-même. »

Il fait installer des courantomètres, sondes, carottiers, dragues, bouteilles à prélèvements d’eau, flotteurs dérivants et autres appareils qui donnent à son bateau une véritable capacité opérationnelle, démontrée en 1888 par la publication d’une carte du système général des courants de l’Atlantique nord. Cependant, les premières campagnes scientifiques montrent les limites des possibilités d’un voilier de plaisance dans la poursuite de missions de recherche ; l’envoi à 3 000 mètres de profondeur et la remontée à bras d’une drague demande au moins treize heures. En 1891, peu après l’avènement d’Albert Ier de Monaco, Hirondelle est remplacée par Princesse Alice, du prénom de son épouse ; puis, comme ce navire était encore insuffisant malgré des installations scientifiques perfectionnées, par Princesse Alice II en 1897. Avec celui-ci il accomplit douze campagnes entre 1898 et 1910, dont quatre en Arctique et au Spitzberg.

Ces campagnes intéressent l’océanographie physique, la zoologie, la bactériologie, la chimie biologique et même la météorologie de la haute atmosphère avec des relevés effectués avec des cerfs-volants et des ballons. Pour diffuser ces découvertes et contribuer aux progrès de l’océanographie, Albert Ier fonde en 1906 l’Institut océanographique de Paris puis, quatre ans plus tard, le Musée océanographique de Monaco. Il entreprend la publication en 24 feuilles de la monumentale Carte générale bathymétrique des océans, dite « carte de Monaco », achevée en 1908, distinguée par l’Académie française des Sciences qui fait d’Albert Ier un membre associé étranger. Désireux de suivre les progrès de l’océanographie, il fait encore construire Hirondelle II en 1911 à La Seyne : « Avec un déplacement de 1 600 tonnes, deux machines de 2 200 cv au total et des laboratoires agrandis, Hirondelle II, écrit-il, utilisera mieux que ses prédécesseurs le temps employé aux croisières. » Il cherche surtout alors à reconnaître la faune abyssale et découvre des spécimens exceptionnels ou des espèces inconnues, tels le Bathytroctes Grimaldii ou le Parapasiphoea Grimaldii.

Tout en poursuivant ces travaux scientifiques il n’oublie pas la dimension humaine de son entreprise et porte une extrême attention à tout ce qui peut aider à la sauvegarde de la vie des marins. Sa communication à l’Académie des Sciences en 1888 sur l’alimentation des naufragés préfigure les recherches contemporaines sur les conditions de la survie en mer ; la présidence d’honneur du quatrième Congrès international de sauvetage réuni à Paris pendant l’exposition de 1889 et la médaille d’or qui lui fut décernée, rendent compte de la gratitude de la communauté maritime mondiale pour son engagement personnel dans ce domaine humanitaire encore mal pris en compte.

Albert Ier fut le premier membre associé élu par notre compagnie, le 9 juin 1922. Il mourut malheureusement trois semaines plus tard, mais son souvenir demeure présent parmi nous ainsi que l’annonce notre confrère Emile Bertin dans l’éloge prononcé devant l’Académie des Sciences : « Avec lui disparaît une des figures les plus originales et les plus sympathiques du monde scientifique. Il a eu la gloire de démontrer parmi nous que la grandeur d’un souverain ne se mesure pas à la dimension de ses Etats, mais à l’usage qu’il fait de son pouvoir pour accroître le patrimoine d’honneur de son pays et contribuer au progrès des connaissances humaines. »

C&M 2013-2014 n° 2

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